HUYGHE, Pierre-Damien, Vitrines Signaux Logos. À quoi tient le design, Cherbourg, De L’incidence, 2019.

À travers Vitrines Signaux Logos, Pierre-Damien Huyghe explique pourquoi et de quelle manière le monde moderne est devenu standardisé, notamment à travers la perception et l’expérience de l’humain vis-à-vis des éléments qui l’entourent dans la vie quotidienne, particulièrement la signalétique. Il se pose la question suivante : pourquoi notre époque a-t-elle autant besoin de signalétique ? Il s’agit de rechercher de quelle manière et dans quelle mesure cette dernière est devenue indispensable alors qu’elle n’a pas toujours existé.

Le cours de l’expérience — le crédit qu’on lui accorde — a baissé lorsque la signalétique est apparue. La thèse que l’auteur défend tient à l’émergence du formatage de l’espace urbain ainsi que de la société de consommation : la rue est devenue un véritable spectacle auquel les passants sont paradoxalement habitués ; un spectacle où jalousie, inquiétude et angoisse règnent parmi les commerçants, à la recherche de considération et d’approbation par l’achat.

Pour servir son propos, l’auteur procède en trois temps. Tout d’abord, il explique la perte de crédit accordé à l’expérience a baissé quand la société s’est mécanisée, quand « le fragile corps humain n’est plus une référence » et lorsque le monde est envahi de «machines et de machins » ainsi que d’éléments motorisés. Les signaux routiers sont liés à la naissance de ceux-ci. Le monde qui a mis en place la signalétique substitue l’expérience des corps en une expérience non vécue, que l’humain ne pourra jamais vivre : quand on conduit une voiture, notre corps est quasiment immobile, la capacité du mouvement et la sensibilité du geste étant considérablement amoindries. La nouvelle expérience n’est pas vécue, elle est indirectement vécue.

Ensuite, le deuxième point de son argumentation tient à la constatation historique d’une déclaration de « mort de Dieu1». Huyghe fait un lien entre l’apparition des signalétiques et cette pensée. En effet, dans la société industrielle le signifiant Dieu n’est plus un signifiant essentiel puisque la profération de celui-ci n’attire plus autant de foule que jadis : l’obéissance au divin2 n’est alors plus une obligatoire, puisque l’artificiel pèse plus que le vivant. Les liens humains s’amoindrissent et la communauté n’est plus. La fonction du signifiant Dieu est remplacé par une dispersion et un fractionnement de plusieurs signifiants qui simulent la fonction ecclésiale (vitrine, signalétique...). Néanmoins, ces annonces créent des croyances et permettent par conséquent de fidéliser les personnes. Le monde d’aujourd’hui est caractérisé par la spéculation et la crédulité malgré la « mort de Dieu ».

Enfin, l’auteur développe l’idée que les signifiants n’ont la plupart du temps aucune valeur : ils enclenchent seulement un signal narratif amorcé à l’aide de récits et de storytellings bien rodés, qui permettent d’engendrer l’approbation, la mobilisation et le rassemblement.

Les grandes étapes de l’argumentation de Pierre-Damien Huyghe sont caractérisées par un déroulement de la pensée qui ne tente en rien de justifier quelque chose, mais qui au contraire, met en place une hypothèse extrêmement perplexe et tourmentée. En effet, les messages véhiculés par les panneaux, signaux, vitrines, annonces, logotypes, sont liés à des promesses permettant de valoriser une marque. La multiplication de ces éléments définit le monde d’aujourd’hui qui est « évangélisé » par nombre de panneaux et d’éléments de signalétique (comme l’évangile annoncé un monde paradisiaque amené par la fin du monde.) Sa fonction est étrange : la publicité joue sur une curieuse évangélisation du monde.

Dans le champ du design, ces concepts sont liés à la production de forme ainsi qu’à l’aménagement de l’espace. Selon Huyghe, le design se doit pourtant d’apporter un véritable espace de réflexion, et non un formatage résultant de promesses qui ne sont pas tenues. Les corps souffrent d’une attirance pour le non vécu : la signalétique s’est développée en réponse à cette « angoisse » collective. Dans un monde habité par des puissances techniques qui dépassent les capacités physiques humaines, il faut manifester une autre manière de faire du projet et redonner du pouvoir aux individus sans que leur corps ne soit au service du capitalisme, afin qu’ils puissent s’approprier à nouveau leur espace, où la liberté et la spontanéité font sens. Le but est alors de faire renaître « la force du quotidien », sans plus de stratégie douteuse3.

Jade POCRAIN, Master 1 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.


  1. Friedrich NIEZTSCHE, Le Gai Savoir, Livre troisième, 1882, p. 125. 

  2. Vilém FLUSSER, Le vivant et l’artificiel, ressource numérique CAIRN.INFO, https://www.cairn.info/revue-multitudes-2019-1-page-199.htm/, consulté le 5 novembre 2021. 

  3. Sur ce point, voir Vilém FLUSSER, Petite philosophie du design, Belval, Circé, 2002.*