Profession styliste. Qui sont ces gens qui nous imposent leur goût avec tant de sûreté ?

À l'orée des années 80, tout le monde se hasarde à prévoir ce que sera l'évolution du vêtement, ce que sera le style dominant, la ligne générale1. Des raisons ? Un besoin de devancer l'éventuelle nouveauté pour la réduire. Un besoin de sécurité. Mais il y a plus que cela : le vêtement est de plus en plus coûteux, et s'il y a des gens que la crise ne touche que de très loin, ce n'est pas le cas pour tout le monde, et il n'est pas impossible qu'on recommence à avoir envie de faire durer les habits : retour aux textiles nobles...

Posons des questions plus précises. Par exemple : les jeans, est-ce ou non terminé? Les réponses sont absolument contradictoires : on en prédit la fin, on prédit qu'ils renaissent. Le rétro ? On s'en est éloigné. Pourtant personne, finalement, ne serait réellement surpris si d'aventure il y avait quelqu'un, quelque part, pour nous faire un superbe 1925-clin d'œil. Le filon Art déco est loin d'être épuisé, et on applaudira au fantaisiste qui l'exploitera de nouveau, mais avec plus d'humour.

Alors, le style ? On constate une utilisation de plus en plus large du terme styliste. Question de mot, question de mode, et la tendance est à l'inflation. D'abord, le sens ancien du mot s'est perdu. Autrefois, on appelait styliste, nous rappelle Karl Lagerfeld, la personne qui travaillait pour un grand magasin, faisait un choix dans les collections existantes, les rassemblait, et donnait un ton au dit magasin. Le styliste était un acheteur et un conseiller. Depuis l'apparition de l'esthétique industrielle, être styliste, c'est être dessinateur. Mais, en matière de vêtement, on désigne sous ce vocable trois genres d'activités qui, pour se ressembler, ne se rejoignent finalement que très rarement : celle de styliste coordonnateur dans une maison ancienne, celle de styliste créateur indépendant, celle de styliste new style. Il y a au moins trois grands types de styles, trois lignes directrices dans la conception de la fonction du vêtement.

Le premier type de styliste pourrait être représenté par Fernando Martinez, chez Balenciaga. D'abord illustrateur de mode, Fernando Martinez est entré chez Balenciaga en 1958 comme dessinateur et, dans ce cadre, a eu la chance de travailler pour la haute couture qui permet sans doute un plus grand déploiement des capacités imaginatives. En 1968, il ouvre un atelier en Espagne mais revient, après la mort du grand couturier, et entre à la Société Balenciaga, qui se consacre désormais au prêt-à-porter. Fernando Martinez, qui incarne la continuité dans cette maison célèbre, en est maintenant le « styliste coordonnateur » principal, c'est-à-dire qu'il choisit le tissu, dessine les modèles, en suit la réalisation.

Il s'agit pour lui de faire du Balenciaga un vêtement honnête pour celui qui l'achète. Il ne dissimule pas la difficulté qu'il y a à garder une image sans tomber dans la tradition, à l'infléchir sans la transformer. On pourrait dire de Fernando Martinez qu'il fait du style au sens où on fait de la statuaire gréco-romaine au seizième siècle ou des pompéiana au dix-huitième. Il ne s'agit ni de copie ni de fabrication de faux. Le styliste assure ici la permanence d'un style. Il s'agit d'une esthétique « continuiste » où le vêtement exprime non pas abruptement l'époque mais ce qui est, à un moment donné, considéré comme de bon goût. Il ne s'agit pas d'être « in » mais d'être « élégant ».

On illustrera le second type par André Courrèges, qui est entré lui aussi dans le monde de la couture en entrant chez Balenciaga ; longue épreuve initiatique, technique et artistique, qui a duré, de 1950 à 1961. En ouvrant sa propre maison, en se libérant de « la pelisse Balenciaga », il devenait styliste créateur. Selon André Courrèges, il y a les stylistes qui n'ont pas de style et ceux qui en ont. Avoir un style suppose ici une compréhension des caractéristiques propres d'une époque et leur interprétation originale et singulière par un individu. Ainsi le rétro relève d’« un stylisme sans style », c'est-à-dire qu'« on fait de la mode sans marquer le style ». Le styliste qui a un style innove en plaçant sur le devant de la scène des tendances que tout un chacun ne perçoit pas nécessairement. On pourrait dire que le styliste créateur a un regard prospectif qui pour exprimer l'époque peut néanmoins choquer ses habitudes idéologiques : « Une femme, disait Courrèges, dès le début des années 60, est plus sexy en pantalon qu'en robe ».

Troisième type : Karl Lagerfeld, qui dessine des vêtements depuis l'âge de douze ans. Très jeune, il entre chez Balmain et il est à vingt ans directeur artistique chez Patou. Sept ou huit ans de couture française et, à vingt-cinq ans, Karl Lagerfeld est prêt à abandonner le métier, convaincu qu'il arrive trop tard, quand il perçoit ce qui selon lui va être l'avenir : un nouveau style où des petits groupes de prêt-à-porter essayent de lutter contre le prêt -à-porter - copie - couture (Emmanuel Khanh, Dorothée Bis, par exemple faisaient leurs débuts. Chloé avait été ouvert en 1955 par Gabriel Aghion et Jacques Lenoir). De styliste indépendant, il devient styliste pour eux, ne gardant en dehors que les fourrures.

Karl Lagerfeld fait état de la difficulté à définir et le style et le styliste. Son projet est néanmoins clair. Le styliste s'occupe du vêtement d'aujourd'hui, ne fait pas de la couture ancienne formule. « Moi, je suis un vendeur de vent. Je concrétise l'air ». Il se présente comme l'homme des temps rapides, des choses fugitives qu'il capte dans leur diversité et leur fragilité : « Je suis, dit-il, une espèce de vampire qui regarde tout sans retenir le nom des choses. Je veux tout voir, tout lire. Le meilleur, le pire. J'emmagasine tout, j'oublie tout et je travaille d'instinct ». Dans le styliste new style, le corps est directement pris dans l'environnement inorganique tant historique que géographique. Ainsi le retour des sixties n'est pas retour aux sixties : « Quand vous voyez aux Bains-douches des filles habillées années 60, ça n'a rien à voir avec les filles d'il y a quinze ans ».

Trois types de stylistes donc. Rarement compatibles, chaque stylisme percevant de son point de vue les risques d'enfermement ou de complaisance des deux autres.

© Marylène Delphis


  1. [Marylène Delphis est une ancienne élève de l’École Normale Supérieure, professeure de philosophie pendant huit ans puis journaliste, à partir des années 80, pour Vogue et Le Monde. Parallèlement, elle poursuit une carrière de PDG commencée en France comme fondatrice d’ACI (4e Dimension depuis 2000), et a lancé le la première base de données relationnelle sur le Macintosh en 1985. Cf. https://www.delbourg-delphis.org/about, consulté le 31 octobre 2021.]