1. Définition

La notion d'objet d'intermédiaire n'est pas présente dans les dictionnaires d'usage courant. Nous proposons donc une définition à partir des usages présents dans les travaux de recherche qui l'emploient en se concentrant notamment sur les trois occurrences qui suivent :

« Les objets intermédiaires sont des résultats intermédiaires. Ils résultent d'une construction marquée par des négociations entre acteurs et avec la matière. En eux se cristallisent des choix et des compromis risquant, avec la matière mobilisée et formatée, d'être durcis et d'irréversibiliser le déroulement de l'action. »

Dominique VINCK, « Les objets intermédiaires dans les réseaux de coopération scientifique : contribution à la prise en compte des objets dans les dynamiques sociales », Revue Française de Sociologie, 40(2), 1999, p. 408.

À la fin des années 90, la recherche française en sociologie et ethnographie de la conception a exploré le rôle des artefacts durant l'activité de conception : plans de conception, maquettes, croquis, modélisations 3D, etc., autant d'objets permettant à la fois de modéliser les étapes d'un projet de conception tout en étant participant à la collaboration des membres d'une équipe.

« Formalisant l'état du processus à un instant t, l'objet [intermédiaire] le fige provisoirement en l'exprimant, de telle sorte qu'il puisse servir de base de travail durant l'étape suivante. »

Alain JEANTET, « Les objets intermédiaires dans la conception. Éléments pour une sociologie des processus de conception », Sociologie du travail, 40(3), 1998, p. 306

L'objet intermédiaire renvoie ainsi d'une part, aux projections et aux anticipations désirées du futur objet et, d'autre part, au déroulement déjà accompli du processus de conception. Son rôle de représentation soutient alors un rôle de médiation en permettant aux acteurs de se coordonner.

« Les objets intermédiaires, aussi techniques que puissent l'être des dessins ou des modélisations, ont donc un rôle de communication très important au sein du processus de conception. Non seulement comme support d'information mais aussi, et surtout, comme instrument de coordination entre les acteurs. »

Stéphane MER, Serge TICHKIEWITCH, et Alain JEANTET, « Les Objets Intermédiaires de La Conception : Modélisation et Communication », dans Jean CAELLEN et Khaldoun ZREIK (dir.), Le communicationnel pour concevoir (p. 21-41), Paris, Europia-Productions, 1995, p. 24.

Un objet intermédiaire est donc une modélisation provisoire d'un objet en cours de conception dont les propriétés matérielles influencent les modes de coordination participant à l'activité de conception.

2. Du français à l'anglais

La notion d'objet intermédiaire se trouve peu traduite en anglais. Lorsque cette notion est toutefois traduite, bien souvent par les chercheurs français en ethnographie et de la sociologie de la conception à l'origine de sa théorisation, l'objet intermédiaire est traduit par intermediary object et vient donner un outil d'analyse et de compréhension des pratiques effectives des ingénieurs à une échelle très localisée.

« The above review underlines the quantity and importance of these intermediary objects in the engineering design process. They reflect contrasted situations and processes. They help to reveal socio-cognitive dynamics, real networks inside the industrial engineering organisation and the effective practices of engineers. To understand what is going on with these intermediary objects and their importance for the actors involved, it is useful to look at the relevant processes in detail1. »

Dominique VINCK, "Taking Intermediary Objects and Equipping Work into Account in the Study of Engineering Practices", Engineering Studies, 3(1), 2011, p. 31.

Les objets intermédiaires ont ainsi permis de qualifier différents objets présents dans les organisations industrielles de la conception.

« Mer (1994) described design processes in three mechanical construction firms, pointing out that there were many, widely differing intermediary objects : a great deal of textual documents (Commercial Directions, Technical Directions, Pricing Plan Document with Deadlines, Estimated Cost Price Document, Notice on Product Creation, Detailed Range, Operational Plans, Summary Document, Card on Technical Faults, Evolving List of Specifications, etc.), technical drawing (Design Plan, Manufacturing Plan, Synopsis, etc.) and physical objects (Prototypes and Matrixes2). »

Dominique VINCK, Alain JEANTET et Paul LAUREILLARD, "Objects and Other Intermediaries in the Sociotechnical Process of Product Design: An Exploratory Approach", dans Jacques PERRIN et Dominique VINCK (dir.) The Role of Design in the Shaping of Technology (vol.5, 297-320), Directorate General Science R&D, 1996, p. 3.

L'attention portée à ces différents objets a ainsi construit un cadre conceptuel permettant d'analyser des activités de coopération entre les acteurs d'une organisation de la conception.

« The concept of intermediary objects can provide a tool that allows the production of a conceptual frame that formalizes and represents this shared knowledge through objects and various representations. A particular advantage of the intermediary objects we observed during our fieldwork was their capacity to crystallising conventions and rules, leading the participants to outline a shared frame for co-operating3. »

Jean-François BOUJUT et Eric BLANCO, "Intermediary Objects as a Means to Foster Co-Operation in Engineering Design", Computer Supported Cooperative Work, 12(2), 2003, p. 216.

L'objet intermédiaire permet de comprendre ainsi de comprendre les mécanismes de partage du savoir au sein d'une organisation de la conception et plus particulièrement l'influence des objets sur les processus socio-cognitifs à l'œuvre.

« These actors' use of intermediary objects reveals the temporal structure of the socio-cognitive process: understanding of the problem, exploration of possible solutions and their evaluation, sharing of knowledge, design of a protocol, settling of agreements regarding this protocol, collection of data, definition of a standard, etc4. »

Dominique VINCK, "Accessing material culture by following intermediary objects", in Naidoo Lashini (dir.), An ethnography of global landscapes and corridors (p. 89-108) ; rééd. IntechOpen, 2012, p. 100-101.

3. Explication du concept

Trois éléments de théorisation se rapportent à la notion d'objet intermédiaire : la représentation, la traduction et la médiation.

L'objet intermédiaire est la représentation d'un objet en train de naître. Cette représentation est double : d'abord l'objet intermédiaire représente les intentions initiales (ainsi que les habitudes de travail et la vision du projet) de son ou ses auteurs. Puis, il représente le futur produit et le processus en cours pour y arriver. Il rend ainsi présent ce qui est à venir et autour duquel les acteurs s'accordent par un effet structurant et d'alignement.

L'objet intermédiaire met donc en mouvement la pensée en étant le support des attentes et des projections et en devenant le moyen par lequel les concepteurs poursuivent le projet sous la forme de traductions. Chaque traduction d'un objet intermédiaire apporte de nouvelles orientations, impactant ainsi les intentions initiales. La conception se rapporte ainsi à l'enrichissement progressif d'un objet intermédiaire initial (bien souvent un document de cadrage initial du projet nommé brief) par les apports spécifiques des différents concepteurs.

L'objet intermédiaire possède ainsi un rôle de médiateur en tant qu'il permet d'opérer des transformations successives, comme autant de versions, d'un objet en conception qui pluralise les orientations données à un projet tout en permettant aux concepteurs de s'accorder sur ces orientations.

L'objet intermédiaire agit donc comme un opérateur du changement de l'activité de conception en cherchant à faire coopérer des acteurs entre eux. Ces derniers passent ainsi d'une situation où chacun inscrit une orientation particulière dans l'objet et tente de modifier celle des autres à une situation où chacun accepte d'agir selon un référentiel commun donnant ainsi lieu à la version dite finale de l'objet.

4. Problématisation

Le problème principal lié à la traduction de la notion d'objet intermédiaire réside moins dans la traduction même que dans son emploi. Très peu de ressources anglophones utilisent cette notion, préférant celle d'objet frontière (boundary object5). Or, ces deux notions, bien que proches, renvoient à des courants de pensée bien distincts et permettent d'analyser des choses elles aussi différentes : l'objet intermédiaire, développé à la suite de la théorie de l'acteur-réseau, au sein notamment de la microsociologie, est à la fois le témoin et le moteur du travail de traduction d'un acteur spécifique qui cherche à fédérer des acteurs autour de son objet. Les objets intermédiaires témoignent ainsi des mécanismes de légitimation au sein du processus de conception. L'objet-frontière, provenant du courant de sociologie américaine de l'interactionnisme symbolique, n'entend pas provoquer le consensus mais vise davantage à stabiliser, à un niveau organisationnel, des pratiques.

Le peu de présence de intermediary object masque ainsi les spécificités de cette notion, notamment autour de la notion de médiation. Si les recherches autour de l'objet frontière pointent également la présence de la médiation, c'est davantage pour décrire les relations entre les acteurs. Or, dans l'objet intermédiaire, la médiation vient qualifier directement l'activité de conception en la décrivant comme une situation de transformation permanente d'un objet en devenir. Par ailleurs, le lien opéré entre intermédiaire et médiation est lui-même complexe puisqu'une lecture latourienne renverrait dos-à-dos ces deux notions6. Une question résiste donc quant à savoir si l'emploi du mot intermédiaire plutôt que médiateur n'expliquerait pas également le peu de présence de intermediary object dans les références anglophones.

Dorian REUNKRILERK, PhD, Codesign Lab & Media Studies / Telecom Paris / Exalt Design Lab (Strate Research) / IP Paris.


  1. « L'examen ci-dessus souligne la quantité et l'importance de ces objets intermédiaires dans le processus de conception technique. Ils reflètent des situations et des processus contrastés. Ils aident à révéler les dynamiques socio-cognitives, les réseaux réels au sein de l'organisation du génie industriel et les pratiques efficaces des ingénieurs. Pour comprendre ce qui se passe avec ces objets intermédiaires et leur importance pour les acteurs impliqués, il est utile d'examiner en détail les processus pertinents. » Traduit par nos soins. 

  2. « Mer (1994) a décrit les processus de conception dans trois entreprises de construction mécanique, soulignant qu'il y avait de nombreux objets intermédiaires très différents : un grand nombre de documents textuels (Directions commerciales, Instructions techniques, Document de plan tarifaire avec délais, Document de prix de revient estimé, Avis sur la création de produits, Gamme détaillée, Plans opérationnels, Document de synthèse, Carte sur les défauts techniques, Liste évolutive des spécifications, etc.), dessin technique (plan de conception, plan de fabrication, synopsis, etc.) et objets physiques (prototypes et matrices) ». 

  3. Ce qui donne : « Le concept d'objets intermédiaires peut fournir un outil qui permet la production d'un cadre conceptuel qui formalise et représente cette connaissance partagée à travers des objets et diverses représentations. Un avantage particulier des objets intermédiaires que nous avons observés au cours de notre travail sur le terrain était leur capacité à cristalliser les conventions et les règles, ce qui a conduit les participants à définir un cadre commun pour la coopération. » 

  4. « L'utilisation par ces acteurs d'objets intermédiaires révèle la structure temporelle du processus socio-cognitif : compréhension du problème, exploration des solutions possibles et de leur évaluation, partage des connaissances, conception d'un protocole, règlement d'accords concernant ce protocole, collecte de données, définition d'une norme, etc. » Traduit par nos soins. 

  5. Susan Leigh STAR et James Richard GRIESEMER, « Institutional ecology, translations and boundary objects: Amateurs and professionals in Berkeley's Museum of Vertebrate Zoology, 1907-39 », Social studies of science, 1989, 19(3), p. 387-420. 

  6. Bruno LATOUR, Changer de société-Refaire de la sociologie, Paris, Éditions La Découverte, 2006.