1. Définitions : de l'espace objectif au processus d'individuation

Définitions du Larousse en ligne :

1. Lieu également éloigné de tous les points du pourtour ou des extrémités de quelque chose : Le milieu d'une place. Couper le pain par le milieu. (Synonyme : moitié)

2. Position, place de quelqu'un, de quelque chose, qui est située entre deux autres : Le médius est le doigt du milieu. Le rang du milieu. (Synonyme : centre)

3. Cadre, environnement dans lequel vit quelqu'un, considéré comme conditionnant son comportement : Savoir s'adapter selon le milieu. (Synonymes : ambiance, atmosphère, climat)

4. Groupe de personnes parmi lesquelles une personne vit habituellement, son entourage, la société dont il est issu : Il est né dans un milieu très modeste. (Synonymes : cadre, cercle, entourage, sphère)

5. Groupe de personnes liées par leurs intérêts communs, leurs types d'activité identiques : Le milieu mafieux. (Synonymes : monde, société)

6. Ensemble des facteurs qui agissent de façon permanente ou durable sur un animal, une plante, une biocénose et auquel les organismes doivent être adaptés pour survivre et se perpétuer.

Larousse Éditions, « Définitions : milieu - Dictionnaire de français Larousse », [En ligne], consulté le 19/11/2023, URL https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/milieu/51429

À première vue, la notion de « milieu » n'entretient pas de relation privilégiée avec l'esthétique et l'histoire des techniques. Elle apparaît d'abord comme une notion relationnelle, décrivant la position de ce qui se situe entre deux choses (définitions 1 et 2), dans une dimension spatiale comme temporelle. Dans un autre sens, « milieu » devient synonyme d'« environnement » ou d'« ambiance » : il ne s'agit plus de ce qui est entre deux choses mais autour d'une chose (définition 3). Cette dernière définition recoupe des usages très diversifiés, aussi bien en sciences sociales (définition 4) et dans le langage argotique (définition 5), lié à l'idée d'un « milieu social » que dans les sciences de la nature (définition 6).

Le « milieu » semble se définir en rapport à une topologie (qu'elle soit mathématique, sociale, ou biologique) : il semble avoir une signification exclusivement spatiale (même dans le cas d'événements temporels, il implique une spatialisation de la durée). Cependant, une approche historique de la formation de cette notion (G. Canguilhem) révèle que la biologie du XIX^e^ siècle a fait du « milieu » l'opérateur d'une conception diachronique de l'individu : la relation du vivant à son milieu devient condition de possibilité d'un être relationnel et historique. À partir de cette conception dialectique, il est possible de penser des phénomènes d'« individuation » en rapport à un « milieu » (chez G. Simondon, l'individu technique se dote d'un milieu technique qui permet son fonctionnement, si bien que l'individu ne préexiste pas au milieu mais le constitue comme tel dans le processus d'individuation1). Le milieu, défini comme condition immanente de l'individuation, intéresse ainsi directement l'histoire et la pratique du design. Dans Sciences du design, Victor Petit propose de distinguer design de l'environnement et design du milieu. L'environnement a un caractère objectif tandis que le milieu est indissociable du sujet, et il est donc possible de distinguer un design « orienté objet » d'un design « orienté sujet » :

« le design de l'environnement est orienté objet, tandis que le design du milieu est orienté sujet ; autrement dit, pour changer d'environnement, il suffit de le modifier, tandis que pour changer de milieu, il faut se modifier soi-même (changer de normes).»

Victor, PETIT, « L'éco-design : design de l'environnement ou design du milieu ? », Sciences du Design, vol. 2, n^o^ 2, Presses Universitaires de France, 2015, p. 31-39, [En ligne], consulté le 22/11/2023, URL : https://www.cairn.info/revue-sciences-du-design-2015-2-page-31.htm

2. Le « milieu », une spécificité française ?

Dans Repenser le médium. Art contemporain et cinéma, Larisa Dryansky, Antonio Somaini et Riccardo Venturi voient dans le terme français une traduction possible du medium latin2. Toutefois, cette « traduction » représente en vérité une sorte de néologisme, sans équivalent dans la littérature latine. Canguilhem montre en effet qu'Auguste Comte utilise pour la première fois le mot « milieu » dans le sens d'une conception dialectique des rapports entre le vivant et son environnement dans ses Cours de philosophie générale en 1838. Si, comme le soutient Canguilhem, ce sens est propre à la pensée du XIX^e^ siècle, il n'y a nulle raison d'y voir la traduction de l'un des sens latins du medium.

En revanche, il est possible d'en repérer des équivalents dans la littérature étrangère au XIX^e^ et XX^e^ siècle. Le concept d'Umwelt chez Jakob von Uexküll est souvent considéré comme un équivalent germaniste du milieu3. Le philosophe et biologiste explique ainsi dans Mondes animaux, mondes humains que le monde perceptif d'un être vivant est co-constitué par le sujet et par son environnement objectif :

« de l\'exubérance du milieu physique, en tant que producteur d\'excitations dont le nombre est théoriquement illimité, l\'animal ne retient que quelques signaux [...]. Son rythme de vie ordonne le temps de cette Umwelt, comme il ordonne l\'espace. »

Georges Canguilhem, "Le vivant et son milieu", 1947, in La Connaissance de la vie, Vrin, 1992, p. 146.

L'Umwelt ne désigne pas l'environnement objectif mais la co-implication du sujet et de l'objet. Il n'est pas un troisième terme dans la relation vivant-environnement mais le fait même de la relation, en quoi il sert effectivement d'équivalent à la notion de milieu telle que Canguilhem la revendique. Pourtant, le « milieu » français implique une diversité de sens que le terme allemand semble évacuer.

3. Généalogies d'un concept : enjeux épistémologiques et esthétiques

Il n'est pas anodin qu'Uexküll ait d'abord emprunté le terme français « Milieu » pour ensuite lui substituer celui d'« Umwelt ». Wolf Feuerhahn montre que la diffusion de la notion de « milieu » de la France vers l'Allemagne au XIX^e^ siècle est liée à l'influence des traductions du philosophe Hippolyte Taine4. Or le concept de « milieu » chez Taine est fortement imprégné d'une conception mécaniste : l'influence du milieu sur le vivant est conçue sur un mode déterministe et réductionniste. Le « milieu » se confond chez lui avec l'environnement objectif extérieur à l'individu et il ne désigne plus la relation d'implication entre sujet et environnement :

« Si Uexküll a très vite renoncé à employer le terme de Milieu, c'est bien pour dénoncer la pensée de Taine et l\'idée que chaque être vivant est dépourvu de toute finalité et peut intégralement être expliqué par l\'influence du milieu. La notion d'Umwelt, loin d'être son équivalent allemand, est son opposé. »

Cette hésitation terminologique témoigne d'une divergence épistémologique profonde. Dans La connaissance de la vie, Georges Canguilhem montre que la notion de « milieu » s'articule d'abord en fonction d'une pensée déterministe. Le naturaliste Jean-Baptiste de Lamarck5 emprunte à Newton l'idée d'une influence des fluides environnants (l'eau, l'air, la lumière, alors conçue comme un phénomène ondulatoire et non corpusculaire) sur l'individu vivant. Il parle de « milieux » au pluriel, qui ne sont qu'un cas spécifique de ce qu'il appelle plus largement les « circonstances influentes » (parmi lesquelles on trouve également le climat et l'emplacement géographique). Ces « circonstances » sont considérées comme déterminantes pour la formation de l'individu, détermination qui relève d'une action mécanique, conformément à la conception newtonienne des fluides6. On retrouve le même déterminisme dans le domaine littéraire de la fin du XIX^e^ siècle : le « roman expérimental » est par exemple conçu par Émile Zola comme mise à l'épreuve de l'hypothèse de l'influence du milieu social sur le comportement individuel. Selon Canguilhem, il revient au philosophe Auguste Comte d'avoir utilisé le premier le terme « milieu » comme un « néologisme » et de l'avoir érigé en « notion universelle et abstraite », tout en déplaçant sa signification. Dans ses Cours de philosophie générale, Auguste Comte pose que « le système ambiant ne saurait modifier l\'organisme, sans que celui-ci n\'exerce à son tour sur lui une influence correspondante7 » : il esquisse ainsi une conception dialectique, et non plus déterministe, des rapports entre individu et environnement. D'un côté, le sujet est façonné par son environnement selon un processus causal objectif, de l'autre, le sujet constitue activement son milieu par son interaction avec l'environnement. D'un côté, il s'agit d'une relation actif-passif, de l'autre, d'une compénétration d'activité et de passivité dans le processus d'individuation.

Cette opposition permet de comprendre certains enjeux actuels des media studies. L'association du terme « médium » à celui de « milieu », chez Antonio Somaini8 ou Emmanuel Alloa9, révèle une tendance théorique actuelle : il s'agit de sortir d'une définition à la fois techno-centrée et déterministe de la notion de « médium », dont Friedrich Kittler a offert l'exemple le plus important. Dans Gramophone, Film, Typewriter (1986), Kittler10 montre comment trois inventions techniques de la modernité ont reconfiguré respectivement la relation de l'homme à son propre discours (psychanalyse), l'art de la guerre et le rôle social des femmes. En reprenant une distinction althussérienne, Kittler déclare vouloir mettre au jour les « infrastructures » matérielles et techniques de la « superstructure » culturelle. Dans cette théorie des médias, le sujet se trouve relégué à un simple effet de surface, agi par les médias techniques plutôt qu'il n'agit sur ou avec eux. Cette conception déterministe mène Kittler à analyser le fonctionnement des médias en fonction de processus matériels d'inscription et de diffusion de l'information : tout média technique représente un Aufschreibesystem, un « système d'inscription »11 objectif, et non un « milieu ». D'autres théoriciens, au contraire, accordent une place constituante au sujet, et permettent de penser les « médiums » non plus simplement comme des objets techniques mais comme des « milieux ». Chez Walter Benjamin, le concept de Medium se distingue ainsi de celui d'Apparat (appareil technique, soit précisément ce que Kittler nomme « média ») :

« If the term Apparat indicates in Benjamin the various technical artifacts that contribute to the organization of the field in which sensory experience takes place, then the term Medium indicates precisely such a field: the spatially extended environment, the milieu, the atmosphere, the Umwelt in which perception occurs. 10»

Antonio, SOMAINI, « Walter Benjamin's Media Theory: The Medium and The Apparat », dans Grey Room, Massachusetts, MIT Press, 2016, [en ligne], consulté le 14/12/2023, URL : https://hal-univ-paris3.archives-ouvertes.fr/hal-01470355

L'idée d'un milieu perceptif reconfiguré par la technique est décisive pour les avant-gardes du début du XXe siècle. Le constructivisme de Dziga Vertov, par exemple, est élaboré en réaction à un environnement technique de plus en plus rapide et complexe, qui déborde les capacités perceptives de l'humanité. Afin de retrouver une forme d'intelligibilité au sein de cet environnement, Vertov se propose d'inventer une nouvelle méthode d'organisation de la perception, c'est-à-dire un nouveau « milieu », le « Ciné-Œil »12.

Jules Conchy, M2 Cinéma à l’ENS de Lyon, supervisé par Occitane Lacurie, 2023-2024.


  1. Gilbert SIMONDON, Du mode d'existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2012 

  2. Larisa DRYANSKY, Antonio Somaini et Riccardo VENTURI, Repenser le médium: art contemporain et cinéma, Dijon, Les Presses du Réel, 2022 

  3. Selon plusieurs auteurs précédemment cités : Georges CANGUILHEM, « Le vivant et son milieu », op. cit. ; Larisa DRYANSKY, Antonio Somaini et Riccardo VENTURI, op. cit. ; V. Petit, « L'éco-design », op. cit. 

  4. Feuerhahn WOLF, « Du milieu à l'Umwelt : enjeux d'un changement terminologique », Revue philosophique de la France et de l'étranger, vol. 134, n^°^4, Presses Universitaires de France, 2009, p. 419-438. 

  5. Ibid., p. 422 

  6. J.-B. de Lamarck, Philosophie zoologique, ou Exposition des considérations relatives à l'histoire naturelle des animaux. Tome 1, 1809 

  7. Auguste COMTE, « Leçon XL », dans Cours de philosophie positive, 1830 

  8. Dryansky LARISA, Antonio SOMAINI et Riccardo VENTURI, op. cit. 

  9. Heider FRITZ et Emmanuel ALLOA, Chose et medium, Paris, Vrin, 2017. 

  10. Friedrich A. KITTLER, Gramophone, Film, Typewriter, Stanford, Stanford University Press, 1999 

  11. Nous traduisons : "Si le terme Apparat désigne chez Benjamin les divers artefacts techniques qui contribuent à réorganiser le champ de l'expérience perceptive, le terme Medium désigne précisément un tel champ : l'environnement spatial, le milieu, l'atmosphère, l'Umwelt dans lequel la perception a lieu. »  

  12. Luc VANCHERI, Le cinéma ou le dernier des arts, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018 ; A. Somaini, F. Albéra et I. Tcherneva, Dziga Vertov. Le ciné-œil de la révolution. Écrits sur le cinéma, Les Presses du Réel, Dijon, 2018