1. Définition

La notion d'objet frontière n'est pas présente dans les dictionnaires d'usage courant. Nous proposons donc une définition à partir des usages présents dans les travaux de recherche qui l'emploient en se concentrant notamment sur les trois occurrences qui suivent :

« Le concept d'objet frontière permet de se dégager de la conception selon laquelle le dialogue passe obligatoirement par la recherche de consensus et permet ainsi de comprendre comment on peut à la fois affronter la diversité́ des points de vue et la mise en coopération. »

Alain ANTOINE et Jacky KOEHL, « Les concepts réflexifs d'artefacts et d'objets frontières », Revue internationale de Psychosociologie15 (37), 2009, p. 301.

Proposée par Star et Griesemer (1989) la notion d'objet frontière a émergé d'une étude réalisée au Musée de Zoologie de Vertébrés de Berkeley. Cette étude proposait une analyse des objets utilisés par les différents groupes sociaux qui composaient alors le musée : conservateurs, scientifiques, amateurs naturalistes, taxidermistes, philanthropes, etc. La notion d'objet frontière permit ainsi de décrire les objets favorisant la coopération entre ces acteurs différents sans qu'il n'y ait de recherche de consensus entre ces acteurs.

« Les objets-frontière sont les témoins des multiples traductions et du travail collectif de coordination opérés par les acteurs en présence, ainsi que du poids des inerties, des défaillances, des ruptures, des négociations et débats entre ces acteurs. »

Stéphanie PETERS, Daniel FAULX et Isabelle HANSEZ, « Le rôle des objets-frontière dans le découpage temporel et social d'une innovation de service », Revue d'anthropologie des connaissances, 4 (1), 2010, p. 67.

En étant saisi par une pluralité d'acteurs de mondes sociaux différents, l'objet frontière se constitue en dispositif suffisamment flexible pour témoigner des intérêts plus ou moins partagés entre acteurs au sein d'une organisation.

« L'objet frontière s'entend comme un dispositif permettant d'amorcer un travail commun entre plusieurs mondes et assurant une flexibilité suffisante pour que chaque acteur puisse trouver un intérêt à son étude ou à son usage. Il est à noter que cette interprétation, cet arrangement, ne peut concerner qu'un objet qui a une importance professionnelle dans chacune des communautés. »

Réjane MONOD-ANSALDI, Caroline VINCENT et Gilles ALDON, « Objets Frontières et Brokering Dans Les Négociations En Recherche Orientée Par La Conception », Éducation Et Didactique 13 (2), 2019, p. 64.

En favorisant la mise en action commune d'acteurs variés, l'objet frontière se place au cœur des processus standardisés des organisations, en véhiculant des standards, conventions ou normes que ces acteurs partagent et que ces objets véhiculent.

2. De l'anglais au français

Traduite par « objet frontière », la notion de boundary object provient des recherches menées en sociologie des sciences et s'inscrit dans le courant américain de l'interactionnisme symbolique. L'observation minutieuse des objets circulants entre acteurs d'une organisation a ainsi permis l'analyse d'une classe d'objet suffisamment flexible à une échelle locale mais également robuste pour être partagé par plusieurs acteurs.

« Boundary objects are objects which are both plastic enough to adapt to local needs and the constraints of the several parties employing them, yet robust enough to maintain a common identity across sites. They are weakly structured in common use, and become strongly structured in individual- site use. These objects may be abstract or concrete. They have different meanings in different social worlds but their structure is common enough to more than one world to make them recognizable, a means of translation1. »

Susan Leigh STAR et James Richard GRIESEMER, « Institutional Ecology, 'Translations' and Boundary Objects: Amateurs and Professionals in Berkeley's Museum of Vertebrate Zoology », 1907-39. Social Studies of Science, 19 (3), 1989, p. 393.

La flexibilité interprétative de l'objet frontière témoigne ainsi du phénomène de standardisation des pratiques d'une organisation, une standardisation non pas extérieure mais qui émerge dans le temps, à partir des acteurs.

« Boundary objects are those objects that both inhabit several communities of practice and satisfy the informational requirements of each of them. [...] Boundary objects arise over time from durable cooperation among communities of practice. They are working arrangements that resolve anomalies of naturalization without imposing a naturalization of categories from one community or from an outside source of standardization2. »

Geoffrey C. BOWKER et Susan Leigh STAR, « Categorical Work and Boundary Infrastructures: Enriching Theories of Classification », dans Sorting Things Out Classification, Cambridge, MIT Press, 1999, p. 297.

Dès lors, l'objet frontière agit de façon pratique en permettant des syntaxes et des significations partagées ce qui, dans le même temps permet une action davantage politique en facilitant l'intégration de nouveaux savoirs et de nouvelles pratiques.

« What we see in this examination of the capacity of a boundary object is two-fold: both practical and political. Practical because it must establish a shared syntax or a shared means for representing and specifying differences and dependencies at the boundary. Political because it must facilitate a process of transforming current knowledge (knowledge that is localized, embedded, and in- vested in practice) so that new knowledge can be created to resolve the negative consequences identified3. »

Paul R. CARLILE, « A Pragmatic View of Knowledge and Boundaries: Boundary Objects in New Product Development », Organization Science, 13 (4), 2002, p. 453.

3. Explication du concept

L'objet frontière se concentre sur la capacité de certains objets à pouvoir être employés par plusieurs acteurs de mondes sociaux différents, à partir de standards, conventions ou normes que ces mondes partagent et que ces objets véhiculent. L'objet frontière fait ainsi émerger une situation de médiation dans laquelle ces acteurs se saisissent différemment de l'objet mais dans un objectif partagé.

En tant que médiateurs, les objets frontières font ainsi circuler des codes et conventions qui contribuent à l'établissement de nouveaux savoirs et de nouvelles pratiques au sein d'une organisation afin de pallier aux différences induites par les groupes sociaux qui la composent.

Carlile4 identifie trois types de frontières que ces objets doivent savoir dépasser pour favoriser l'introduction de nouveaux savoirs et l'émergence de nouvelles pratiques au sein d'une organisation. D'abord, la frontière syntaxique nécessite de trouver une syntaxe commune à tous les groupes sociaux afin que l'objet puisse circuler facilement. Mais même si une même syntaxe est partagée, cela ne veut pas dire que ses interprétations seront les mêmes. Il faut ainsi dépasser une frontière sémantique permettant de reconnaître les différences de degré ou de nature dans l'interprétation d'une syntaxe commune. Enfin, l'objet doit devenir un moyen d'action pour que ces différences mènent les acteurs dans un processus de transformation des savoirs et pratiques existants.

L'objet frontière contribue donc à faire évoluer les organisations en favorisant le travail coopératif, mais un risque subsiste lorsqu'il le fait dans une visée standardisante. En effet, l'introduction de nouvelles pratiques s'accompagne d'effets de cristallisation qui, dans le temps, viennent standardiser et figer de nouveau les pratiques : l'objet frontière renforce alors leur normalisation. Pour rester médiateur, l'objet frontière doit donc rester à l'interface de plusieurs mondes sociaux pour continuer à mettre en mouvement ces mondes en intégrant de nouveaux savoirs tout en recherchant leur standardisation. Bowker et Star5 parlent alors de cycle de standardisation d'objets frontières qui renouvelle les pratiques d'une organisation.

4. Problématisation

Dès la naissance de la notion de boundary object, la question de la traduction s'est posée, non pas pour passer d'une langue à une autre mais pour traduire au mieux ce que Star (1988) observait sur ses terrains. C'est ainsi que Susan Leigh Star écrit :

« Originally, I entertained the idea of calling them "marginal objects," [...] However, today, marginality invokes the idea of margin/periphery and the fiction of a center even more than does boundary, and I decided to use boundary as a compromise word6. »

Le choix du mot boundary relève donc déjà d'un compromis qui laisse à voir les orientations théoriques et disciplinaires de cette notion mais aussi les développements possibles par d'autres recherches. Or, la littérature actuelle sur l'objet frontière porte davantage sur l'application systématique de cette notion à de nombreux autres champs professionnels, cultivée par la reprise de l'objet frontière par les sciences de gestion. Il s'agit d'un effet qui constitue un biais à la fois pour les recherches en design et qui contribue également à figer le potentiel conceptuel de la notion7.

La recherche française en sociologie et ethnographie de la conception s'est, elle, employée à renforcer la notion d'objet frontière en explorant ses liens avec celle d'objet intermédiaire et objet frontière. Ainsi, plus l'objet intermédiaire va circuler auprès des acteurs en cherchant à les fédérer et à construire un point de vue partagé, plus il va s'équiper d'éléments structurels permettant de les relier aux supports et espaces de circulation conventionnels8. Il se fait alors objet frontière en circulant dans les espaces standardisés d'une organisation et en transportant une infrastructure invisible faite de standards, de classifications, de conventions propre à un ou plusieurs mondes sociaux. Pascale Trompette et Dominique Vinck9 parlent ainsi des objets frontières comme d'un sous-ensemble des objets intermédiaires. Mais, pour le champ de la conception, ce développement théorique, porté par la recherche française, propice à l'exploration de l'activité de design, ne se retrouve pas ou peu dans la littérature anglophones sur les objets frontières et limite l'enrichissement amorcées par les contributions françaises.

Dorian REUNKRILERK, PhD, Codesign Lab & Media Studies / Telecom Paris / Exalt Design Lab (Strate Research) / IP Paris.


  1. Ce qui donne : « Les objets frontières sont des objets à la fois suffisamment plastiques pour s'adapter aux besoins locaux et aux contraintes des différentes parties qui les emploient, mais suffisamment robustes pour maintenir une identité commune entre les sites. Ils sont faiblement structurés dans l'usage courant, et deviennent fortement structurés dans l'utilisation de sites individuels. Ces objets peuvent être abstraits ou concrets. Ils ont des significations différentes dans différents mondes sociaux, mais leur structure est suffisamment commune à plus d'un monde pour les rendre reconnaissables, un moyen de traduction. » 

  2. « Les objets frontières sont les objets qui habitent à la fois plusieurs communautés de pratique et répondent aux exigences informationnelles de chacune d'elles. [...] Les objets frontières découlent au fil du temps d'une coopération durable entre les communautés de pratique. Ce sont des arrangements de travail qui résolvent les anomalies de naturalisation sans imposer une naturalisation des catégories d'une communauté ou d'une source extérieure de normalisation. » Traduit par nos soins. 

  3. « Ce que nous voyons dans cet examen de la capacité d'un objet frontière est double : à la fois pratique et politique. Pratique parce qu'il doit établir une syntaxe partagée ou un moyen partagé pour représenter et spécifier les différences et les dépendances à la frontière. Politique parce qu'elle doit faciliter un processus de transformation des connaissances actuelles (connaissances localisées, intégrées et intégrées dans la pratique) afin que de nouvelles connaissances puissent être créées pour résoudre les conséquences négatives identifiées. » 

  4. Paul R. CARLILE, « Transferring, translating, and transforming: An integrative framework for managing knowledge across boundaries », Organization science, 2004, 15(5), p. 555-568. 

  5. Geoffrey C. BOWKER et Susan Leigh STAR, « Categorical Work and Boundary Infrastructures: Enriching Theories of Classification », dans Sorting Things Out Classification, Cambridge, MIT Press, 1999. 

  6. « A l'origine, j'avais l'idée de les appeler « objets marginaux », [...] Cependant, aujourd'hui, la marginalité invoque l'idée de marge/périphérie et la fiction d'un centre encore plus que la frontière, et j'ai décidé d'utiliser la frontière comme mot de compromis. » Traduit depuis Susan Leigh STAR, « This is not a boundary object: Reflections on the origin of a concept », Science, Technology, & Human Values35(5), 2010, p. 603. 

  7. Charlotte P. LEE, « Boundary negotiating artifacts: Unbinding the routine of boundary objects and embracing chaos in collaborative work. » Computer Supported Cooperative Work (CSCW), 16(3), 2007, p. 307-339. 

  8. Dominique VINCK, « Taking intermediary objects and equipping work into account in the study of engineering practices. » Engineering Studies, 3(1), 2011, p. 25-44. 

  9. Pascale TROMPETTE et Dominique VINCK, « Retour sur la notion d'objet-frontière », Revue d'anthropologie des connaissances, 3(1), 2009, p. 9.