1. Définition
Dans les dictionnaires d’usage courant, le « Bon goût » signifie :
« une aptitude à percevoir le beau, par opposition au mauvais goût (l’incapacité de distinguer le beau du laid), et qui révèle la faculté de discernement d'un individu et son degré d'éducation. »
https://www.cnrtl.fr/definition/goût, consulté le 2 Janvier 2022.
Une autre définition, donnée par Le Robert, consiste à désigner le « Bon goût » comme « un jugement sûr en matière esthétique. ».
https://dictionnaire.lerobert.com/definition/gout, consulté le 2 Janvier 2022.
Cette seconde définition du terme permet de mettre en évidence le lien existant entre la notion de « Bon goût » et celle d’« Esthétique », intégrant le premier terme au sein d’une théorie plus large qui permet d’établir un lien avec le design.
Le sens de la notion peut se préciser grâce à son emploi. Prenons deux exemples dans deux registres discursifs différents.
« Le mauvais goût a son droit tout comme le bon, il a même un privilège sur le bon goût dans les cas où il est le grand besoin, la satisfaction certaine et en quelque sorte un langage général, une attitude et un masque immédiatement compréhensibles : le bon goût, le goût choisi, a par contre toujours quelque chose qui tient de la recherche et de la tentative, quelque chose qui n’est pas certain d’être compris, — il n’est et ne fut jamais populaire. Le masque seul est et demeure populaire. »
Friedrich, NIETZSCHE, Le Gai Savoir, Paris, Société du Mercure de France, trad. Henri Albert, 1901, p. 117.
Au-delà de la pointe dirigée contre « le bon goût », ce passage montre que le mauvais goût peut souvent apparaître plus évident à déterminer que le « bon goût » dans la mesure où ce dernier est d’emblée saisissable.
« L’homme montre de trente à trente-cinq ans, la femme, de vingt-cinq à trente ans, – l’homme, un brun grisonnant déjà, avec physionomie mobile, regard vif, démarche aisée et un certain balancement des hanches, – la femme, une blonde encore assez jolie, l’œil bleu, le teint un peu défraîchi, les cheveux frisottant sous sa capote, un accoutrement de voyage qui n’est de bon goût ni dans sa coupe démodée ni dans sa couleur tapageuse »
Jules, VERNE, Claudius Bombarnac, Paris, J. Hetzel et Cie, 1892, p. 27. »
Ici, le « Bon goût » est employé comme un adjectif pour déterminer et exprimer une opinion sur la valeur esthétique d’une chose. Mais l’on sait aussi la connotation sociale d’un tel jugement.
En somme, à l’opposé du mauvais goût se trouve le bon goût, qui repose sur la capacité des individus à porter un jugement éduqué sur la valeur esthétique de toutes choses. Mais il est d’emblée sujet à caution car il renvoie aussi à un élitisme discutable.
2. Du latin au français et à d’autres langues
L’emploi de l’expression « bon goût » (« goût » venant du terme goust tiré du latin gustus) provient d’une évolution de la langue française au cours du XVIIe siècle, où le sens figuré « jugement esthétique » se développe, alors jusque-là peu commun. L’origine historique de « bon goût » est difficile à établir, mais il semblerait cependant que l’on puisse l’attribuer aux espagnols, notamment Baltasar Gracián1. Le « bon goût » est donc une notion présente dans bien d’autres langues que le français.
En espagnol, il correspond à « buen gusto », tirant également sa racine du latin gustus.
« Gusto », définition, Diccionario de la Lengua Española de La Real Academia Española, [en ligne], URL : gusto | Definición | Diccionario de la lengua española | RAE - ASALE, consulté le 2 Janvier 2022.
« […] pues el productor y comercializador que quiereaumentar sus ventas además de atender amablementea sus clientes debe emplear su creatividad y buen gusto para atraer nuevos compradores2. »
Craft Revival Trust, Artesanías de Colombia S.A., UNESCO, Encuentro entre diseñadores y artesanos : guía práctica, New Delhi, Craft Revival Trust, 2005, p. 116.
En anglais, il est traduit par « good taste ».
« Taste », définition, Cambridge Dictionary, [en ligne], URL : taste définition du dictionnaire Anglais-Français - Cambridge Dictionary, consulté le 2 Janvier 2022.
« This also erodes the classic and often elitist notion of « good taste » […], the idea of the Good, the Beautiful, and Truth as guidelines for aesthetics3 […]»
Mads NYGAARD, Folkmann, The Aesthetics of Imagination in Design, Cambridge Massachusetts, The MIT Press, 2013, p. 29.
Le problème du « Bon goût » tient moins à ses variations linguistiques qu’à son existence au travers de diverses langues. D’un côté, cela signifie Par cela signifie que tout autour du monde, la conscience du bon goût est présente. D’un autre côté, cela implique, au regard des cultures et de sociétés différentes, qu’il y a autant de formes différentes de beau et donc de bon goût, et donc, qu’il y a autant de critères à satisfaire pour qu’une production plaise unanimement.
3. Explication du concept
Le concept de « Bon goût » s’est développé avec l’évolution de la société et des valeurs qu’elle prône. L’ouverture de la société aux arts, en particulier lors de la période de la Renaissance, a amené le développement de la notion de goût et ses implications. Ainsi, le « bon goût4 », comme l’annonce Le Robert, est le résultat d’un « jugement sûr en matière esthétique » dont les critères sont conditionnés par les valeurs de la société de son temps. Il résulte d’une faculté permettant d’établir un jugement sur un objet, un environnement ou autre basé sur l’impression de l’expérience qui en est faite. Mais les critères esthétiques subissent une orientation liée à la fois à la culture et à l’expérience5, et mènent à une intuition de la qualité, le « bon goût ».
Le bon goût interroge donc la relation que chacun entretient avec lui ; relation qui se construit selon deux échelles différentes. Il y a tout d’abord le bon goût à l’échelle d’une société, en tant que phénomène collectif, qui dérive du goût de la société pour son époque, ses productions, ses découvertes mais aussi ses personnages d’influence, façonnant ainsi une culture commune6. Puis vient l’échelle de l’individu7, sa sensibilité à l’esthétique dépendant du rapport au beau qu’il a développé au travers de son éducation, sa culture, la société et l’époque à laquelle il appartient, forgeant ainsi son regard sur le monde et donc sa faculté de discernement8.
4. Problématisation
Si le bon goût représente les critères du beau qu’une production doit atteindre pour être estimée au sein d’une société, alors il est normatif. Ce qui pose deux problèmes.
Tout d’abord, ramené au champ du design, cela tend à induire que pour « bien » produire (du beau), il faudrait atteindre la création d’un produit possédant une valeur esthétique ultime qui répond à un bon goût universel, ce qui est impossible de par la multiplicité d’acteurs, à moins d’en simplifier le plus possible le nombre de qualités, mais cela reviendrait à ignorer le bon goût d’un grand nombre.
Mais alors, comment « bien » produire (du beau) ? En se référant à « La Charte de l’esthétique industrielle9 », publiée dans la revue Esthétique industrielle, il est question de lois, régissant les valeurs de beauté utile, d’harmonie et de justesse : la loi d’unité et de composition10, loi d’harmonie entre l’apparence et l’emploi11, la loi du style12, la loi du goût13, ou encore la loi de satisfaction14. Cette démonstration d’un goût régit par des lois ne fait-elle pas écho à la théorie kantienne précédemment citée : « […] le jugement de goût est également lié à une série de conditions plus objectives ; qu'il n'est pas seulement soumis à l'évaluation subjective arbitraire et au goût15. » ?
Le bon goût divise autant qu’il rassemble. Il apparaît alors comme un idéal inatteignable. Ce sentiment est d’autant plus renforcé que si, à l’échelle d’une société, il peut paraître objectif et donc normalisable, le bon goût à l’échelle individuelle est lui davantage subjectif car la sensibilité de chacun varie et n’est donc pas normative. Pour citer Mads Nygaard Folkmann, « Nous pouvons affirmer que les qualités esthétiques doivent nécessairement être arbitraires car elles dépendent de la position d'observation [...]. Le goût est individuel et souvent donné dans le cadre de certaines valeurs culturelles et de groupements sociaux. Cela érode également la notion classique et souvent élitiste de « bon goût », l'idée du Bien, du Beau et de la Vérité comme lignes directrices de l'esthétique, et la distinction entre une haute culture des beaux-arts à partir du XVIIIe siècle et la culture de masse populaire qui a commencé à se former au XIXe siècle16 […]. ».
C’est cette sensibilité individuelle qui produit la diversité des formes. De ce point découle le second problème : le bon goût, en tant que norme peut tendre à limiter la production de nouvelles formes et donc la découverte et l’expérimentation. « Le grand ennemi de l’art, c’est le bon goût17 .» affirmait ainsi Marcel Duchamp (1887 – 1968). Cette idée ne demeure-t-elle pas juste dans le champ du design ?
5. Illustration
Figure 1. Le Bon goût, Coralie EHRHART.
Coralie EHRHART, Master 1 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.
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Jean-Pierre, DENS, « La notion de « bon goût » au XVIIe siècle : historique et définition », Revue belge de Philologie et d'Histoire, Bruxelles, 1975, p. 726-727, URL : La notion de «bon goût» au XVIIe siècle : historique et définition - Persée (persee.fr), consulté le 2 Janvier 2022. ↩
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« […] car le producteur et le commerçant qui souhaite augmenter ses ventes, tout en servant ses clients avec gentillesse, doit utiliser sa créativité et son bon goût pour attirer de nouveaux acheteurs. » (Traduit par nos soins). ↩
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« Cela érode également la notion classique et souvent élitiste de « bon goût » [...], l'idée du Bien, du Beau et de la Vérité comme lignes directrices de l'esthétique [...]. » (Traduit par nos soins). ↩
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« Goût », définition, Le Robert, [en ligne], URL : goût – Définitions, synonymes, conjugaison, exemples | Dico en ligne Le Robert, consulté le 2 Janvier 2022. ↩
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Dans The Aesthetics of Imagination in Design, Mads Nygaard Folkmann évoque et apprécie la vision Kantienne du jugement de valeur et de goût, qui serait le résultat à la fois d’informations subjectives et objectives : « D'une part, [Kant] parle de jugement de valeur et de goût, c'est-à-dire de questions d'ordre subjectif. D'autre part, le but de son investigation philosophique approfondie du domaine de l'esthétique est de rechercher des critères trans-subjectifs pour l'évaluation esthétique dans un sensus communis et d'employer l'esthétique dans une ambition épistémologique plus large de pouvoir refléter les concepts de manière à ce qu'ils se rapportent à des entités métaphysiques pour lesquelles nous n'avons pas de concepts (c'est-à-dire les idées de moralité ou de liberté). C'est-à-dire que le jugement de goût est également lié à une série de conditions plus objectives ; qu'il n'est pas seulement soumis à l'évaluation subjective arbitraire et au goût. » (Traduit par nos soins).
Mads, Nygaard Folkmann, The Aesthetics of Imagination in Design, Cambridge Massachusetts, The MIT Press, 2013, p. 29 :
« On the one hand, [Kant] speaks of value judgment and taste, that is, of matters of subjective concern. On the other hand, the purpose of his thorough philosophical investigation of the field of aesthetic is to search for trans-subjective criteria for aesthetic evaluation in a sensus communis and to employ aesthetics in a wider epistemological ambition of being able to reflect concepts in a way that they relate to metaphysical entities that we do not have concepts for (i.e., ideas of morality or freedom. That is, the judgment of taste is also bound to a series of more objective conditions ; that it is not only submitted to arbitrary subjective evaluation and taste. » ↩ -
Par exemple, le goût des jardins à la française par la société française au XVIIe siècle (apogée), et à l’opposé le goût des jardins à l’anglaise pour la société anglaise au XVIIIe siècle. ↩
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Par exemple, le goût d’un individu qui va, en dehors du goût global de la société à laquelle il appartient, préférer les jardins à la française ou à l’anglaise. Ou de la même manière, s’il va juger de meilleur goût une composition symétrique ou organique. ↩
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Article détaillé : « Goût », définition, Encyclopedia Universalis, [en ligne], URL : GOÛT, esthétique - Encyclopædia Universalis, consulté le 2 Janvier 2022. ↩
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Jacques, VIÉNOT, « La Charte de l’esthétique industrielle », Esthétique industrielle, 1952, URL : Le Janus, label d'excellence (institutfrancaisdudesign.fr), consulté le 2 Janvier 2022. ↩
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Jacques, VIÉNOT, « La Charte de l’esthétique industrielle », op. cit., 1952. « 3. Loi d’unité et de composition : Pour former un tout harmonieux, les différents organes constituant un ouvrage utile doivent, sur leur plan respectif, être conçus les uns en fonction des autres et en fonction de l’ensemble. Les ouvrages utiles doivent satisfaire aux lois d’équilibre statique ou dynamique dans les proportions, compte tenu des propriétés des matières employées. » ↩
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Ibidem : « 4. Loi d’harmonie entre l’apparence et l’emploi : Dans l’ouvrage qui satisfait aux lois de l’esthétique industrielle, il n’y a jamais conflit, mais toujours harmonie entre la satisfaction esthétique qu’en ressent le spectateur désintéressé et la satisfaction pratique qu’il donne à celui qui l’emploie. Toute production industrielle doit être génératrice de beauté. » ↩
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Ibid. : « 5. Loi du style : L’étude du caractère esthétique d’un ouvrage ou d’un produit industriel doit tenir compte de la durée normale à laquelle il doit être adapté. Un ouvrage utile ne peut prétendre à un caractère de beauté durable que s’il a été conçu loin de l’influence artificielle de la mode. Des caractéristiques esthétiques des ouvrages utiles d’une époque découle un style qui en est l’expression. » ↩
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Id. : « 7. Loi du goût : L’esthétique industrielle s’exprime dans la structure, la forme, l’équilibre des proportions, la ligne des ouvrages utiles. Le choix des matières, des détails de présentation, des couleurs relève davantage du goût qui doit en être l’heureux complément, compte tenu de la loi d’économie. » ↩
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Id. : « 8. Loi de satisfaction : L’expression des fonctions qui donnent sa beauté à l’ouvrage utile doit s’entendre de la façon dont elle frappe tous nos sens : non seulement la vue, mais l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût. » ↩
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Cf. note 8. ↩
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Mads, Nygaard Folkmann, The Aesthetics of Imagination in Design, Cambridge Massachusetts, The MIT Press, 2013, p. 29 : « We may state that aesthetic qualities must by necessity be arbitrary because they depend on the viewing position […]. Taste is individual and often given within the frame of certain cultural values and social groupings. This also erodes the classic and often elitist notion of « Good taste », the idea of the Good, the Beautiful, and Truth as guidelines for aesthetics, and the distinction between a high culture of les beaux arts from the eighteenth century onward and the popular mass culture that began to form around in the nineteenth century […]. » (Traduit par nos soins). ↩
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Malika, Bauwens, « Le grand ennemi de l’art, c’est le bon goût », Beaux Arts Magazine, Paris, Beaux Arts & Cie, 9 Juin 2021, URL : Le grand ennemi de l’art, c’est le bon goût | Beaux Arts, consulté le 2 Janvier 2022. ↩