1. Définition

Un usager, serait une « personne qui utilise un service (fréquemment un service public), quelque chose ou un lieu1 ». Cet usager aurait des identités diverses et multiples. En effet, selon les considérations qu’on lui porte, l’usager peut être un utilisateur, un client, un individu, un bénéficiaire, un acteur, un sujet, un administré, un patient, un consommateur… Par la manière que nous avons de nommer l’usager, celui-ci occuperait un rôle différent. Ce terme, qui peut sembler passe-partout et qui est au cœur de divers domaines spécifiques, doit donc être développé.

Au regard du domaine du design, Michela Deni et Marie-Julie Catoir-Brisson, respectivement directrice et membre de PROJEKT, équipe de recherche en design et innovation sociale de l’Université de Nîmes, affirment que le terme « usager » est inconfortable. Alors qu’il est encore « utilisé par convention2 », il fait l’objet de vives critiques au sein de la communauté. Si on peut s’entendre sur une définition première de l’usager comme d’un utilisateur, soit quelqu’un faisant usage d’un produit ou d’un lieu de manière répétée, celle-ci doit être remise en question.

Dans cette veine, Claire Azéma, Christian Malaurie et Pierre Bourdareau, tous les trois maîtres de conférences ou enseignants en design à l’Université de Bordeaux, et s’intéressant aux dimensions pratiques, anthropologiques et interdisciplinaires de cette discipline, font l’hypothèse que « l’usager n’existe pas, car il n’existe que des possibilités d’usage3 ». Ces trois chercheurs nous invitent à considérer la singularité de l’agir de chaque usager. Plutôt que de se focaliser sur l’utilisateur, dont on caricature les traits, ils nous proposent de considérer, et ce en premier lieu, sa pratique. Par cet effort, nous pourrions alors ressaisir pleinement l’individu.

Après avoir considéré l’implication de l’individu dans ce milieu, soit la valeur de l’agir de l’usager, nous pouvons faire un pas supplémentaire : « L'usager n'est plus un simple consommateur passif de produits et services qui lui sont offerts, même s'il garde bien évidemment sa qualité d'agent économique ; il devient un acteur4 ». Cette définition de Josiane Jouët, professeure émérite en sciences de l’information et de la communication à l’université Panthéon-Assas, vient en rupture avec une conception plus traditionnelle qui assimilerait l’usager à l’acheteur. Elle souligne ici le fait que l’usager soit un individu pleinement ancré dans le réel, qui prend part, de façon active à ce système. Par cet effort, Josiane Jouët semble affirmer que l’usager n’est pas une simple donnée.

Qui est donc l’usager ? D’une pure convention, il tend à être défini de plus en plus en lien avec ses actions, au point d’être considéré comme un acteur à part entière, et non un simple récepteur. Il est toujours question de savoir « qui est l’usager », mais cette interrogation se précise. Nous sommes donc amenés à nous demander : comment se déploient les actions de l’usager vis-à-vis d’un objet et comment celles-ci reflètent le potentiel de ce dernier. Si l’usager est un acteur à part entière de ce système, de quelle manière le designer doit-il l’intégrer, le comprendre ?

2. Du français à l’anglais

Le terme « usager » pourrait se traduire en anglais par le terme « user ». Les deux notions sont génériques et polysémiques. Passer du français à l’anglais, ou inversement nous demande donc d'être prudent. En effet, le terme « user », engloberait la notion d’usager et celle d’utilisateur. Comme le fait Geoffroy Patriarche, professeur en information et communication à l'UCLouvain, il s’agit de préciser, selon notre cas d’étude, la traduction choisie : « Quant aux termes anglais user et use, j’ai choisi de les traduire par usager et usage (et non utilisateur et utilisation) lorsqu’il s’agit d’une traduction consacrée [...] ou lorsque les travaux concernés restituent toute l’épaisseur sociale, culturelle, politique ou idéologique du rapport aux médias/TIC, au-delà de la simple utilisation5 ».

De manière générale, ce terme est au centre de diverses théories du design. Chaque auteur, anglophone ou francophone, élabore donc une définition singulière de celui-ci. Le traduire nous demande donc de porter attention aux spécificités ajoutées. Dans son article intitulé “Getting to know the user”, Victor Margolin affirme : “I have already proposed that users are social actors who do not come to the product in a vacuum but instead consider it in relation to their own plans and activities6”. Dans ce cas, le terme « users », semble se traduire comme usager, ou plus particulièrement comme usager-personne.

En français comme en anglais, le terme « usager » se compose. À des fins de précision, des mots composés comme « usager-patient », « usager-citoyen » ou « usager-personne », apparaissent. Il est intéressant de voir qu’en anglais ce même schéma se produit. Or, si en français ces expressions ciblent l’usager en tant que personne, en anglais, elles caractérisent sa relation aux choses et aux objets. On parle par exemple de « user-friendly product », afin de qualifier un produit qui est facile d'utilisation.

3. Explication et problématisation du concept

Le domaine du design ne peut faire abstraction de l’usager. En tant que pratique de projet visant à améliorer l’habitabilité du monde, le design impliquerait nécessairement la considération d’un usager. Or, nous pouvons constater que selon les époques et les projets, cette prise en compte n’est pas stable. Nous pouvons donc nous demander en quoi la place grandissante de l’usager au sein même des projets de design vient redéfinir la pratique et la théorisation de ce domaine. Nous pourrions dès lors dessiner une évolution, une histoire du design selon cette préoccupation.

Si l’usager est considéré comme un récepteur, un être quasi-inanimé, nous pouvons voir que cette position évolue. En effet, en tant que simple récepteur, l’usager se caractérise uniquement au regard de la chose, du produit qu’il reçoit. Sa dimension affective, sensible et subjective semble avoir été évacuée au profit de données quantifiables. De simple récepteur, nous constatons alors que l’usager tend à être considéré en tant que personne. Il est enfin considéré dans toute sa dimension humaine et trouve place dans la pratique du design. Cette relation frontale et hiérarchique tend donc à se métamorphoser. En effet, de nombreuses pratiques et théories du design visent à inclure l’usager dans la conception même de projets.

Nous pouvons penser ici à l’approche du design inclusif. Le designer doit alors chercher à élargir son point de vue le plus possible, et à se sensibiliser à d’autres réalités. Cette démarche se veut alors empathique. En portant attention à des critères comme l’accessibilité, la conception de projets se fait aux côtés de l’usager. De ce fait, Christina Mallon, travaillant auprès de diverses entités comme Microsoft ou IKEA sur la question de l’inclusivité, affirme qu’elle n’est « pas handicapée à cause de la maladie du motoneurone, mais à cause du design de plein d’objets7 ». Après son accident, elle se retrouve alors à « pirater » tous les objets présents dans son quotidien afin de pouvoir les utiliser avec les pieds et non avec les mains. Le designer devrait donc être à même de concevoir des objets pour des individus aussi singuliers que Christina Mallon, pour qui une forme standard se présente comme un obstacle.

L’usager n’est donc pas une simple donnée, mais devient un participant, un acteur à part entière. L’apparition de ces nouvelles formes de design impliquant l’usager, appelle donc à de nouvelles méthodes de projet. De nouveaux procédés, tels que la recherche utilisateur, permettent de se rapprocher de plus en plus de l’usager, de sa personne, de sa réalité. Dans le champ des technologies numériques, on parle alors de design centré sur l’utilisateur, de design d’interaction ou de UX design. Selon Guillaume Gronier, psychologue-ergonome et chercheur au Luxembourg Institute of Science and Technology (LIST), l’UX Design consisterait à « imaginer, concevoir ou évaluer un produit ou un service, afin de le rendre utile, utilisable, stimulant et émotionnellement attrayant8 ». L’usager est inclus de manière continue dans la conception de projets. La pertinence du projet semble évaluée au regard de l’impact que celui-ci a sur l’individu même.

De fait, la nature de la relation entre le designer et l’usager se transforme. Dans le cadre du design social, le designer pourrait alors se placer aux côtés de l’usager de manière empathique, afin de profiter de son expertise, ou de favoriser son empowerment créatif. Un pas supplémentaire semble être fait au regard de l’UX design qui applique encore une méthodologie stricte et précise organisée autour de la satisfaction de l’usager. Le design social porterait l’ambition de « contribuer au changement sociétal9 » comme l’affirme Kees Dorst, professeur d'innovation transdisciplinaire à la TD School de l'Université de technologie de Sydney et s'intéressant à l’articulation d’une compréhension philosophique de la logique du design à une pratique concrète, dans “Design beyond design. Le designer se place donc face à des enjeux majeurs comme le vieillissement de la population, ou l’accroissement des inégalités et aurait la charge d’apporter des solutions. Par cette manière de saisir l’usager, le design semble être social par nature. Cette pratique est tournée vers « l’amélioration de la vie d’autrui et de la collectivité10 » qui « participe inévitablement à définir les contours du vivre-ensemble11 ». En effet, dans le Manifeste pour le renouveau social et critique du design, Philippe Gauthier, Sébastien Proulx et Stéphane Vial, tous les trois engagés dans une démarche éthique et pratique en tant que designer, nous amènent à questionner l’idée que l’usager n’existe pas comme entité individuelle et isolée. Au contraire, l’enjeu du design social serait de réinsérer l’usager dans son environnement. Afin de saisir l’usager, sa réalité et ses pairs, la mise en place de projet se réorganise. Le design social s’ancre sur l’expérience de l’usager et se définit alors par son processus et les fonctions auxquelles il répond. L’usager, individu parmi les individus a donc une place déterminante, il serait le motif et le moteur du processus de création. C’est à cet égard que nous pouvons nous demander si l’usager ne tendrait pas à devenir le praticien même du design ? Assistons-nous à un renversement du système ? À la manière de Christina Mallon, qui pointe les limites des objets qui lui sont imposés et qui les transforme afin de les rendre adaptés à ses capacités, l’usager n’est-il pas à même de mener ce processus de création ?

En effet, le modèle opposant producteur et récepteur, ou concepteur et usager tend à disparaître. Ingi Brown, ingénieur de formation et s’intéressant aux relations entre ingénierie et arts appliqués, souligne cette évolution en développant la notion d’utilisateur « bidouilleur ». Il affirme que « l’usager aujourd’hui devient le principal, voire l’unique concepteur des objets qu’il désire12 ». L’usager vient remplacer le designer, il se substitue à lui par le fait qu’il serait le mieux placé pour comprendre sa propre réalité. Il trouve donc des solutions a ses propres problèmes par le « bidouillage ». Il serait compliqué de définir précisément cette méthode, cependant « bidouiller » semble être la traduction du terme anglais « hacking ». C’est en tout cas ce que soutient Michel Lallement, professeur titulaire de la chaire d’analyse sociologique du travail, de l’emploi et des organisations du CNAM, dans L’âge du faire : Hacking, travail, anarchie. Il rappelle la polysémie de ce terme et affirme que « en français, “bidouilleur”, “bidouille”, “bidouillage” et “bidouiller” seraient peut-être les moins mauvaises façons de rendre hackers, hacking, hack et to hack13 ». Katherine Wilson, dans Tinkering. Australian reinvent DIY culture, nous rappelle que le « bidouillage » à tant avoir avec « les habiletés manuelles quotidiennes, communes et la réparation14 » que « les activités clandestines en marge des normes15 ». Ce qui résonne avec la manière dont Christina Mallon parle du « piratage » comme processus de transformation des objets qui ne lui sont pas adaptés. Dès lors, nous pouvons nous interroger sur la capacité qu’à chaque usager de prendre en charge ce projet. Sans négliger l’inventivité que possède l’usager, ce dernier peut-il pour autant se substituer au designer ?

Sans chercher à répondre à cette question de taille, Bernard Stiegler dans Du design comme structure sociale, nous apporte un dernier élément de réflexion. Il affirme que « le destinataire de l’objet industriel de demain est un praticien, et non un usager16 ». De fait, nous pourrions conclure que l’usager doit nécessairement être compris comme un potentiel-créateur et non un simple utilisateur. En conséquence, doit-on conserver le terme « usager », qui tend à réduire le potentiel de l’individu, ou doit-on réfléchir à une nouvelle notion afin de cerner plus justement ce nouveau praticien ?

Cette brève réflexion sur l’usager, nous a permis de souligner la dimension éthique de la pratique du design. Le designer aurait donc pour tâche d’être plus responsable, empathique et à même de saisir l’usager dans toute sa grandeur et sa diversité. Le designer devrait rendre le monde plus habitable, et cela pas seulement pour une partie de la population, mais bien pour chaque individu qui la compose.

Figure 1. De l’usager-récepteur à l’usager-personne, Amandine Boulineau Pillet

Amandine BOULINEAU PILLET et Laurence WILLIAMS, Master 1, « Esthétique », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024.


  1. CNRTL, Usager [en ligne], disponible sur https://www.cnrtl.fr/definition/usager, consulté le 21 novembre 2023. 

  2. DENI, Michela, CATOIR-BRISSON, Marie-Julie, « Introduction. La place de l’usager en design », dans DENI, Michela (dir.), La place de l’usager en design, Semiotic eye in média, Numéro 20, Octobre 2019 [en ligne], disponible sur https://www.ocula.it/files/OCULA-20.pdf, consulté le 23 novembre 2023. 

  3. AZEMA Claire, MALAURIE Christian, BOURDAREAU Pierre, « Bâtir et penser l’habitabilité d’un commun », dans DENI, Michela (dir.), La place de l’usager en design, Semiotic eye in média, Numéro 20, Octobre 2019 [en ligne], disponible sur https://www.ocula.it/files/OCULA-20.pdf, consulté le 23 novembre 2023. 

  4. JOUËT, Josiane, « Retour critique sur la sociologie des usages », Réseaux, Communiquer à l'ère des réseaux, volume 18, n°100, 2000 [en ligne], disponible sur https://www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_2000_num_18_100_2235#reso_0751-7971_2000_num_18_100_T1_0516_0000, consulté le 23 novembre 2023. 

  5. PATRIARCHE, Geoffroy, « Publics et usagers, convergences et articulations », Réseaux, vol. 147, no. 1, 2008, pp. 179-216 [en ligne], disponible sur https://www.cairn.info/revue-reseaux1-2008-1-page-179.htm, consulté le 20 novembre 2023. 

  6. MARGOLIN, Victor, “Getting to know the user”, Design studies, vol. 18, no. 3, 1997 [en ligne], disponible sur https://www.b3b6b.it/disia0708/materiale\_didattico\_files/4Victor%20Margolin.pdf, consulté le 20 novembre 2023.

    Traduction par nos soins : « J'ai déjà proposé que les usagers soient envisagés comme des acteurs sociaux qui ne découvrent pas le produit dans le vide, mais qui le considèrent en relation avec leurs propres projets et activités ». 

  7. SUNER, Rebeca, Handicap : Christina Mallon et le design inclusif, interview pour Brut, 11 février 2020 [en ligne], disponible sur https://www.brut.media/fr/health/pourquoi-le-design-inclusif-devrait-etre-la-norme-0d660f28-248c-4a42-ba9e-6730441690b3, consulté le 13 janvier 2024. 

  8. GRONIER, Guillaume et LALLEMAND, Carine, Méthodes de design UX : 30 méthodes fondamentales pour concevoir des expériences optimales, Eyrolles, 2018. 

  9. DORST, Kees, “Design beyond design”, She Ji : the Journal of Design, Economics and Innovation, vol. 5, no 2, 2019, p. 119 [en ligne], disponible sur https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2405872618300790?ref=pdf_download&fr=RR-9&rr=8458cbdb8b55d56c, consulté le 13 janvier 2024. 

  10. GAUTHIER, Philippe, PROULX, Sébastien, VIAL, Stéphane, « Manifeste pour le renouveau social et critique du design » , dans Le Design, Que sais-je ? , 2015, p. 84 [en ligne], disponible sur https://www.cairn.info/le-design--9782130620433-page-120.htm, consulté le 12 janvier 2024. 

  11. Ibidem, p. 84. 

  12. BROWN, Ingi, « L'usager, cet autre concepteur », 2011, [en ligne], disponible sur : http://strabic.fr/Lusager-cet-autre-concepteur, consulté le 24 novembre 2023. 

  13. LALLEMENT, Michel, L’âge du faire. Hacking, travail, anarchie, Paris, Le Seuil, 2015, p. 78. 

  14. WILSON, Katherine, Tinkering : Australian reinvent DIY culture, Melbourne, University Publishing, 2017. 

  15. Ibidem, p. 84. 

  16. STIEGLER Bernard, « Du design comme structure sociale », dans FLAMAND, Brigitte (dir.), Le design : essai sur des théories et des pratiques, Paris, Edition du Regard, 2006.