1. Définition
Voici la première définition que le CNRTL donne du mot lumière :
« Énergie émanant d'un corps agissant sur la rétine de manière à rendre les choses visibles. »
Lumière, CNRTL, en ligne, URL : https://www.cnrtl.fr/definition/lumière, consulté le 20/03/2025
La lumière est donc la condition sine qua none de notre rapport au réel, du moins au visible. Notre perception visuelle d’un objet, que ce soit sa couleur, sa forme, sa texture, n’est que le résultat de la réflexion de la lumière sur celui-ci.
À ce titre, la théorie de la peinture chez Aristote dans De l’âme permet de préciser la chose. La lumière n’est
« …ni du feu, ni en général d’un corps ou d’un effluve d’un corps quelconque (car elle serait un corps même dans ce dernier cas), mais la présence, dans le diaphane, du feu ou d’un élément semblable1. »
Chez Aristote, ce que nous voyons n’est rien d’autre que la couleur d’un objet, bien que celle-ci ne soit pas dissociable de la lumière. Car c’est bien « dans la lumière que l’on voit la couleur de chaque objet »2. Aristote fait de la lumière non pas un corps qui nous donne accès au visible, mais plutôt une présence au sein de chaque objet dont l’œil saisit « le feu » qui en émane.
Définition qui semble convenir au domaine du design, car c’est bien le designer qui élabore l’aspect plastique de son objet. La conception de sa couleur, sa surface et chacun de ses autres attributs plastiques se traduit entre autres par la réflexion de la lumière sur celui-ci.
2. Du latin médiéval au français
Il faut attendre les commentaires scolastiques d’Aristote du Moyen-Âge pour que l’on distingue une approche philosophique et une approche esthétique de la lumière. Distinction dont Alberti fait un point fondamental de sa théorie des Beaux-Arts dans De Pictura, commentée par Isabelle Bouvrande dans son article Phaos, lux et lumen : de la visibilité du monde à la visibilité de la peinture à la Renaissance3.
Alberti y fonde une tripartition de la « réception des luminosités » (receptio luminum) où la lumière n’est non plus un corps incident sur un objet, lux, mais la luminosité même que génère l’objet, lumen. L’un est un corrélât de l’autre : un objet nous est visible par sa luminosité, lumen et celle-ci atteste de la présence de la lumière, lux.
« Les philosophes disent qu’on ne peut rien voir qui ne soit revêtu de luminosité (lumen) et de couleur. C’est pourquoi il existe entre les couleurs et les luminosités (lumina), une très grande parenté qui permet de voir ; l’importance de cette parenté, on la comprend en constatant que, si la luminosité (lumen) meurt, les couleurs meurent aussi et que si une lumière (lux) revient, les couleurs reviennent aussi en même temps que la force des luminosités (lumina) »
Alberti, Leon Battista, La peinture, éd. cit., p.62-63
Cette conception esthétique de la lumière entraîne un basculement dans le rapport entre l’objet et la lumière. L’objet peut être considéré comme source de lumière même, lumière réfléchie certes, mais dont le peintre, le photographe, le designer entre autres, décident des modalités de réflexions.
3. Explication du concept et problématisation
Si le peintre ne travaille non pas la lumière mais plutôt la luminosité de l’objet qu’il représente, il en va de même pour le designer. Seulement, son incidence ne porte pas que sur la couleur de son objet, il choisit les matériaux, travaille la texture des surfaces.
Et puisque la luminosité d’un objet a pour corrélât direct la lumière incidente sur celui-ci, l’architecte peut penser son édifice en fonction de la versatilité de cette dernière. On repense alors aux travaux de l’architecte Bruno Taut et à sa Glashaus conçue en 1913. Les couleurs de la coupole du bâtiment, composée de vitraux, variaient en fonction des lumières qui s’y reflétaient. Un temps la l’éclairage naturel nimbait pièce d’une lueur chaude et tamisée, le soir, les lumières électrifiées donnaient un aspect merveilleux aux lieux.
Dans le champ du design, la lumière ne peut être pensée dans son acception scientifique, comme une onde électromagnétique. Elle n’est non pas un corps ayant une incidence sur un objet mais se trouve plutôt au sein de l’objet même. Et puisque le designer élabore l’objet, il est aussi maître de sa luminosité.
Cette acception de la lumière remobilise l’antinomie première sur laquelle repose la notion de design : allier fonctionnel et esthétique. La conception d’Alberti de la lumière, entendu au sens de lumen donc, confère une liberté totale du créateur sur la luminosité de son objet, et donc sur son apparence.
Le risque serait alors que le design cesse d’être une activité de création aux fins pratiques, mais devienne un design pour le design, où le créateur penserait un objet davantage selon ses potentiels attributs plastiques que pour sa fonctionnalité. Remobiliser la théorie d’Alberti entraîne inévitablement un glissement du design vers l’art, où une création n’a pas nécessairement une utilité pratique.
Le design entretient donc une double relation avec la notion de lumière. Une relation esthétique, qui vient d’être exposée. Et une relation pratique et philosophique, dans la mesure où la lumière est la condition première de notre accès au visible. En ce sens, elle est de la plus haute fonctionnalité.
Boniface FOUGERAT, pré-master « Pensée du cinéma », ENS de Lyon.