1. Définition
Le mot « pornotopie » a été inventé par Steven Marcus en 1966, dans son livre The Other Victorians : A study of Sexuality and Pornography in Mid-Nineteenth Century England : cette pornotopie incarnait pour lui la plus littérale des utopies. Selon Paul B. Preciado, Steven Marcus la définit ainsi dans son livre :
« un espace plastique, un fantasme à la fois familier et inavouable, qui se situe quelque part derrière les yeux, à l'intérieur du crâne, mais qui ne peut pas être localisé dans l'espace physique. »
Beatriz, PRECIADO, Pornotopie. Playboy est l’invention de la sexualité multimédia, Paris, Flammarion, coll. Climats, Serge MESTRE Beatriz PRECIADO, 2011, p. 116.
Pour mieux cerner cette notion nous pouvons nous référer aux écrits de Paul B. Preciado car, selon lui, et contrairement à l’idée de Steven Marcus, la pornotopie peut être incarnée dans un espace physique et demeure localisée :
« le complexe médiatique qui s'était développé autour du Manoir Playboy fonctionnait, contre les attentes de Marcus, comme une “pornotopie” localisée, une hétérotopie sexuelle propre au capitalisme tardif des sociétés de surconsommation de la guerre froide. »
Beatriz, PRECIADO, Ibidem., p. 118.
Plus précisément, Preciado définit la pornotopie comme ceci :
« Ce qui caractérise une pornotopie est sa capacité d'établir des rapports singuliers entre espace, sexualité, plaisir et technologie (audiovisuelle, biochimique, etc.), en altérant les conventions sexuelles et des genres tout en produisant la subjectivité sexuelle comme un dérivé de ces opérations spatiales. »
Beatriz, PRECIADO,ibidem, p. 119.
Le terme apparaît à de nombreuses reprises tout au long de l’ouvrage :
« En bonne hétérotopie, ce qui caractérise la pornotopie inventée et diffusée par Playboy dans les années 50, c’est qu’elle peut se comporter aussi bien comme un « contre-espace », défiant les modèles traditionnels de spatialisation du pouvoir proposés par la maison hétérosexuelle en tant que noyau de consommation et de reproduction de la culture américaine, que comme une spatialisation des régimes de contrôle sur le corps. »
Beatriz, PRECIADO,ibidem, p. 130.
Le terme est également mentionné dans l’ouvrage de Matthieu Dubost intitulé La tentation pornographique - Réflexions sur la visibilité de l’intime :
« La pornographie nous introduit dans un autre espace-temps abstrait, univoquement sexuel, c’est-à-dire dans une pornotopie. »
Matthieu, DUBOST, La tentation pornographique - Réflexions sur la visibilité de l’intime, Paris, Ellipses, coll. Ellipses poche, 2014, p. 34.
Ces définitions insistent, chacune à leur manière, sur la dimension spatiale d’une pornotopie et plus précisément sur l’aspect performatif de celle-ci. Qu’elle désigne un espace localisé ou abstrait, une pornotopie a toujours des effets concrets sur les individus qui en font l’expérience.
2. De l’anglais au français
Le terme est apparu en anglais à l’origine dans le texte de Steven Marcus, en 1966, sous la forme de « pornotopia » ; puis il fut repris et traduit en français par « pornotopie », en 1991, par Bernard Arcand dans Le jaguar et le tamanoir, anthropologie de la pornographie1. Le mot apparaît comme ceci dans le texte originel de Steven Marcus en anglais :
« Pornotopia in which all men are always infinitely potent, all women fecundate with lust and flow inexhaustibly with sap or both. Everyone is always ready for everything.»
Steven, MARCUS, The Other Victorians : A study of Sexuality and Pornography in Mid-Nineteenth Century England, New York, New American Library, 1974, p. 2762.
Le terme ne semble pas avoir perdu de sa signification lors du passage de l’anglais au français, si ce n’est que, lorsqu’il fut repris par Beatriz Preciado en 2011, le mot désignait effectivement un lieu concret et physique et n’était plus seulement un espace imaginaire. Selon Preciado, Michel Foucault se serait également inspiré des écrits de Steven Marcus pour forger son concept d’hétérotopie en 1967. Ainsi, à l’origine, le mot créé par Steven Marcus en 1966 semblait indiquer un espace davantage fictionnel que réel, tandis que lorsqu’il sera repris plus tard en français par Preciado notamment, il désignera un emplacement bien réel dans la société et non plus un lieu uniquement imaginaire.
3. Explication
Ce qui caractérise une pornotopie, c’est sa capacité à établir des rapports singuliers entre espace, sexualité et technologie. L’altération des conventions sexuelles apparaît comme un dérivé des opérations spatiales qu’elle instaure, elle agit comme un contre-espace de sexualisation. L’architecture et le design forment alors dans ce cas un espace de théâtralisation de la sexualité. Dans Pornotopie. Playboy et l’invention de la sexualité multimédia3, Beatriz Preciado explique qu’une pornotopie comme le manoir Playboy a des effets concrets sur les individus qui occupent ce lieu mais plus encore sur l’ensemble de la société. En effet, l’architecture et les éléments design qui y sont incorporés sont érotisés et transformés en techniques de production de la subjectivité sexuelle. Précisément, l’appartement Playboy ou le manoir sont jonchés d’objets design : canapé inclinable D 70 et fauteuil P 40 d’Osvaldo Borsani, bar giratoire, cloisons coulissantes, chaises en fibre de verre, rideaux translucides. Ces objets ont pour point commun une flexibilité de leurs modules et un caractère mobile, ludique et évolutif. Borsani avait introduit dans le design industriel une rhétorique de la mutation, de la mobilité et de la flexibilité. Plus généralement on trouvait dans ces appartements Playboy assimilés à des pornotopies par Preciado, des créations des designers Eero Saarinien (les chaises tulipes ou la Womb Chair), Ray, Charles Eames. Ces objets étaient caractérisés par un design simple et fonctionnel, ils constituaient alors autant de dispositifs mobiles qui pouvaient ainsi restructurer en permanence l’espace de l’appartement.
4. Problématisation
Ce concept est donc intéressant pour le champ du design car il incarne quelque peu le contre-exemple d’un design éthique et met en lumière les effets pervers potentiels du design. Paul B. Preciado compare ces meubles à des machines à séduire et explique que tout cet environnement était conçu « afin que le célibataire puisse aisément vaincre les résistances du visiteur féminin envers ses avances sexuelles4 ». Ici on retrouve donc ce que Vilém Flusser fustigeait dans son livre Petite philosophie du design, dans « Les bases », quand il reprend en effet l’étymologie du mot design et postule d’après une approche sémantique qu’une des caractéristiques du design serait la ruse, la perfidie. Ceci est illustré parfaitement à travers l’appartement Playboy, Paul B. Preciado parlant explicitement de celui-ci comme d’un « piège destiné à faciliter la jouissance de ce que le magazine appelle le sexe instantané5 ». Ainsi, inévitablement, à la lecture de ces descriptions de l’utilisation du mobilier design, la question éthique de ce dernier se pose et fait directement écho aux écrits de Vilém Flusser sur le sujet. Ici dans cet exemple, même si les objets design n’ont pas forcément été conçus pour l’appartement Playboy initialement, ils servent finalement à un projet non éthique. Pour Vilém Flusser, les designers sont ainsi irresponsables car ils ne posent pas assez la question de la finalité éthique de ce qu’ils font et de ce pourquoi ils le font. Cet exemple de la pornotopie est intéressant car il semble que les designers ne soient plus tout à fait maître de l’usage de leurs productions une fois que celles-ci sont mises sur le marché. Enfin, on retrouve aussi à travers cette notion l’idée que le design transforme véritablement celui qui en fait l’usage, Paul B. Preciado met en lumière cet enjeu dans un autre texte : « Dans le régime pharmacopornographique, le corps n’habite plus les lieux disciplinaires, il est maintenant habité par eux. L’architecture existe EN nous6 ». En effet, cette pornotopie aura également des effets sur le long terme sur la société dans son ensemble, car elle fut finalement le précurseur de la médiatisation de la sphère intime, aujourd’hui banalisée sur les réseaux sociaux. Tous les objets design et technologiques incorporés dans l’appartement participaient à cette transformation du travail en loisir et cette érosion de la frontière entre travail et loisir n’a jamais cessé de s’accentuer par la suite.
Figure 1. La pornotopie Playboy, Sasha Bourdon
Sasha BOURDON, Master 1 « Esthétique » Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023.
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ARCAND, Bernard, Le jaguar et le tamanoir, anthropologie de la pornographie, Montréal, éditions du Boréal, 1991, p. 37. ↩
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« Les autres victoriens : une étude de la sexualité et de la pornographie dans l’Angleterre du milieu du dix-neuvième siècle » ; traduit par nos soins. ↩
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PRECIADO, Beatriz, Pornotopie. Playboy est l’invention de la sexualité multimédia, Paris, Flammarion, coll. Climats, 2011. ↩
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PRECIADO, Beatriz, Pornotopie. Playboy est l’invention de la sexualité multimédia, op.cit., p. 89. ↩
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Ibidem. ↩
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PRECIADO, Paul B., « Don’t Trust the Architects! Don’t Trust Yourself! Architecture in the pharmacopornographic regime », repris dans Chimères 2010/3, n°74, traduction Catherine Geel, p. 241-257. ↩