1. Définition
Pharmakon, en philosophie et en théorie critique, est une notion ambivalente qui désigne à la fois le remède et le poison. Les mots de la langue française tels que « pharmacie, pharmacien·ne, pharmaceutique, pharmacopée, pharmacologie... », en sont des dérivés. Cette notion est donc liée au domaine de la médecine, et aux substances curatives et toxiques à la fois, d'où son usage commun en pharmacologie et en toxicologie. Il désigne alors les objets ayant la capacité de pallier un besoin tout en créant une dépendance. Dans le champ du design, par extension, le pharmakon s'applique à l'ambivalence caractéristique des objets technologiques. Ils seraient à la fois remède et poison pour l'humanité, et contiendraient simultanément une puissance curative et destructrice.
« Cet à la fois est ce qui caractérise la pharmacologie qui tente d'appréhender par le même geste le danger et ce qui sauve. Toute technique est originairement et irréductiblement ambivalente : l'écriture alphabétique, par exemple, a pu et peut encore être aussi bien un instrument d'émancipation que d'aliénation. Si, pour prendre un autre exemple, le web peut être dit pharmacologique, c'est parce qu'il est à la fois un dispositif technologique associé permettant la participation et un système industriel dépossédant les internautes de leurs données pour les soumettre à un marketing omniprésent et individuellement tracé et ciblé par les technologies du user profiling. »
Bernard, STIEGLER, « Pharmakon, (pharmacologie)», sur Ars Industrialis, [En ligne], 2010, consulté le 11/01/2024 URL : https://arsindustrialis.org/pharmakon
Ce qu'il faut retenir, c'est donc que la notion de pharmakon permet de penser les innovations techniques de manière dialectique : les objets techniques proviennent d'un geste ambivalent dont les effets sont simultanément positifs et négatifs.
2.De la langue d'origine en français
Le terme pharmakon est un mot au neutre singulier provenant du grec ancien φάρμακον. Selon le Vocabulaire grec de Joannès Saunier (éditions de Gigord, 1985), il signifie « philtre ou charme magique », « drogue », « remède ou poison » et enfin « bouc émissaire ». Il appartient donc, originairement, à plusieurs champs, à savoir la magie, la médecine (Hippocrate) et la sphère sociale. On retrouve donc du grec ancien au français, un terme extrêmement polysémique qui s'applique à plusieurs domaines. Dans le Phèdre de Platon, on retrouve le terme de pharmakon pour désigner l'écriture :
« Socrate : Le dieu Theuth, inventeur de l'écriture, dit au roi d'Égypte : « Voici l'invention qui procurera aux Égyptiens plus de savoir et de mémoire : pour la mémoire et le savoir j'ai trouvé le remède [pharmakon] qu'il faut » - Et le roi répliqua : « Dieu très industrieux, autre est l'homme qui se montre capable d'inventer un art, autre celui qui peut discerner la part de préjudice et celle d'avantage qu'il procure à ses utilisateurs. Père des caractères de l'écriture, tu es en train, par complaisance, de leur attribuer un pouvoir contraire à celui qu'ils ont. Conduisant ceux qui les connaîtront à négliger qu'exercer leur mémoire, c'est l'oubli qu'ils introduiront dans leurs âmes : faisant confiance à l'écrit, c'est du dehors en recourant à des signes étrangers, et non du dedans, par leurs ressources propres, qu'ils se ressouviendront ; ce n'est donc pas pour la mémoire mais pour le ressouvenir que tu as trouvé un remède.»
PLATON, Luc BRISSON (trad.), Phèdre, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2008, 274e-275a
Ici, l'invention de l'écriture est qualifiée de pharmakon, pour en montrer l'ambivalence : elle relève du remède puisqu'elle permet d'inscrire les idées et d'en garder la mémoire, mais elle est également poison puisqu'elle génère une dépendance aux signes. Le sujet ne mémorise plus par lui-même, et ne pense plus en dialoguant à l'oral. Au contraire, il lit ce qui a été écrit par autrui en tentant de l'interpréter, ce qui est susceptible d'erreur en plus de l'empêcher d'être autonome dans sa pensée. Ainsi, pour pallier l'oubli, l'invention de l'écriture permet d'inscrire et vient donc combler le besoin de mémoire, tandis qu'elle génère une dépendance à l'écrit pour se souvenir, ce qui témoigne d'une perte d'autonomie du sujet. De la Grèce antique jusqu'à aujourd'hui, cette notion polysémique témoigne d'un mécanisme curatif et destructeur, qui s'applique au mode de fonctionnement des objets techniques qui comblent des besoins et génèrent des dépendances, inventent une solution problématique, et donc paradoxale.
3. Explication et problématisation de la notion
Dès lors, la notion de pharmakon est remarquable dans sa capacité à porter des tensions opposées et indécidables, à signifier la rupture avec la logique de non-contradiction. Elle est un principe d'indétermination, définissant aussi l'art de la dialectique avec la réversibilité de la question et de la réponse. Jacques Derrida en 1968, dans La pharmacie de Platon, utilise la versatilité de cette notion pour penser la duplicité de l'invention qui guérit et qui nuit, et dont le fonctionnement est une non-identité, un « milieu dans lequel s'opposent les opposés, le mouvement et le jeu qui les rapportent l'un à l'autre [...]. Le pharmakôn est le mouvement, le lieu et le jeu (la production) de la différence »1. Le pharmakôn représente alors une dynamique et une unité des contraires. Il est alors très compliqué de traduire ce terme en français, que Derrida choisit de garder en grec ancien dans La Pharmacie de Platon. Cette notion contient en effet une dynamique dialectique, qui s'applique à de nombreux champs, et qui rend possible un dialogue entre les disciplines. Elle permet de penser un fonctionnement qui contient un pôle positif et un pôle négatif, depuis l'invention de l'écriture jusqu'à l'ère du numérique. L'objet technique, en tant que pharmakon, rejette l'antinomie des valeurs pour mettre en avant son ambivalence.
Mobilisée par Bernard Stiegler et le collectif Ars Industrialis depuis 2013, la notion de pharmakon est utilisée pour penser les objets technologiques, dont le numérique. Selon Stiegler, l'artefactualité est constitutive de la vie humaine, l'artefact étant entendu comme tout système matériel, dont symbolique, résultant d'une transformation technique. Dès lors, il pense le numérique comme un pharmakon, en tant que lieu d'émancipation et d'aliénation. Comme le soulignait Platon, les inventions technologiques sont des outils qui permettent aux êtres humains de s'extérioriser dans la technique, lieu de progrès mais aussi de dépendance, et d'automatisation. Selon Stiegler, la technologie est pharmacologique en ce qu'elle contient un potentiel curatif et destructeur, et cette dualité caractériserait, selon lui, tout objet technologique. Permettant d\'explorer des potentialités jusqu'alors irréalisables, ces objets peuvent devenir pathologiques en ce qu'ils affectent le système nerveux.
C'est ce que Stiegler, dans son article sur Ars Industrialis appelle une « société addictogène2 » qui s'organise autour de « l'addiction by design3» (plateformes de streaming, jeux vidéo, réseaux sociaux...). Ces derniers affectent le système de récompense du cerveau et créent des addictions au sein des milieux artefactuels dans lesquels nous vivons, curatifs et toxiques. Ainsi, à l'ère de l'anthropocène, avec le progrès des techniques et du design, il s'agit de penser la transformation des sociétés par les pharmaka qui modifient le régime du savoir. En parlant du numérique comme porteur de problèmes et de dangers, Bernard Stiegler explique :
« Nous n'arrivons plus à élaborer des savoirs. Une technologie est un pharmakon : ce terme grec désigne ce qui est à la fois poison et remède. Le pharmakon technologique est porteur de promesses, mais il commence toujours par provoquer mille problèmes, parce qu'il commence par détruire les cadres constitués. Après cette phase de destruction apparaît ce que Rimbaud appelle "le nouveau", qui fait du pharmakon une remédiation : un autre mode de vie, une autre époque. C'est ce qui ne nous arrive plus : le processus disruptif systématiquement cultivé par les chevaliers d'industrie prend de vitesse toute socialisation. Or ce n'est pas soutenable.»
Amaelle, GUITON, « Bernard Stiegler: "L'accélération de l'innovation court-circuite tout ce qui contribue à l'élaboration de la civilisation" » Interview de Bernard Stiegler à Libération, [En ligne], 2016, consulté le 11/01/2024, URL : https://www.liberation.fr/debats/2016/07/01/bernard-stiegler-l-acceleration-de-l-innovation-court-circuite-tout-ce-qui-contribue-a-l-elaboration_1463430/
Il semble, selon lui, que les objets technologiques, du textile à l'ordinateur, engendrent le pire et le meilleur, il vise alors une transformation critique pour réfléchir sur nos pratiques et notre utilisation de ces outils technologiques. Il en appelle à une nouvelle économie politique, industrielle, scientifique et sociale et à une éducation concernant le numérique. Dès lors, l'histoire du design est jalonnée par l'invention d'objets techniques, tous pharmaka, et dont la duplicité est inquiétante. Une attention toute particulière est donc requise face à ces objets curatifs et toxiques, puisque par conséquent leur valeur réside dans leurs usages qui peut les tirer du côté du bénéfique ou du nocif Par ailleurs pour qu'il y ait amélioration et soin curatif, on pourrait penser à des prescriptions et à un suivi.
Ainsi, suite à la relecture du concept de pharmakon par Derrida au XX^ème^ siècle, de nombreux·se penseur·euse·s ont utilisé le concept de pharmakon pour penser une série de faits sociaux liés à nos objets médiatiques actuels. La rhétorique de l'addiction semble effectivement s'appliquer aux artefacts appartenant au monde virtuel qui s'est considérablement développé en un siècle. Ce concept nous paraît donc particulièrement pertinent pour comprendre nos inquiétudes actuelles concernant les nouvelles technologies et les bouleversements sociaux qu'elles entraînent. La réflexion concernant l'utilisation de ces nouveaux objets en tant que pharmaka est donc primordiale, afin de penser leur dangereuse ambivalence et les manières de préserver leur dimension bénéfique.
Eléa Chastan, M2 Dramaturgies, ENS de Lyon, supervisée par Occitane Lacurie, 2023-2024
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Jacques, DERRIDA, La pharmacie de Platon, 1968, cité par Andrea-Luz Gutierrez-Choquevilca, « Introduction. Transformer la nature, anthropologie du pharmakôn », Cahiers d\'anthropologie sociale, n° 14, 2017, p. 9. ↩
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Bernard STIEGLER, « Pharmakon, (pharmacologie)», loc. cit. ↩
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Bernard STIEGLER, « Pharmakon, (pharmacologie)», loc. cit. ↩