1. Définition

Dans un dictionnaire d’usage courant, tel le CNTRL, le mot « matérialisation » se constitue par « l’action de représenter sous une forme visible1». Du verbe matérialiser, sa source étymologique dérive du mot matériel2, connotant l'action de concrétiser dans l'espace physique quelque chose d’abstrait.

Le mot savoir, tel que défini par Le Robert, désigne à la fois une appréhension, une connaissance et une capacité3. Appartenant à un large champ de la philosophie, le concept se trouve au cœur de questionnements sur la manière dont il peut être constitué. Le savoir se trouve donc à être à la fois la conséquence d'un raisonnement qui aurait été inculqué, et le résultat d'une expérience sensorielle vécue.

Mis de pair, l’expression matérialisation du savoir, telle qu'employée par Éloïsa Pérez dans La salle de classe, un objet graphique ? , se définit par la transmission de connaissances grâce aux formes qui composent matériellement l’espace4. Pour l’auteure, designer graphique et typographe de formation, le terme se rapporte fondamentalement au champ du design graphique puisque la discipline a elle-même pour but de communiquer et d’organiser des idées à travers la forme5. De ce fait, le design graphique serait une forme de matérialisation du savoir, pouvant produire des sensations qui contribuent à l’apprentissage de divers concepts. L’auteure conceptualise le terme spécifiquement dans un cadre scolaire, impliquant que l’esprit peut se nourrir intellectuellement à la fois par la matière graphique trouvée dans la salle de cours et par la salle de cours en elle-même :

« La matérialité encourage l’exploration de l’environnement proche à travers le corps et les sens. Elle implique les gestes naturels de l'enfant qui palpe, tâtonne, sens, goûte, voit et entend. Ainsi, il construit sa compréhension du monde grâce à une intelligence matérielle détachée des projections adultes6».

2. Du français à l’anglais

Bien que l'expression « matérialisation du savoir » soit articulée en français par Éloïsa Pérez, sa traduction anglaise complexifie la relation que le concept entretient avec l’usager. Si les mots « materialization of knowledge » sont rarement utilisés conjointement de manière littérale, on se référera davantage à la notion de « object-based learning » tel qu'utilisé par Helen J. Chatterjee, Leonie Hannan et Linda Thomson :

“The term has multifariously been referred to as object-centered learning, object-inspired learning and object-based inquiry. All these terms refer to the role of objects in the acquisition and dissemination of subject-specific and cross-disciplinary knowledge, observational, practical and other transferable skills7”.

Ici, le mot « learning » implique une transmission de connaissance, voire un passage, que ne connote pas autant le mot « savoir » en lui-même.

La matérialisation du savoir peut également se traduire par le terme « physical knowledge », tel que formalisé par la psychologue et professeure Constance Kamii :

“The physical-knowledge approach thus, emphasizes children’s initiative, their action on objects, and their observations of the feedback from objects”.

L’emploi du mot « physique » suggère d'autant plus une expérience engagée et subjective de la part de la personne qui apprend. Comme pour la définition proposée par Éloïsa Pérez, les termes anglais soulignent l'importance que peut avoir un apprentissage tangible sur le développement intellectuel d’un sujet. La formulation des trois expressions prend alors une dimension constructiviste, c’est-à-dire qu’elle présuppose linguistiquement une approche éducationnelle active et ancrée dans une construction concrète du réel, comme le développe l’épistémologie et psychopédagogue Jean Piaget8. Toutefois, a contrario de ses traductions homologues, l'expression « matérialisation du savoir » se rapporte davantage au design par son allusion à la matérialité, soit à la forme visible que peut prendre le savoir par le matériel graphique employé en éducation.

3. Explication du concept

Comme le suggèrent ses définitions multiples, la matérialisation du savoir remet foncièrement en question la place de la forme de l'objet dans la pédagogie. Si le savoir est souvent perçu comme un concept intangible, et que les techniques de transmission des connaissances semblent se baser uniquement sur des concepts abstraits, sa matérialisation agit comme une méthode éducative qui, démocratique, permet au sujet une compréhension plus totale d'une notion par l'éveil de plusieurs de ses sens9. De ce fait, la matérialisation du savoir tend à redéfinir la manière dont le champ de l’esthétique, qui s’intéressait à ses origines au XVIIIe siècle aux connaissances de l’expérience et des sensations10, s’intègre autrement que visuellement dans le champ du design. Autrement dit, au-delà des qualités formelles d’un objet, la matérialisation du savoir pousse à questionner l’effet que la forme a sur un individu utilisant ledit objet. Par le fait même, le design graphique, spécifiquement, pourrait être compris non seulement comme un outil de communication, mais aussi comme un outil pédagogique11. En effet, le processus de transmission des connaissances est toujours accompagné d'objets et de supports graphiques que l'on sent, que l'on ressent et que l'on touche12, qu'il s'agisse de cahiers à rayures, de cartons plastifiés sur lesquels sont imprimés des dessins, ou de tablettes électroniques par exemple. Ainsi, si la matérialisation du savoir a une composante fondamentalement subjective basée sur l'expérience, cette méthode d'enseignement qui s’appuie sur le design graphique permet un possible renversement des méthodes scientifiques dites objectives et une rupture du mythe kantien séparant le corps et l'esprit.

En ce sens, Françoise Waquet, qui s'intéresse en tant qu’historienne à l'apport des outils sur le travail des savants et chercheurs d'hier à aujourd'hui, propose qu'il y ait une corrélation entre façons de penser et manières de travailler. Selon elle, dès lors qu'il y aurait processus de traitement d'informations à partir d’un objet, il y aurait une acquisition de savoir13. L'homme serait alors « un animal qui pense avec ses doigts14 ».

4. Problématisation du concept

Le processus par lequel un savoir peut être matérialisé implique que le design, bien que la discipline n’ait pas initialement été conçue dans un cadre scientifique, puisse être pensée comme une science. À cet effet, le chercheur en design et philosophe Stéphane Vial, réfléchissant au vocabulaire à employer pour faire sens de la recherche faite en design, introduit le terme « sciences du design » dans un article intitulé « Qu’est-ce que la recherche en design ? Introduction aux sciences du design »15. Le concept lui permet de s’assurer langagièrement que le design est un acte duquel la science peut émerger (science of design), à l’opposé d’une expression comme « science design » qui supposerait plutôt que la science fait émerger le design, tout en signifiant la pluridisciplinarité des pratiques par l’utilisation du pluriel16. En son sens, les sciences du design ne désigneraient donc pas les théories des connaissances, mais plutôt les approches de la connaissance pratique, comme le soutient également Nigel Cross, un chercheur et éducateur en design, dans l’article “Designerly ways of knowing : design discipline versus design science”17. De ce fait, Stéphane Vial constitue les sciences du design comme « [ayant] pour objet l’acte de design, c’est-à-dire l’acte du projet en régime de conception et en régime de réception18 ». Propre aux sciences du design, la matérialisation du savoir, agissant comme une méthode d'enseignement qui rend palpables les concepts abstraits, s’intégrerait alors à la fois dans la relation entre le designer et l'objet, dans son processus de création, et entre l’objet et l’usager, par sa forme finale.

Pour le designer, la matérialisation du savoir passe par un processus de recherche-création sous la forme de la modélisation. Stéphane Vial évoque bien cette spécificité en traitant de la poïétique du design, une théorie du « projet en train de se faire » qui problématise le « geste de penser » et le « geste de faire19 ». Pour résumer son argumentaire, c'est par la pensée, mais irrévocablement aussi par le geste, que le projet de design se crée. La connaissance en design est donc pratique, intimement liée au sensible et à l'invention : « Si nous sommes designers, c’est dans la forme que nous pensons20 ».

Pour l'usager, l'objet qui sert à la transmission de connaissances est forcément une source de savoir grâce à ses caractéristiques formelles. Son simple format, sa couleur, son iconographie et ses signes renferment un sens21. Ces connaissances sensorielles, telles qu’elles l’ont été étudiées dans le champ de la pédagogie particulièrement, permettent alors une meilleure conceptualisation des concepts abstraits du monde qui nous entoure.

Figure 1. Modèle de matérialisation du savoir, Laurence Williams.

Amandine BOULINEAU PILLET et Laurence WILLIAMS, Master 1, « Esthétique », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024.


  1. CNTRL, Matérialisation [en ligne], disponible sur https://www.cnrtl.fr/etymologie/matérialisation, consulté le 12 novembre 2023. 

  2. CNTRL, Matérialiser [en ligne], disponible sur https://www.cnrtl.fr/etymologie/matérialiser, consulté le 12 novembre 2023. 

  3. Le Robert, Savoir [en ligne], disponible sur https://dictionnaire.lerobert.com/definition/savoir, consulté le 12 novembre 2023. 

  4. PÉREZ, Éloïsa, La salle de classe, un objet graphique ? , Paris, Éditions deux-cent-cinq, collection « Milieux », 2021, p. 19. 

  5. Ibidem, p. 19. 

  6. Ibid, p. 21. 

  7. Traduction par nos soins : « le terme témoigne rôle des objets dans l'acquisition d'un système de connaissance multidisciplinaire centralisé sur l’humain ».
    CHATTERJEE, Helen H., HANNAN Leonie, THOMSON Linda, “An Introduction to Object-Based Learning and Multisensory Engagement”, dans Engaging the Senses: Object-Based Learning in Higher Education, Londres, Routledge, 2015, p. 1 [en ligne], disponible sur https://books.google.fr/books?id=E7K1CwAAQBAJ&pg=PA2&hl=fr&source=gbs\_selected\_pages&cad=1\#v=onepage&q&f=false, consulté le 14 novembre 2023. 

  8. Encyclopédie Larousse, Jean Piaget [en ligne], disponible sur https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Jean_Piaget/138053, consulté le 9 janvier 2024. 

  9. PÉREZ, Éloïsa, La salle de classe, un objet graphique ? , op. cit., p. 23. 

  10. TALON-HUGON Carole, « Introduction », dans TALON-HUGON, Carole (éd.), L’esthétique, Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, collection « Que sais-je ? », 2008, p. 8 [en ligne], disponible sur https://www.cairn.info/l-esthetique--9782130564515-page-3.htm, consulté le 9 janvier 2024. 

  11. PÉREZ, Éloïsa, La salle de classe, un objet graphique ? , op. cit., p. 24. 

  12. Ibidem, p. 66. 

  13. ZERILLI, Sébastien, « Françoise Waquet, L’Ordre matériel du savoir. Comment les savants travaillent, xvie-xxie siècles (CNRS Éditions, 2015) », dans Sociologie, Comptes rendus, 2017 [en ligne], disponible sur https://journals.openedition.org/sociologie/3065, consulté le 18 novembre 2023. 

  14. WAQUET, Françoise, « Introduction », dans L’ordre matériel du savoir, Paris CNRS Éditions, collection « CNRS philosophie », 2015, p. 2 [en ligne], disponible sur https://www.google.fr/books/edition/L_Ordre_matériel_du_savoir_Comment_les/gBZ4CAAAQBAJ?hl=fr&gbpv=1&pg=PT4&printsec=frontcover, consulté le 14 novembre 2023. 

  15. VIAL, Stéphane, « Qu’est-ce que la recherche en design ? Introduction aux sciences du design », dans Sciences du Design 01, 2015, p. 35 [en ligne], disponible sur https://svial.uqam.ca/wp-content/uploads/2021/02/2015_vial-sdd-a.pdf, consulté le 9 janvier 2024. 

  16. Ibidem, p. 35. 

  17. Ibid., p. 26. 

  18. Id., p. 35. 

  19. VIAL, Stéphane, Design et création : esquisse d’une philosophie de la modélisation, 2013, p. 4 [en ligne], disponible sur https://hal.science/hal-01169095/document, consulté le 20 novembre 2023. 

  20. Ibidem, p. 5. 

  21. PÉREZ, Éloïsa, La salle de classe, un objet graphique ? , op. cit., p. 13.