1. Définition
La « mode » est une notion complexe et polysémique. Celle-ci se rapporte, dans un premier temps, à la tradition et à l’usage, du fait de son étymologie qui renvoie à la « coutume, à la manière de vivre 1». Mais, sa définition usuelle fait davantage appel à des phénomènes socio-économiques. La mode, qu’elle résulte d’un projet mercantile ou non, « décide de ce qui sera admis ou privilégié dans une société donnée ; impose à celle-ci des choix », et institue, de façon arbitraire, des modèles esthétiques passagers, condamnant ainsi l’objet dans une « temporalité2». Roland Barthes définit la mode comme un ordre symbolique qui impose ses codes par « décret », annulant systématiquement celle qui précède :
« Dès que le signifié mode rencontre un signifiant, le signe devient la mode de l’année, mais là-même cette mode refuse dogmatiquement la mode qui l’a précédée, c’est-à-dire son propre passé ; toute mode nouvelle est refus d’hériter, subversion contre l’oppression de la mode ancienne ; toute mode se vit elle-même comme un droit, le droit naturel du présent sur le passé ; définie par son infidélité même, la mode vit cependant dans un monde qu’elle veut et voit idéalement stable, tout pénétré de regards conformistes ».
BARTHES, Roland, Système de la mode, Paris, Seuil, 1967, p. 16-17.
Dans le champ des arts et du design, la mode peut apparaître comme « Une norme symbolique par rapport à laquelle l’imaginaire du designer se positionne dans un intervalle d’attitudes qui varient de l’égocentrisme extrême qui la rejette radicalement, au conformisme passif qui l’applique sans réserve ».
LEBAHAR, Jean-Charles, Le design industriel : sémiologie de la séduction et code de la matière, Marseille, éd. Parenthèses, 1994, p. 50.
Ces deux auteurs établissent un constat commun selon lequel la mode serait « une norme symbolique » qui soustrairait celui qui s’y prête, à un certain conformisme, à des pratiques et usages collectifs et conventionnels. La mode, dont les codes changent à intervalles réguliers, condamne l’objet qui s’y plie à être obsolète une fois la tendance passée, et semble contraindre le designer à se soumettre à ses exigences, sans quoi son produit de design serait « démodé ».
2. Du français à l’anglais
« Fashion, style, fad, craze, taste3 », ou encore « trend », sont autant de traductions possibles du terme « mode ». En effet, du français à l’anglais, la notion conserve son ambivalence et sa polysémie, et les traductions sont multiples. Certaines traductions renvoient à l’usage et à la norme sociale. D’autres préfèrent prendre en compte les dimensions culturelles et symboliques de la notion, comme en témoignent les professeures Diana Crane et Laura Bovone :
« Fashion can be conceptualized as an example of a broader phenomenon, the creation and attribution of symbolic values to material culture4 ».
CRANE, Diana, et BOVONE, Laura, Approaches to material culture: the sociology of fashion and clothing, Poetics, vol. 34, 2006, p. 320.
Considéré comme le pionnier du marketing, Paul H. Nystrom préfère appréhender la mode sous ses aspects socio-économiques :
« Fashion is nothing more nor less than the prevailing style at any given time. Styles constantly change, some rapidly, some slowly. Whenever a style is followed or accepted, it is the fashion. […] Fashion leads business and determines its direction. To be out of fashion is, indeed, to be out of the world5 ».
NYSTROM, Paul Henry, Economics of Fashion, New York, The Ronald Press Company, 1928, p. 3.
Ce sens de la mode, porté par l’économiste Paul H. Nystrom, rappelle la pensée théorique et sociologique de Roland Barthes dans la mesure où la mode détient une autorité souveraine sur celles qui la précèdent, avant de devenir à son tour obsolète. La traduction du terme « mode » n’a en rien diminuée le caractère instable et arbitraire de la notion. Au contraire, théoriciens et économistes semblent s’accorder en ce point.
3. Explication de la notion
La mode est perçue comme le reflet de tendances passagères et imposées à une société et à une époque donnée. Ces tendances peuvent être vestimentaires, culturelles, ou encore, artistiques. La notion est marquée par une forte instabilité ; instabilité qui va se lire à plusieurs échelles différentes. Tout d’abord, sur le plan économique et social, car celle-ci va directement impacter la société de consommation, lui imposant ainsi un rythme de consommation irrégulier. Comme l’écrivait déjà Jean-Baptise Say à son époque :
« La mode a le privilège d'user les choses avant qu'elles aient perdu leur utilité, souvent même avant qu'elles aient perdu leur fraîcheur : elle multiplie les consommations, et condamne ce qui est encore excellent, commode et joli, à n'être plus bon à rien6 ».
La mode, qui fige des codes et pratiques à durée limitée, va à son tour grandement influencer le secteur industriel et le produit de design. Comment créer un objet durable, et qui plaise au plus grand nombre, dans un écosystème aussi mouvementé ? Où se positionne le designer industriel face à ce conformisme, mais aussi face à son public ? Jean-Charles Lebahar7 analyse la situation en deux temps. Il traduit, tout d’abord, les premières craintes de designers. Le rythme fixé par la mode pourrait affecter fortement le rythme de production, mais aussi, conditionner le produit industriel à une temporalité et à une obsolescence. La subordination que la mode impose, de même que les contraintes qui l’accompagnent, pourrait, quant à elle, être vécue par le designer comme une aliénation du « pouvoir imaginaire original8 » que celui-ci désire exercer sur son public. Mais pour Jean-Charles Lebahar, le produit de design industriel déroge à la règle grâce à sa génétique hybride : imaginaire et symbolique. Le produit industriel a cette faculté d’être à la fois un « objet d’appropriation et d’investissement affectif personnel » (imaginaire), et un « moyen standardisé, conventionnel et collectif d’expression9 » (symbolique). En d’autres termes, le produit de design industriel permet au designer, comme au consommateur, de s’approprier cette norme symbolique qu’est la mode et d’en faire un moyen original d’expression, une création ou une utilisation singulière et personnelle. Ce double fonctionnement, combinant individualité et collectif, permet donc au produit de design industriel d’intégrer ce processus de tendances et de mode, mais aussi de s’en extirper, grâce à une expression intime. Cet apport personnel permettra au produit industriel de quitter la durée de vie imposée par la mode notamment10.
4. Problématisation
La défiance des designers industriels à l’égard de la mode est, en réalité, le fruit d’un héritage passé qu’il est nécessaire de rappeler. Au milieu du XXe siècle, la mode était connotée négativement, car elle était considérée comme responsable de l’obsolescence des produits industriels. La cinquième loi du code déontologique établi par Jacques Viénot11 l’énonce explicitement. Publiée en 1952, la Charte de l’esthétique industrielle tente de placer le produit industriel au croisement de l’art et de l’industrie, fruit d’une union entre beauté et technique. La cinquième loi correspond à la loi du style, et concerne la durée de vie des productions industrielles. Elle décrète que l’industrie ne doit pas produire d’objets obsolescents : « Un produit industriel doit tenir compte de la durée normale à laquelle il doit être adapté ». Pour ce faire, l’industrie doit se tenir « loin de l’influence artificielle de la mode12 ». La conception d’un produit industriel doit obligatoirement prendre en compte la notion de durabilité ; dimension que la mode semble rendre impossible. À nouveau, la mode est jugée arbitraire et instable. L’étude plus récente de la mode dans le processus de production industriel, porté par Jean-Charles Lebahar, semble ainsi apporter un début de réconciliation entre le champ du design industriel et la mode. Pour Étienne Souriau, philosophe qui a participé à l’élaboration de cette charte, ce n’est pas la mode qui est à critiquer ; ce sont les tendances, qui sont éphémères et uniquement commerciales. Les tendances sont à l’origine de l’instabilité de cette entité sociale qu’est la mode.
Figure 1. La génétique hybride du produit de design industriel, Célia Outemzabet
Célia OUTEMZABET, Master 1 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023.
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Dictionnaire Le Robert, [en ligne], URL : https://dictionnaire.lerobert.com/definition/mode, consulté le 4 novembre 2022. ↩
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Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, [en ligne], URL : https://www.cnrtl.fr/definition/tendance, consulté le 4 novembre 2022. ↩
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NYSTROM, Paul Henry, Economics of Fashion, New York, The Ronald Press Company, 1928, p. 3. ↩
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« La mode peut être conceptualisée comme l’exemple d’un phénomène plus large : la création et l'attribution de valeurs symboliques à une culture matérielle » : traduit par nos soins. ↩
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« La mode n'est ni plus ni moins qu’un style qui prévaut à un moment donné. Les styles changent constamment, certains rapidement, d'autres lentement. Dès qu'un style est suivi ou accepté, il devient la mode. […] La mode dirige les entreprises et détermine leur direction. S'émanciper de la mode, être hors du temps, c'est, en effet, s'exclure du monde » : traduit par nos soins. ↩
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SAY, Jean-Baptiste, Livre III « De la consommation des richesses » dans Traité d’économie politique, Paris, Guillaumin, 6e éd., 1841, p. 22. ↩
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LEBAHAR, Jean-Charles, Le design industriel : sémiologie de la séduction et code de la matière, Marseille, éd. Parenthèses, 1994. ↩
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LEBAHAR, Jean-Charles, Le design industriel : sémiologie de la séduction et code de la matière, op. cit., p. 50. ↩
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Ibidem, p. 33. ↩
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Ibid. p. 50. ↩
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VIENOT, Jacques, Les lois de l’esthétique industrielle, 1952. ↩
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VIENOT, Jacques, Les lois de l’esthétique industrielle, op. cit., « loi du style ». ↩