1. Définition

Kulturtechnik est un mot composé allemand, associant les notions de Kultur (en latin cultura, « cultiver », « construire ») et de Technik (du latin techné, qui rassemble les arts en tant que techniques et métiers).

Cette notion permet donc de penser les interactions entre les techniques et les phénomènes et/ou systèmes socioculturels. Elle relie ainsi l'usage d'une technique donnée aux circonstances de son utilisation et aux compétences requises pour l'utiliser. Cela permet par exemple de penser l'écriture comme une technique liée d'une part à la socialisation des individus, reposant sur le système scolaire et supposant divers moyens de communication nécessaires au fonctionnement du corps social. Les systèmes symboliques que sont l'écriture, les chiffres mais aussi l'image, que l'on peut également penser par le prisme de la sémiologie, peuvent en ce sens être pensés comme des Kulturtechniken. De façon plus globale, Horst Bredekamp et Sybille Krämer définissent les Kulturtechniken comme des « procédures opératoires pour traiter les images et les choses1 ».

Ce terme naît des transformations agricoles qui surviennent au XIX^ème^ siècle en Allemagne pour l'amélioration du rendement des sols, discipline qui se transforme au fil du temps pour articuler les exigences de l'agro-industrie avec celles des considérations environnementales. De même que le mot « culture » porte en lui une polysémie ambivalente entre la culture des sols et la culture au sens de « l'ensemble des valeurs, des références intellectuelles et artistiques communes à un groupe donné ; état de civilisation d'un groupe humain »2, la notion de Kulturtechnik est étendue par la pensée allemande au service de la philosophie des médias. La notion de technique est alors pensée à nouveaux frais, recouvrant les outils, méthodes déployées par les socéités humaines pour faire office de médiation entre elles et leur environnement. Ce mouvement d'ouverture crée mécaniquement un nouveau paradigme epistémologique à l'endroit de la définition même du média :

« What cultural techniques scholars talk about -- doors, servants, animals, law, swarms -- are not really media in the sense understood in Anglo-American media studies. The detailed research undertaken by the contributors reframes the question 'what are media studies?'. 3»

Jussi PARIKKA, « Afterword: Cultural Techniques and Media Studies », Revue Theory, Culture and society, Special Edition : Cultural techniques, n° 30, vol. 6, 147--159, 2013, p. 148

Ce réinvestissement récent de la notion engage la Kulturtechnik sur un nouveau chemin épistémologique et fait école dans l'université germanique avec la création d'un institut dédié à l'Université de Berlin en 1999, puis d'un collège international de recherches créé en 2008 à l'Université du Bauhaus de Weimar.

2. De l'allemand au français

La notion de Kulturtechnik ayant été forgée dans la théorie des média allemande, elle est donc toujours mobilisée en référence à ce système de pensée particulier. En anglais, on retrouve ainsi le concept de « cultural techniques » dans de nombreux articles, tandis qu'en français la notion de « techniques culturelles », si elle est plus rare, est mobilisée pour rendre compte du terme. Philippe Cordez propose ainsi d'assumer cette traduction littérale dans un article consacré en partie aux enjeux de l'étude anthropologique des techniques :

« D'autres ont recouru au concept de 'Kulturtechnik' ou 'technique culturelle' pour souligner que les images, l'écriture et les chiffres, constitutifs des cultures au sens intellectuel du terme, doivent être considérés comme des techniques du symbolique. » 

Philippe CORDEZ, « Histoire de l'art et anthropologie des techniques. Objets, processus, représentations », Techniques & Culture, Varia, 2019, [En ligne], consulté le 11/01/2024, URL: http://journals.openedition.org/tc/8922

On trouve également des correspondances entre la définition de la Kulturtechnique et la notion de « technologie culturelle », présente dans la pensée française depuis les années 1980, davantage ancrée dans la tradition anthropologique et ethnologique :

« Les études anthropologiques démontrent que le passage d\'un stade de chasse et de cueillette à un stade d'agriculture et d'élevage ne se fait pas sans augmenter considérablement le temps et l'énergie que l'on doit consacrer à des activités de subsistance. Tenter d\'expliquer cette évolution technique ne peut se faire sans une analyse sociologique ; c'est donc à l'aide des notions d'économie politique que s'établissent les rapports étudiés par la technologie culturelle. » 

Robert CROSSWELL, « Technologie culturelle », Encyclopaedia Universalis, [En ligne] consulté le 11/01/2024, URL https://www.universalis.fr/encyclopedie/technologie-culturelle/

La technologie culturelle reprend le même glissement opéré dans la pensée allemande entre les différentes acceptions de la notion de culture. Cette pensée peine toutefois à s'insérer dans la théorie des média contemporaine et est peu utilisée aujourd'hui. Toujours est-il que des préoccupations similaires à celles de la Kulturtechnik sont présentes dans la pensée française, notamment depuis la création de la revue Techniques et cultures en 1976, liée à un groupe de recherche du CNRS portant le même nom et encore active aujourd'hui au format numérique4.

3. Explication du concept et problématisation

La pensée de la Kulturtechnik est héritière du travail de Friedrich Kittler sur les « média technologiques/techniques » (Technischen Media), l'une de ses théories principales étant de considérer que la connaissance et l'organisation sociale dépendent des techniques culturelles que nous utilisons au quotidien.

L'émergence de cette notion participe de ce que l'on peut nommer le « tournant performatif » des sciences sociales, corollaire d'une approche critique d l'anthropologie culturelle. La notion de « tournant performatif », proposée par Fabian Muniesa5, consiste en un recentrement des études de différentes disciplines des sciences humaines vers une approche pragmatique et empirique. En effet, la Kulturtechnik se fonde sur la dimension matérielle de la pratique d'une technique donnée, pour ensuite élargir vers la façon dont elle s'ancre dans les systèmes socioculturels :

« In other words, we are dealing with a media-ontological set of tools designed to unravel cultural techniques as material actions, skills, perceptions, and representations. Histories of knowledge, science and media are understood not through semiotic reading of texts but as complex spatial and temporal knowledge systems. The epistemological is entwined with the ontological. Cultural techniques are completely material: understanding them requires that we pay attention to everything from the characteristics of the inscription surface (what kind of paper used) to the wider spatial and temporal infrastructures6. »

Jussi PARIKKA, loc. cit.

Cette approche matérialiste permet ainsi non seulement de déployer un appareil critique conséquent pour saisir un objet dans le flux de son impact socioculturel, mais en ce qui concerne plus spécifiquement la théorie des media, il s'agira aussi de comprendre la façon dont les techniques culturelles agissent au sein de la superstructure dans un système capitaliste. À ce titre, Jussi Parikka mobilise les techniques culturelles pour identifier ce qu'il nomme le « capitalisme cognitif7 » :

« Indeed, a range of the approaches in this collection can be read in relation to some discussions concerning the politics of digital culture and devices that are increasingly mediating our relation to ourselves and others via third-party corporations or security mechanisms. Cultural techniques of tracking, mapping and mining are among such examples of cultural techniques of securitized cognitive capitalism 8 ».

Jussi PARIKKA, loc. cit. :

En poursuivant la pensée de Parikka, on en arrive donc à l'idée que, appliqués au domaine des images, les outils de la Kulturtechnik permettent de comprendre comment une image se crée, avec quels a priori, mais surtout comment elle conforte dans son usage les représentations, habitudes et savoirs qui permettent de consolider le système capitaliste.

Clara Deslee, M2 Dramaturgies à l'ENS de Lyon supervisée par Occitane Lacurie, 2023-2024


  1. Horst BREDEKAMP, Sybille KRÄMER, « Culture, Technology, Cultural technologies : Moving Beyond Text », Revue Theory, Culture and society, Special Edition : Cultural techniques, novembre 2013 

  2. Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, « Culture », [En ligne] consulté le 11/01/2024, URL https://www.cnrtl.fr/definition/CULTURE 

  3. Nous traduisons : « Ce dont les chercheurs de techniques culturelles parlent -- les portes, les domestiques, les animaux, la loi, les essaims -- ne sont pas vraiment des media dans le sens compris par la théorie des media anglo-américaine. Les recherches détaillées proposées par les contributeurs [dans ce numéro de la revue Theory, Culture and Society] recadrent la question 'qu'est-ce que la théorie des média?' [^3]» 

  4. Techniques et cultures est en ligne sur Open Edition, URL : https://journals.openedition.org/tc/ 

  5. Fabian MUNIESA, The provoked economy. Economic reality and the performative turn, Londres, Ed. Routledge, 2014 

  6. Nous traduisons : « En d'autres termes, nous avons affaire à un ensemble d'outils médiatico-ontologiques conçus pour démêler les techniques culturelles en tant qu'actions matérielles, compétences, perceptions et représentations. Les Histoires de la connaissance, de la science et des media se comprennent non pas à travers la lecture sémiotique de textes, mais en tant que systèmes de pensée complexes sur les plans spatiaux et temporels. L'épistémologique s'entrelace avec l'ontologique. Les techniques culturelles sont complètement matérielles : les comprendre requiert de porter de l'intérêt à tout, des caractéristiques de la surface d'inscription (le type de papier utilisé) aux infrastructures spatiales et temporelles plus larges. » 

  7. A ce propos, Marc-André GAGNON, « Penser le capitalisme cognitif selon Thorstein Veblen ; connaissance, pouvoir & capital », Revue Interventions économiques [En ligne], 36, 2007, consulté le 19/11/2023, URL https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/569
    « Le capitalisme cognitif, où les lois de la valeur s'effondrent et où nous devons dorénavant analyser l'accumulation capitaliste non plus en termes de production de richesses mais plutôt en termes de pouvoir de prédation du capitaliste sur la collectivité. Si certains considèrent que la production est devenue un phénomène collectif, voire biopolitique, au sein de réseaux sociaux de production et de coopération qui constituent un nouveau sujet historique qu'ils nomment la multitude (Hardt & Negri 2001 ; Virno 2002), les avocats de l'hypothèse du capitalisme cognitif considèrent que dans une économie de la connaissance, le capital est moins un moyen de production qu'un moyen de prédation pour s'approprier privément une richesse produite collectivement »  

  8. Nous traduisons : « Indeed, a range of the approaches in this collection can be read in relation to some discussions concerning the politics of digital culture and devices that are increasingly mediating our relation to ourselves and others via third-party corporations or security mechanisms. Cultural techniques of tracking, mapping and mining are among such examples of cultural techniques of securitized cognitive capitalism ».