Design et nazisme, un rapprochement qui dérange

A Bois-le-Duc, aux Pays-Bas, l’exposition « Design du IIIe Reich » réunit 275 objets d’époque. Le but : montrer comment mobilier et affiches de propagande ont contribué au développement de l’idéologie totalitaire. Mais ce « design » peut-il entrer au musée ?


Depuis la gare de Bois-le-Duc —’s-Hertogenbosch en néerlandais —, aux Pays-Bas, il faut longer les jolis canaux pour arriver au Musée du design de Den Bosch (le troisième nom de la ville). Impossible de se tromper, un flot de visiteurs emprunte déjà le même chemin.

Est-ce la polémique née avant même l’ouverture en septembre de l’exposition « Design du IIIe Reich » qui attire les foules, ou le sujet en lui-même ? En tout cas, le musée ne désemplit pas, et la majorité des billets a déjà été vendue jusqu’en janvier 2020, l’exposition fermant ses portes le 19 janvier.

Le jour de notre visite, le public est essentiellement néerlandais et belge, la tranche d’âge moyenne dépasse la soixantaine, à l’exception de quelques groupes scolaires. Dès le hall d’entrée, tous sont priés d’abandonner leurs affaires personnelles, téléphones et appareils photo, sur recommandation d’une hôtesse qui les accueille un par un. Devant l’étonnement de certains, elle aura cette réponse refrain : « Because of the subject » (à cause du sujet).

Le propos de l’exposition est en effet de montrer à quel point le design nazi a été pensé, et comment sa puissance a contribué au développement de l’idéologie totalitaire ; 275 objets dont des affiches de propagande, de la vaisselle et des ustensiles ornés d’aigles et de croix gammées, des meubles et des objets militaires s’entremêlent pour raconter une vie quotidienne contrôlée dans ses moindres détails, afin de susciter la fascination et le culte.

Faux pas

Dans son bureau, à l’écart de l’effervescence du musée, le directeur Timo de Rijk, commissaire principal de l’exposition, a le regard un peu sombre. Les vives critiques des dernières semaines, surtout celles évoquant le risque de glorification du nazisme, lui laissent un goût amer : « Nous avons évidemment pris toutes les précautions nécessaires, nous savons à quel point le sujet est délicat. Tout dans cette exposition est contextualisé, replacé dans une perspective historique sans aucune complaisance, et chaque texte est traduit en trois langues, anglais, néerlandais et allemand. »

Cet ancien professeur en design de l’université de Delft veut montrer qu’il n’a rien laissé au hasard, jusqu’au choix d’une « voix féminine pour l’audioguide, moins agressive ». Et l’exposition n’a volontairement pas de catalogue qui lui survivra.

Malgré toutes ces précautions, le « Design du IIIe Reich » démarre par un faux pas. À l’entrée de l’exposition, un film d’introduction d’une quinzaine de minutes résume l’ascension du régime nazi, à travers l’attirail de la propagande nationale-socialiste.

Sous forme d’énumération, les « objets » phares du régime défilent : du fameux micro « bouteille » Neumann devant lequel Adolf Hitler fera tous ses discours au brassard portant la croix gammée, de la moustache même du Führer à la Volkswagen de parade blindée servant à démontrer la force de l’industrie allemande… Puis, sans transition, succèdent à ces images celles des camps.

Si l’extermination de la population juive dans ces camps est aussitôt mentionnée, sur fond de bande-son dramatique faite de battements de cœur, ce choix interpelle et dérange. Fallait-il mettre sur un même plan l’architecture de la mort et des objets de propagande ?

« Il faut toujours faire très attention au nivellement des choses quand on s’aventure sur ces terrains épineux », souligne Michael Tymkiw, maître de conférences à l’université d’Essex (Royaume-Uni) et auteur du livre Nazi Exhibition Design and Modernism (2018, non traduit en français), qui étudie la scénographie d’exposition durant la montée du nazisme.

L’exposition se poursuit ensuite à l’étage du dessous dans une seule et même grande salle, avec une signalétique grise et blanche qui n’aide pas le visiteur à repérer les différentes séquences. En raison de l’affluence, on peine parfois à se frayer un passage entre les vitrines.

Parmi la quantité d’objets présentés, on découvre notamment une iconique radio de métal, la DAF1011, produite en série et qui équipera une grande part des foyers allemands pour mieux écouter les discours d’Hitler multidiffusés et précédés de reportages à sa gloire. On tombe aussi sur la très célèbre affiche du graphiste allemand Franz Würbel réalisée pour les Jeux olympiques (JO) de 1936, entre mythologie grecque et culte du corps de l’athlète, chers au Führer. Plus loin sont diffusés des extraits des documentaires de propagande de la réalisatrice allemande Leni Riefenstahl qui sublimera de manière autant cinématographique que troublante l’esthétique nazie dans les cérémonies du régime, de Nuremberg aux JO.

Une scénographie trop dense

Pas de doute, la mise en contexte est constante et réussie. Mais elle densifie la scénographie jusqu’à la rendre parfois indigeste. Des murs remplis d’affiches et de tableaux, des vitrines encombrées par le (trop) grand nombre de livrets et de magazines de propagande présentés… Le « Design du IIIe Reich » a voulu exposer le plus d’objets possible, mais aurait gagné à montrer moins et mieux.

Pour Michael Tymkiw, l’exposition néerlandaise arrive malheureusement après la référence en la matière, très souvent citée : « Hitler et les Allemands. Le peuple et le crime », présentée par le Musée de l’histoire allemande à Berlin (Deutsches Historisches Museum) en 2010.

« Ils avaient pris beaucoup de précautions avec le sujet. C’était un excellent travail. Même leur catalogue d’exposition était réussi », se souvient-il. « C’est toujours très compliqué de monter ce type d’expositions, ça l’a été aussi à l’époque pour le musée de Berlin, estime Timo de Rijk. Beaucoup des objets présentés ici proviennent d’ailleurs des musées allemands. »

Que pense-t-il du risque que des groupes néonazis s’emparent de l’événement ? « Aux Pays-Bas, une phrase dit : “Vous ne devenez pas nazi uniquement en regardant un svastika.” Je crois sincèrement que notre exposition ne va pas transformer les visiteurs en extrémistes… Vous savez, presque tous les soirs, si on le souhaite, on peut regarder un nouveau documentaire ou lire un nouveau livre sur le IIIe Reich. Je ne comprends pas pourquoi dans les musées ce travail de mémoire n’est pas fait et pourquoi l’on saute quasi systématiquement cette période dans les expositions. Cette omission, ce déni est perturbant. » 

Reste que le titre même de l’exposition fait aussi débat. Comment accoler le mot « design » à celui de « IIIe Reich » ? En tirant ce seul fil, le danger potentiel est toujours celui de l’« humanisation » du nazisme, et donc de sa banalisation. Sur ce sujet, Despina Stratigakos, historienne d’origine canadienne de l’architecture, professeure à l’université de Buffalo (États-Unis) et auteure du livre Hitler at Home (2015, non traduit en français), sait de quoi elle parle : « Lorsque j’ai annoncé à ma mère que je démarrais un travail sur l’architecture et le design des résidences d’Hitler, elle m’a dit, horrifiée : “Je t’en supplie, ne fais pas apparaître ce dictateur sous un meilleur jour grâce à tes recherches !” Pendant que j’écrivais, j’ai pesé chaque mot pour être certaine d’être assez critique et ne jamais donner au lecteur l’impression que je voulais le convaincre de quelque chose. » 

Albert Speer a droit à un éclairage particulier

S’il est aujourd’hui avéré que l’architecture et le design intérieur ont joué un rôle important dans la propagande nazie, cet aspect-là est finalement peu incarné dans l’exposition néerlandaise. On aurait pu s’attendre à en apprendre davantage sur les designers et les architectes influents dans le cercle d’Hitler, derrière les nombreux meubles et objets exposés au musée Den Bosch.

Seul l’architecte personnel d’Hitler, Albert Speer, a droit à un éclairage particulier, notamment à travers un imposant buffet en bois pensé pour le bureau du Führer dans sa résidence officielle à Berlin (Neue Reichskanzlei), qu’il occupe à partir de 1939. « Le bâtiment architectural tout comme cette pièce de mobilier, démesurée et probablement inspirée du mobilier français du XVIIIe siècle, étaient faits pour impressionner les visiteurs étrangers et inspirer le respect vis-à-vis du Führer », explique l’exposition.

Au-delà d’Alfred Speer, on sait le rôle déterminant qu’a joué la designer et architecte allemande Gerdy Troost auprès d’Hitler. L’exposition ne l’évoque qu’à travers un échantillon de tissus destinés à la décoration intérieure du Berghof, résidence secondaire du Führer dans les Alpes bavaroises. « Gerdy Troost a toujours été sous-étudiée, alors qu’elle a été très influente dans l’imagerie du IIIeReich, qui faisait apparaître Hitler comme un homme d’intérieur raffiné, cultivé, jouant avec ses chiens. Mais Gerdy Troost était une femme et elle n’avait pas de position officielle auprès du dictateur. Elle était d’abord l’épouse de Paul Troost, un architecte officiel du IIIe Reich », explique Despina Stratigakos.

Le style sophistiqué de la designer a pourtant grandement participé à la propagande nazie, et ce bien au-delà des frontières allemandes. Ainsi, en 1937, le New York Times et d’autres titres de la presse étrangère n’hésitaient pas à s’extasier devant le Berghof, ce chalet traditionnel transformé en élégante « demeure moderniste »

Le contexte (en encadré)

Début septembre, à coups d’affiches placardées et de distributions de tracts, des membres des Jeunesses communistes néerlandaises ont essayé, avant même son ouverture, de faire interdire l’exposition « Design du IIIe Reich » au Design Museum Den Bosch à Bois-le-Duc, aux Pays-Bas, jusqu’au 19 janvier 2020. Dénonçant une glorification du nazisme à travers tous les objets ainsi exposés. Des associations juives néerlandaises se sont elles aussi émues de la tenue d’un projet jugé «bizarre et de mauvais goût ».

Si le directeur du musée, Timo de Rijk, affirme avoir travaillé « en concertation avec la communauté juive très en amont de l’ouverture », il n’a pu éviter la polémique aux Pays-Bas et ailleurs. « Le fait que cette exposition ait lieu aux Pays-Bas n’est pas anodin », explique Géraldine Schwarz, journaliste et auteure du livre Les Amnésiques (Flammarion, 2017)une enquête sur sa famille et les Mitläufer« ceux qui marchent avec le courant ».

« Ce pays, occupé par le IIIe Reich pendant la guerre, a un rapport encore troublé avec ce passé. Il n’a certes pas collaboré de plein gré avec l’Allemagne nazie comme la France, mais sa culture excessive du consensus a facilité la déportation de 75 % de ses juifs, soit le pourcentage le plus élevé d’Europe après les pays baltes. Si le pays a reconnu la souffrance des juifs dès les années 1960 et que la population est l’une des rares d’Europe, avec les Allemands, à s’être interrogée sur son rôle de “Mitläufer”, le gouvernement néerlandais reste l’un des seuls d’Europe à ne pas avoir officiellement reconnu la part de responsabilité des autorités dans la déportation des juifs. » Plus d’un mois après l’ouverture de l’exposition, la polémique a cédé la place à la curiosité, entraînant des flots incessants de visiteurs.

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