1. La méthode

Rechercher les articles qui relèvent de la critique de presse semble être une entreprise impossible à mener de façon purement exploratoire, c’est-à-dire sans présumer, et donc risquer de préjuger, de ce que l’on va trouver. Afin de surmonter cet obstacle et d’éviter cet écueil, il fallait imaginer une méthode de travail ; méthode de travail qui devait aussi composer avec une autre difficulté : comment procéder pour ne pas s’enfermer dans la presse hexagonale, comparer notre critique de presse française à la presse internationale sans se perdre d’emblée ?

Si elle ne traite pas de la critique de design dans la presse, Françoise Jollant-Kneebone mentionne néanmoins en bibliographie quelques articles de quotidiens tels Le Matin (1977-1987) et Combat (1944-1974)1, qui arrêtent de paraître quand le design semble enfin émerger, sous cette appellation, en France.

Pour ce qui concerne les hebdomadaires, elle retient l’Observateur (devenu L’Obs) et L’Express dont le archives mériteraient, sans nul doute, d’être investies pour établir notre anthologie. Mais l’on se trouve alors confronté à un problème inhérent à l’archivage si, pour ne pas se décourager, on prend l’option d’explorer les archives en ligne des documents de presse. Une fois sur la page de L’Obs, et cliqué sur l’onglet proposé « Tendances », puis sur l’onglet « Design », on accède aux dernières publications sans nom d’auteur2. Et si l’on passe directement par une recherche dans les archives, les filtres proposent de renseigner la date de publication, la rubrique (Culture) ou le nom du journaliste3. Il est donc difficile de simplement explorer des archives avant tout conçues pour pouvoir retrouver, en fonction d’une année ou d’une période, un article et un contributeur que l’on connaît déjà. Il faudrait en effet cliquer sur tous les titres pour les ouvrir, repérer les critiques du design et les distinguer des contributeurs occasionnels ou plus généralistes. Si l’on effectue une recherche à partir de la page d’accueil de l’Express, on retrouve un problème similaire4.

Pour ce qui concerne la critique de design dans la presse, la méthode a dès lors consisté à faire des choix en partant des archives en ligne, quitte à compléter cette première sélection, réparer des oublis ultérieurement, dans une seconde, puis troisième, voire xième version d’une anthologie qui, numérique, permet cette perfectibilité. Le choix s’est ainsi porté sur Le Monde et sur Libération, même s’il s’agit de presse généraliste, pour trois raisons. Premièrement, Le Monde a publié des articles sur le design (ou l’équivalent, le stylisme) depuis 1945, tandis que Libération a élaboré, au sein de la partie culture du journal, une rubrique design clairement identifiable. Deuxièmement, les archives numérisées de ces deux quotidiens sont ouvertes aux abonnés (dont je suis) pour le premier, intégralement accessibles à tous pour le second. Enfin, le choix de ces deux organes de presse se justifie en raison de l’accessibilité à l’information archivée, bien plus aisée que pour d’autres quotidiens5.

En procédant à une recherche par mots clés – Esthétique industrielle, Stylisme, Design –, il s’est alors agi de repérer les noms des contributeurs réguliers ou plus occasionnels de 1944 à nos jours pour Le Monde6. Pour Libération, l’exploration des archives par mots clés est facilitée du fait qu’apparaît, d’une part, le nombre d’articles par rubriques (Design, Lifestyle, Culture…) et, d’autre part, les noms de contributeurs ainsi que le nombre d’articles qu’ils ont publiés7. Mais, à la différence du Monde, le journal étant créé en 1973 et l’archivage numérique ne démarrant qu’en 1998, toute recherche à partir « d’esthétique industrielle » n’a aucune chance d’aboutir, le terme étant alors en voie de disparaître au profit de design.

Pour la critique dans la presse internationale, Françoise Jollant-Kneebone renvoie à trois exemples d’articles publiés par des journaux américains. Elle cite le New York Herald Tribune pour un article de Jean Rafferty intitulé « Antique furnishings vs avant-garde : top executive opt for old comforts » (12.07.1986), l’International Herald Tribune (1967-2013) pour deux autres articles de Jean Rafferty, à savoir « French design in miniature » (12.07.1988) et « French talent dominates design » (03.08.1990). L’histoire de ce quotidien éclaire les critères du choix opéré par Françoise Jollant-Kneebone et livre une piste concernant ceux que nous pourrions retenir pour opérer notre comparaison entre presse française et presse internationale8.

L’International Herald Tribune (IHT), qui existe de 1967 à 2013, est un quotidien anglophone édité à Paris. À l’origine, en 1887, il existe une édition parisienne du New York Herald appelée Paris Herald. Puis, à la suite d’une série de cessations, celui-ci fusionne en 1924 avec le New York Tribune devenant ainsi le New York Herald Tribune. C’est en 1967 que le journal devient L’International Herald Tribune9.

Le choix opéré par Françoise Jollant-Kneebone est un bon point de départ. Pour ne pas se perdre dans la presse internationale, Françoise Jollant-Kneebone a choisi un même quotidien sur plusieurs années de vie et un même auteur. Pour suggérer une comparaison pertinente entre critique franco-française et critique anglophone, renvoyer, comme elle l’a fait, à des articles concernant des problématiques françaises de design est une idée intéressante.

En somme, pour amorcer la comparaison entre critique de design française et étrangère nous pourrions nous aussi repartir de ce quotidien et, pourquoi pas, des articles de Jean Rafferty car ses contributions relatives au design ne s’arrêtent pas aux articles cités, d’une part, et parce que les textes sont cités par Françoise Jollant-Kneebone sans être donnés à lire, d’autre part. Mais, étant donné que ce quotidien s’arrête en 2013, nous nous sommes posé la question de savoir si d’autres critiques de presse étrangers n’ont pas été connus depuis, chez nous, dans la mesure où ils ont écrit sur des sujets en lien avec la situation française du design ou, tout au moins, sur des sujets susceptibles d’interroger cette situation. Un premier nom semble s’imposer, même s’il n’est évidemment pas le seul.

Diplômée de l’Université de Cambridge en histoire de l’art, journaliste au Financial Times pendant une vingtaine d’années, Alice Rawsthorn se présente volontiers comme « design critic » et, de fait, depuis 2006, elle a publié dans de nombreux quotidiens ou magazines nord-américains et internationaux au rang desquels on compte, pêle-mêle, le New York Times et le New York Times Magazine, Frieze, Vogue, The Guardian, El País... De plus, l’attention qu’elle accorde au design et ses écrits sont relayés dans la critique française, notamment dans Le Monde. À l’occasion d’une interview que Paola Antonelli, conservatrice du département d’architecture et de design du MoMA (New York), accorde à Véronique Lorelle, on peut par exemple lire qu’« Alice Rawsthorn, auteure britannique du livre Design as an Attitude (JRP Ringier, 2018) » a documenté « sur son compte Instagram [...] les différentes façons dont cette discipline a répondu à la pandémie causée par le coronavirus, et à d’autres crises précédentes10 ».

Si cette « design critic » semblait être une bonne candidate pour notre anthologie, il restait cependant à sélectionner des textes en partant de son site Internet. Celui-ci présente les écrits d’Alice Rawsthorn de façon chronologique et selon qu’ils relèvent du « Journalisme » ou des « Livres », avec deux sous-catégories pour le « Journalisme » à savoir les articles publiés dans le « New York Times », et ceux publiés dans « D’autres médias ». Les textes n’étant pas immédiatement accessibles dans la mesure où les titres renvoient majoritairement aux sites internet payants des supports de presse où ils ont été publiés, il semblait difficile de se faire une idée des contenus sur les seuls intitulés, avant que d’aller lire les articles eux-mêmes et d’en retenir certains. Mis en regard des livres et de leur présentation chronologique, on saisit cependant que ces articles servent de base, de matériau, aux livres qui traitent de la foire d’art contemporain Frieze Art Fair, de la théorie de la mode, de tel ou tel éditeur de design ou designer — l’espagnol Martí Guixé, la néerlandaise Hella Jongerius, le duo français des Bouroullec, le studio Formafantasma, Martino Gamper, le néerlandais Aldo Bakker, Michael Craig-Martin, Willem Sandberg...— du rôle des femmes dans le design, du design numérique, du design social face à la crise énergétique, des mutations du design, de ses relations avec l’art, l’artisanat, la critique et la conservation muséale11... L’idée a donc germé de s’appuyer sur un des livres pour étayer notre anthologie.

Puisqu’il semble le plus connu en France, et qu’il opte pour une entrée plus générale que monographique ou fondée sur un domaine particulier du design (le graphisme, la mode, etc.), nous avons dès lors retenu certains des textes choisis par l’autrice et publiés sous le titre Design as an Attitude (2018). De façon plus précise, cet ouvrage regroupe des chroniques publiées par Alice Rawsthorn dans Frieze, de 2014 à 2017 ; Frieze étant une revue créée en 1991 par les fondateurs de la foire londonienne Frieze Art Fair — à savoir Amanda Sharp, Matthew Slotover et Tom Gidley — et désormais dirigée par Jörg Heiser (basé à Berlin), Jennifer Higgie et Dan Fox (depuis New York). Ouvertes sur l’actualité internationale du design, ces chroniques parcourent tous les domaines de ce champ (design d’objets, d’espaces, de services, etc.) et s’intéressent à des designers de nationalités diverses et de générations différentes. Publié en plusieurs langues depuis l’anglais, jamais traduit en français, Design as an Attitude livre un choix de douze textes parmi lesquels nous avons retenu et traduit les plus à même de nourrir notre comparaison12. Là encore, soulignons que cette amorce pourra toujours être enrichie à partir d’autres articles, d’autres critiques, d’autres aires géographiques et culturelles de la critique de presse de design.

2. Premiers résultats

Dans ce point 2 de notre anthologie, nous indiquons de façon chronologique les noms d’auteurs et quelques titres exemplaires. C’est en un second temps, à partir du point 3 de notre ouvrage, que nous livrerons un choix de textes.

Les articles dont le titre est ici suivi d’un astérisque sont présents dans notre anthologie. Un lecteur intéressé par la critique de design peut ainsi considérer cette présentation comme un point d’où repartir : nous avons précisé les mots clés utilisés et esquissé un périmètre dans l’intention de lui faire gagner un temps précieux s’il entend compléter ce premier cheminement dans la critique de design parue dans la presse généraliste. Pour ce qui concerne les critères ayant présidé au choix des textes, nous avons retenu des articles consacrés à des objets, des événements, des expositions et des designers, l’idée étant de s’en tenir au design sans trop déborder sur d’autres domaines tels que l’architecture, par exemple, qui mériterait une anthologie à elle seule. Dans une approche comparatiste, nous avons tenté de choisir les textes qui, pris dans Le Monde, Libération ou Frieze/Design as an Attitude se font écho. Enfin, nous avons privilégié ceux qui, plutôt étoffés, développent un propos, manifestent une certaine hauteur de vue et un engagement d’un auteur ne pratiquant pas la critique de design de façon occasionnelle.

Quant au lecteur pressé, ou désireux d’accéder aux textes eux-mêmes, il peut dès à présent se reporter au point 3 de la présente anthologie.

2.1 Pour Le Monde

2.1.1 Des années 50 aux années 70

Pour ce qui concerne Le Monde, une première recherche a été faite à partir d’un vocabulaire qui peut paraître désuet, mais qui était en vigueur dans les premières années de publication du quotidien, à savoir « esthétique industrielle », « stylisme », « styliste ». Sur une période qui s’étend de la fin des années 50 à la fin des années 70, les articles sont peu spécialisés, plutôt liés à un contexte ou eux-mêmes pris dans des polémiques idéologiques, politiques, qu’ils essaient d’éclairer. L’expression d’ « esthétique industrielle » est fréquemment associée aux noms de Georges Patrix (L’esthétique industrielle est un « Service Public* », 4 avril 196113), Elvire de Brissac (Dans notre musée, nous voulons développer l’esthétique industrielle, nous déclare M. Faré 15 février 1963), Nicole Bernheim (Les français s’intéressent-ils aux formes des objets usuels ?, 12 mars 1964), et Jacques Michel (Un sous-développement esthétique*, 29 septembre 1969). « Stylisme et styliste » renvoient souvent à Nathalie Mont-Servant (Le rôle des stylistes, 26 octobre 1968, Le stylisme à l’honneur, 14 août 1971), François Hubault (Roger Tallon pionnier du design, 11 août 1980), et Marylène Delphis (Profession styliste. Qui sont ces gens qui nous imposent leur goût avec tant de sureté ?*, 26 novembre 1979).

2.1.2 Des années 80 à la fin des années 90

Plus proche de nous, des années 80 à la fin des années 90, se fait jour ce que nous pourrions qualifier de « tendance post ». Initiée par Jacques Michel (Au salon des artistes décorateurs Le « post-design », 29 septembre 1979), elle se poursuit dans le secteur de la mode, par exemple, avec Mohand Mestiri (L’objet post-moderne, 8 novembre 1982), et s’analyse plus en profondeur grâce à Thomas Ferenczi qui, à partir de « Passage de témoin », une émission coproduite par Le Monde et France culture, publie Le design au-delà de l’esthétique. François Lyotard et François Burkhardt*, le 5 novembre 1984. Dans cette perspective, il s’agit d’envisager le design à l’ère de la fin des grands récits sur le progrès de l’histoire, de la science et des techniques, notamment.

Au-delà de cette entrée ponctuelle, qui demeure intéressante du point de vue du contexte dans lequel se développe la critique de design, une recherche fondée sur le terme de « design » renvoie pour l’essentiel au nom de Michèle Champenois14. Alors que, dans les années 70, elle s’intéresse plutôt à l’aménagement des territoires et des villes (par exemple le quartier des Halles, le World Trade Center) ou au devenir de collections (celle d’André Breton, par exemple), ses articles vont de plus en plus s’orienter vers le design : Souvenirs du quotidien, publié le 1er février 1978, présente une critique en règle de la naissance du CCI et demeure représentatif de ce tournant15. La liste des articles est longue et, via la consultation des archives, Michèle Champenois apparaît comme la grande critique de design de cette époque. Pour tenter une approche de ce qu’il faut bien appeler une œuvre de critique, nous pouvons regrouper thématiquement les articles.

Un premier regroupement peut être opéré autour de la figure de Jean Prouvé. Sur cette terre pour créer* constitue une interview qui, publiée le 18 février 1982, présente une critique de l’exposition consacrée à ce designer par le Musée des arts décoratifs. Outre la nécrologie, en date du 26 mars 1984, un autre article est écrit, un an plus tard, le 27 mai 1985, à propos d’une galerie new-yorkaise qui expose Prouvé, et ce sera l’occasion de consacrer un article au Style XXe. Bien des années plus tard, pour le centenaire de Prouvé et à propos de l’exposition qui lui est dédiée au Pavillon de l’Arsenal, à Paris, Michèle Champenois publie Le siècle de Jean Prouvé, des chaises aux gratte-ciel, le 18 juin 2001. Le 6 septembre 2001, cet article est suivi de Jean Prouvé, l’humaniste au crayon d’acier, à propos d’une série d’expositions organisées à Nancy où Michèle Champenois s’étonne des prix et note aussi une certaine « vérité esthétique » du designer.

Un deuxième regroupement, dans la même période, concerne les institutions et, plus précisément, les institutions de formation (Inventer des formes utiles, sur la création de l’ENSCI16, le 20 mai 1983), l’État et son soutien à la création française (Les habits neufs de l’Elysée, 6 septembre 1983, Les designers français à l’épreuve des meubles estampillés Elysée, 20 décembre 1986), les concours lancés par le ministère de la culture et la délégation aux arts plastiques (Le meuble, le lieu, l'immeuble. Une petite histoire de la modernité dans le siècle*, le 20 février 198417).

Dans ces mêmes années, voire à la fin de cette décennie, la critique de design est également développée, dans Le Monde, mais de façon plus occasionnelle, par Laurence Benaim et Jean-Louis Perrier et, pour ce qui concerne l’architecture, par Frédéric Edelman18. De façon plus occasionnelle encore, mais signifiante étant donné les sujets traités, les archives concernent des articles signés par Anne-Laure Quilleriet sur la mode, Catherine Bedel sur Les archives de Raymond Loewy (24 janvier 1997), Harry Bellet sur Moholy-Nagy (« Profil » : L’expérience permanente, László Moholy-Nagy et le Bauhaus, 2 avril 1998), Philippe-Jean Catinchi à propos de Bruno Munari toujours vivant, 29 septembre 2000).

2.1.3 Des années 90 à aujourd’hui

De la fin des années 90 à nos jours, quatre noms s’imposent pour le design. Il s’agit toujours de Michèle Champenois, rejointe par Véronique Cauhapé, Véronique Lorelle, Anne-Lise Carlo et Marie Godfrain19.

Dans les années 2000, Michèle Champenois publie des critiques qui prolongent le second regroupement de textes, dans la mesure où elle resitue le design dans une perspective européenne et analyse le rôle de l’État ou de certaines collectivités locales — Saint-Étienne, par exemple — dans l’acquisition d’objets. Tel est le cas, par exemple, de Design européen, 20 ans d'années folles* (22 novembre 2002). Mais ce sont surtout des portraits de designers qui vont l’occuper, peut-être parce que les expositions de design se font de plus en plus monographiques20.

C’est ainsi que ce troisième regroupement de textes écrits par Michèle Champenois présente Sylvain Dubuisson, Le design et le bon dieu (27 janvier 2001), sur lequel elle revient le 7 décembre 2006 dans Les objets ont la parole, à propos d’un livre consacré à Sylvain Dubuisson :  La face cachée de l’utile par Yvonne Brunhammer. La même année, elle consacre un article à Félix Aublet, l’homme qui faisait bouger les couleurs (10 août 2001). Puis, petit à petit, peut-être en raison de l’article qu’elle consacre au design critique (Droog Design, brocanteurs de l’inattendu*, 8 août 2001), le ton se fait radical dans les prises de position : c’est notamment le cas dans Philippe Starck se sur-expose au centre Pompidou* (27 février 2003), auquel s’ajoute, paru le même jour, Le Beau, le Bon et l’antimatière.

Son attention se porte au-delà des frontières, quand elle publie Voyage au pays d’Aalto (21 novembre 2003), Ron Arad la courbe et la contre-courbe (26 novembre 2008) ou une longue interview d’Ettore Sottsass — "Tout est design, c'est une fatalité*". Le créateur de meubles et d'objets, mais aussi de maisons, s'explique sur sa démarche et la relation du design et de l'art (29 août 2005) — auquel elle revient, à l’occasion du don des archives de ce designer au centre Georges Pompidou, avec Ettore Sottsass des objets et des hommes (1er janvier 2008).

Mais elle ne néglige pas pour autant les designers français, avec Pierre Paulin, au sommet du design (11 février 2008), ou les femmes, comme l’attestent Andrée Putman, le design de soi (6 septembre 2003), ou L’art de repousser les murs*, qui porte sur l’exposition de Charlotte Perriand à Beaubourg (5 décembre 2005) et sur laquelle elle revient dans un article en date du 11 décembre 2008, à propos du livre que Jacques Barsac consacre cette la grande dame du design.

Au-delà des nombreux portraits dont nous ne citons ici que quelques exemples, Michèle Champenois publie des critiques de design plus thématiques voire prospectives qui, même si elles sont consacrées à des designers désormais connus — Mendini, Vincent Baurin et Fabrice Domercq — portent sur un notion. C’est par exemple le cas de Naissance du « fragilisme » à la fondation Cartier* (4 avril 2002), ou de Le design passe-frontière, à propos de l’exposition Lille 4 qui traite du lien entre design, art et conscience écologique (24 septembre 2004), ou encore de La guerre du design n’aura pas lieu qui souligne le caractère terne de l’exposition du Grand Palais (26 septembre 2007). Ce serait là un quatrième groupement de textes signés notre critique de design.

Véronique Cauhapé pratique peu le genre du portrait. Le texte intitulé Ora Ito, le futur du design, où elle analyse pourquoi à « 28 ans, le créateur a imposé chez les plus grands son univers très personnel, qu'il a d'abord construit et diffusé dans un monde virtuel » (13 mars 2006), fait un peu figure d’exception. Elle signe plutôt de courts articles qui traduisent une préoccupation pour le design d’intérieur lié à des noms célèbres (Éditions inédites de tables et sofas signés Pierre Paulin, 13 novembre 2008), ou, le plus souvent, un intérêt sociétal. Ceux-ci concernent le quotidien (Le design des ustensiles de cuisine ?, 23 septembre 2008), la durabilité (Un design minimaliste fait pour durer. Les créateurs de mobilier privilégient la pureté des formes, 11 septembre 2008), le genre (Bureaux ludiques pour rentrée studieuse. Grâce aux designers, le mobilier pour enfants n'est plus seulement bleu pour les garçons et rose pour les filles, 17 juillet 2008), l’innovation (Textiles innovants et design, 27 mai 2008).

Son intérêt se fait aussi historique (Les designers berlinois à Paris. Deux expositions cet automne permettront de découvrir la créativité des héritiers du Bauhaus, 4 octobre 2007).

Le plus souvent, elle couvre les événements sous forme de compte-rendu qui se présentent de façon factuelle (Design à Saint-Etienne 710 designers, représentant 45 pays, exposent objets et mobilier dans différents lieux de cette ville, jusqu'au 3 décembre, 27 novembre 2006), ou plus engagée : DESIGN et ARTISANAT en cohérence indique combien « La Biennale de Saint-Etienne rassemble sur 20 000 mètres carrés, jusqu'au dimanche 14 novembre, les créations de 80 pays et présente plusieurs expositions thématiques privilégiant la rencontre Nord-Sud » (12 novembre 2004).

Quant à Véronique Lorelle, elle a commencé par le design de mode avec des articles consacrés à Vivienne Westwood, Veronica Etro, Galtier, Armani, H&M, etc. puis s’est arrêtée sur Pierre Paulin pour analyser l’aspect économique du revival du designer (Rue de Seine, la surenchère marchande autour de Pierre Paulin, 10 mai 2014), ou sa manière : Pierre Paulin savait faire dialoguer les objets avec les volumes (11 mai 2016), Pierre Paulin renoue avec Pompidou (10 mai 2016).

De façon notable, son entrée dans la pratique du portrait est historique. Quand elle signe la nécrologie d’Enzo Mari (Le designer italien Enzo Mari est mort, 20 octobre 2020), elle rappelle : « Avant-gardiste, il fut l’un des premiers à défendre le design pour tous, livrant dès les années 1970 les plans de son mobilier, et à prôner le respect de l’environnement. Le maître italien est mort le 19 octobre, à l’âge de 88 ans ». Quand elle s’intéresse à Philippe Starck, elle intitule son article : Philippe Starck ou le revival des années 1980 (23 septembre 2020).

C’est peut-être cette entrée historique dans la critique de design qui la fait renouer avec la veine didactique exploitée par Michèle Champenois. Sur les objets, elle crée en 2021 « Un jour, un objet fait en France » (saison 1 et saison 2). Et, en collaboration avec Anne-Lise Carlo, Isabelle Mériel et Yoanna Sultan R’bibo, elle produit « 50 objets, 50 histoires qui ont révolutionné le design », le 10 juillet 2020.

Il est cependant à noter que ce goût de l’histoire n’a rien de passéiste. Véronique Lorelle s’intéresse au présent et au futur du design. Pendant le confinement lié au Covid, elle publie Les designers inventent des objets anticoronavirus (13 mai 2020) ; dans une série intitulée « Quel design pour demain ? », elle signe Le design a le pouvoir de prolonger notre existence sur terre* (7 mai 2020), et L’open space doit être le lieu du collectif (13 mai 2020).

Anne-Lise Carlo semble polyvalente dans les sujets abordés mais décrypte le design au présent et, plus exactement, le périmètre géographique ou disciplinaire de ce champ. C’est notamment le cas dans Pourquoi le monde s’arrache les jeunes designers français (20 avril 2017), ou dans Le Portugal, l’autre pays du design (7 juin 2017). Elle interroge le lien entre design et espace public (Design : le bonheur est dans le trait, 3 janvier 2018), entre design et care (Le design en appui du corps humain*, 9 mars 2018, Le design à bras le corps, 10 mars 2018), ou la frontière entre design et art : dans Design et cinéma : les années 1960-1970 ont été une euphorie créative commune, elle réalise une interview d’Alexandra Midal (22 mai 2019), fouille ce thème dans Le design fait son cinéma (22 mai 2019). En matière de périmètre, il arrive également que, au gré des expositions, les articles questionnent la proximité entre design et art appliqué (L’art déco fait le beau, 9 juin 2020) ou entre design et politique (Design et nazisme, un rapprochement qui dérange*, 18 octobre 2019). Elle reprend aussi le fil de la sensibilisation au design à travers une chronique : Un jour, un objet a fait la France (2021), Les créatrices de design à suivre en 2021.*

Marie Godfrain publie plutôt des brèves sur la décoration, sur Prouvé (23 décembre 2011), Gaetano Pesce (28 décembre 2012), Eileen Gray, pionnière du design (15 février 2013), puis toute une série sur La beauté du geste (2020). Elle semble désormais plus proche du Monde magazine, où elle signe notamment des articles sur le care : Aux bons soins du design* (10 juin 2020).

2.2 Pour Libération

Pour les raisons techniques déjà mentionnées, l’exploration des archives de Libération est aisée mais moins étendue dans le temps que pour Le Monde. Une recherche faite à partir d’« esthétique industrielle » ne donne rien, quant à une investigation menée à partir de « stylisme » ou « styliste », par exemple, elle donne peu de résultats, quasiment tous indexés au seul domaine de la mode.

Une recherche engagée à partir de « design » ou « designer » est beaucoup plus représentative, le terme de « design » étant désormais passé dans le langage courant au point de supplanter les autres. Cette recherche livre les noms de Marie-Lechner (127 articles portent sur le design et le numérique), d’Erwan Cario et Olivier Séguret avec, respectivement, 106 articles pour le premier et 102 pour le second qui, tous, portent sur le Game design. Les 91 articles de Dominique Poiret traitent du design en lien avec l’événementiel.

C’est en effet le nom d’Anne-Marie Fèvre qui s’impose avec 820 contributions sur le design : ses articles composent une véritable œuvre de critique de design et font pendant à ceux de Michèle Champenois pour Le Monde. Cela ne devrait pas nous étonner car Anne-Marie Fèvre s’en est expliquée, notamment dans la conférence qu’elle a donnée à Paris 1, dans le cycle intitulé Design, Arts, Médias21. Quand elle a décidé de porter le flambeau du design au sein du service culture de Libération, son idée n’était pas de parler de choses jolies, un brin « arty », mais de montrer la profondeur historique, sociologique, politique du design et de faire l’analyse des sujets comme on le ferait pour une autre rubrique réputée plus sérieuse.

Les articles d’Anne-Marie Fèvre peuvent s’ordonner en cinq catégories qui, des années 90 à 2020 se chevauchent. Les années sont ici moins importantes que les regroupements possibles.

2.2.1 Les brèves de la fin des années 90 début des années 2000

On peut tout d’abord considérer les débuts, avec des encarts nommés « critiques » qui prennent la forme de brèves. Ces textes concernent, par exemple, Dix designers à pas feutrés à propos de l’exposition réalisée à Mouzon, au musée du feutre, Prouvé (26 mai 2001), des pièces rares de Sottsass exposées par la Galerie Néotu (21 février 2000), ou la critique de l’exposition de Bordeaux consacrée au design britannique et intitulée Critique de l’objet pur (28 juin 2000), que nous pourrions citer en guise d’exemple :

« Qu'est-ce qu'une Faraday Chair ? C'est un siège qui protège son occupant contre le bombardement incessant des signaux électroniques. Pour avoir ce genre d'idées subversives, Anthony Dunne et Fiona Raby, les auteurs anglais sont même payés par le Royal College of Art. On les a remarqués à l'exposition laboratoire "lost & found", à Bordeaux. En fusion avec une quarantaine de designers, stylistes et graphistes britanniques, aux filiations cosmopolites, ces deux "chercheurs" posent la question : "Quel est le rôle du designer dans un monde déjà submergé par un flot de nuisances, envahi par la surproduction et happé par les médias22 ?" Autour de l'idée de "l'objet trouvé" (ou "retrouvé"), les réponses des créateurs fusent et fomentent une critique radicale de la Grande-Bretagne. Au rythme cadencé d'avertissements politiques, "Vous êtes surveillés" ou "Qu'avez-vous jeté ce week-end ?", on retrouve évidemment le travail de défricheurs devenus stars comme Tom Dixon (Star-lamp), une grande iconoclaste comme Vivienne Westwood et ses bottes militaires marron-rouge au talon aiguille démesuré... Et le porte-manteau déshabillé Hut Ab, élégant-pauvre, simplement complexe, de Konstantin Grcic ; les Lampes seaux, ustensiles de maçon retournés,"jaune comme un mélange de banane et de la crème anglaise", de Michael Marriott ; la chaise Rough and Ready, meuble de survie (une vieille couverture attachée à un cadre de bois) dénonçant "la dimension orgueilleuse du design. Un Star vase gonflable mais pas gonflant d'un ex-enfant Lego, Nick Crosbie, du groupe Inflate avec les frères Sodeau...Toute la "British Touch 90", dans un tableau innovant, interactif et farfelu, scénographié par un groupe d'architectes féminin : "muf" ».

Le ton critique et humoristique, voire caustique, est donné.

2.2.2 Les événements contextualisés de 2000 à 2015

En une dizaine d’années, les textes courts vont s’allonger sans perdre leur ton initial comme en témoigne, par exemple, Tendance. Intérieurs. Fantasia chez les poufs. Humour, extravagance, poésie* (15 janvier 2000). Ils concernent des critiques dont la particularité est de replacer le sujet dans un contexte économique, historique ou politique. Il s’agit par exemple d’interroger la logique économico-culturelle d’Alessi (16 mai 2003), et celle des petits éditeurs (28 février 2013), de retracer l’histoire de ce champ sous forme d’Abécédaire du design* (9 septembre 2011), de mettre en lumière la dimension politique de la biennale de Saint-Étienne quand celle-ci choisit des thématiques qui, relatives à la fiction, semblent pourtant éloignées de ce type d’analyse. C’est notamment le fait de l’article intitulé, en plagiant le titre de l’événement (Les androïdes rêvent-ils de cochons électriques ?, qui lui-même s’inspire du roman Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? de l'écrivain Philip K. Dick) : Les humanoïdes rêvent-ils d’être des moutons numériques ? (25 mars 2013). L’on retrouve la même veine dans Quand le design fait sa « politique fiction* » (17 juin 2012).

2.2.3 Les portraits de designers de 2000 à 2015

Un tournant semble s’opérer vers 2010, quand les brèves s’allongent. Ce cap est important : pour Anne-Marie Fèvre, il s’agit surtout, tout en ne cédant ni sur le ton humoristique ni sur l’angle de vue historique, politique ou économique, de réaliser des « portraits ». Ceux-ci concernent les personnes (qui prennent parfois la forme d’interviews23), mais aussi les objets ou, plus largement, des productions de design. Parmi les plus saillants et représentatifs de cette double entrée, on peut retenir Pierre Paulin, État de sièges* (23 juillet 2007), la virulente critique consacrée à Matali Crasset — Et vous trouvez sabot* ? (15 janvier 2000) — l’interview du critique de design Pierre Staudenmeyer à propos de Philippe Starck (Tendances 19 février 2000).

Mais, le critique ayant pour tâche de discerner entre le bon grain et l’ivraie, Anne-Marie Fèvre rend aussi hommage à l’esprit critique de certains designers dans des articles dont les titres sont parfois en eux-mêmes révélateurs. Nous pensons à l’article consacré à Prouvé (1er février 2002), à celui intitulé Les 400 coups de Tallon* (16 septembre 2005). Plus proche de nous, une série d’articles renvoie aux frères Bouroullec — nous retenons Les frères Bouroullec, « hédonistes underground » (20 janvier 2011), Les frères Bouroullec, un grand moment* (1er mai 2013) — qui ne doivent pas faire oublier le lien établi entre le grand écrivain Amoz Oz et Tel Aviv, la bulle créative (26 septembre 2011), le portrait de Didier Faustino, appréhendé en tant qu’architecte critique (Dans le ventre de l’architecte, 16 février 2012), les articles engagés en faveur du malien Cheick Diallo (Je voulais faire de l’or avec ce qui sort des poubelles*, 26 avril 2013), de l’italien Andrea Branzi, radicalement vôtre (27 octobre 2014), d’une femme exceptionnelle dans un monde d’hommes à propos d’Andrée Putman, noir sur blanc* (4 janvier 2011), de l’atelier Van Lieshout, Stupre et tremblements* (8 août 2013), ou d’une critique qui émane des interviewés eux-mêmes comme dans Neuf auteurs en quête de l’autre* (11 mars 2013).

2.2.4 Les critiques d’expositions thématiques, de livres et de lieux 2010-2015

À côté des articles sur des designers et leurs productions subsistent, même s’ils semblent moins relever de la catégorie « portraits », des critiques portant sur des thématiques qui renvoient à une forme d’exposition peu centrée sur une personne, même si ce format est moins pratiqué que la monographie. Parfois, ces critiques mettent en avant un pays (L’Espagne agite ses couleurs*, 27 août 2013), parfois une manière de pratiquer le projet (Les Kroll, une utopie habitée*, 12 octobre 2013), parfois des outils technologiques, tel le succès de la télécommande (Zappareil sans pareil*, 14 février 2014), l’impact du numérique sur le design (en co-écriture avec Annick Rivoire, Tendances Intérieurs. L'Internet, le dessin en 3D et le e-business bousculent les pratiques des designers et les modes de distribution. Assis sur du virtuel*, 25 mars 2000), ou des thèmes inattendus (Science-Fiction et design, planète inédite*\, 8 juin 2007).

Il arrive que ces critiques concernent des livres : celui où Alexandra Midal retrace l’histoire du design (12 décembre 2009), celui que le critique Gilles de Bure consacre aux designers qu’il a connus (Que sont mes amis devenus, 16 juillet 2013), celui du livre critique que Ruedi Bauer, designer et théoricien, publie sur les systèmes graphiques24 (21 février 2014). Ou des lieux d’exposition de design émergents comme Vitra se fait une vitrine (22 juin 2007), la scénographie du Louvre-Lenz par Adrien Gardère dans Danse avec le Louvre* (19 mars 2013), ou le Frac Dunkerque (Le Frac Dunkerque dans une maison clone, 6 décembre 2013).

2.3 Pour Frieze/Design as an Attitude

Design as an Attitude25 se compose d’un « Prologue », de douze chapitres — qui sont autant de chroniques augmentées initialement parues dans Frieze — et d’« Annexes » qui renseignent sur l’auteur, les principaux designers cités et leurs projets. Il comporte en outre une « Bibliographie », un « Index des noms », des « Remerciements ».

Le « Prologue », sous-titré Design as an attitude, attribue le concept de « design attitudinal » à László Moholy-Nagy26. Le livre, qui emprunte son titre à ce designer et théoricien, s’inscrit ainsi d’emblée dans une approche sociale, culturelle, économique et politique qui voit dans le design une manière d’appréhender les problèmes de notre temps et la possibilité de « construire un monde meilleur ». Ce sont ces problèmes qui, pris en charge par le design attitudinal et les projets qui l’illustrent, c’est-à-dire par un design plus soucieux de répondre aux besoins réels des personnes que de défendre les intérêts et les principes canoniques d’une profession, permettent d’opérer un regroupement thématique des chapitres.

Un premier regroupement des chapitres concerne la définition du design, son histoire, et les questions qui lui sont inhérentes — celle de l’esthétique des produits, par exemple. Un second ensemble d’articles devenus chapitres traite des problèmes de notre temps, à savoir l’urgence environnementale, la crise de la justice sociale (migration, soins de santé), le rôle émancipateur des nouvelles technologies...

2.3.1 Définitions et questions inhérentes au design

C’est ainsi que le chapitre 1, « What Is Attitudinal Design ? », précise ce qu’Alice Rawsthorn entend par « design attitudinal27 ». Si le concept est forgé par László Moholy-Nagy, d’autres figures du design l’ont en effet incarné, à commencer par Willem Sandberg dont elle retrace l’histoire et brosse le portrait. Rappeler le rôle de faussaire joué par le futur directeur du Stedelijk Museum d'Amsterdam c’est, tout à la fois, souligner que ces faux papiers ont sauvé des centaines de juifs et d’opposants aux nazis, noter l’ingéniosité et le peu de moyens techniques dont disposait Willem Sandberg, défendre une approche attitudinale d’un design. Elle soutient qu’il s’agit d’un design résolument engagé, soucieux de relever les « défis sociaux, politiques, environnementaux et économiques déconcertants que The Economist appelle les “grands problèmes” ». Elle illustre enfin cette thèse en composant une sorte de galerie de designers, de nationalités et d’époques différentes, et en explicitant leurs projets les plus marquants.

« Spot the difference: Design and Art » entre dans la même catégorie définitionnelle de ce qu’est le design mais, dans ce second chapitre du livre, il s’agit de caractériser ce champ d’activités en le distinguant de l’art28. Pour opérer cette distinction, Alice Rawsthorn retrace, à grands traits, l’histoire du design de la Renaissance à nos jours. Elle part en effet du moment où l’art a été distingué, puis valorisé au détriment de l’artisanat et du design, pour s’arrêter à notre époque où designers, marchands, critiques et théoriciens entérinent cette hiérarchie afin de mieux défendre leurs intérêts financiers. Elle avance alors la fonctionnalité et l’engagement politico-social des projets comme un critère susceptible de supplanter le caractère visible du design — une forme d’attrait pour l’apparence des produits ou des espaces — qui, depuis toujours, fonde sa proximité avec l’art.

Le chapitre 3, intitulé « The Craft revival », entre dans cette catégorie définitionnelle29. Après avoir distingué le design de l’art, notre critique analyse l’engouement contemporains pour le faire — l’artisanat — qui semble saisir le grand public et certains designers. Afin de maintenir la distinction entre design et artisanat, elle retrace l’histoire conjointe de ces deux domaines et montre en quoi les « makers » ne sont plus tout à fait des artisans au sens traditionnel — notamment manuel — du terme.

Le chapitre 11 — « Design and Desire » — ressortit aux questions définitionnelles propres au design30. Toutefois, il ne s’agit plus de définir ce champ en lui-même, ou par distinction avec des champs voisins, mais en interrogeant les qualités non négociables qui seraient les siennes. Alice Rawsthorn met alors en lumière toute la complexité inhérente à l’honnêteté, la fonctionnalité, la sensualité, le caractère responsable et éthique du design à l’œuvre. Elle interroge ainsi la part de désir que ces supposées qualités du design recèlent.

En revanche, le chapitre 4 — « The Descent of objects » — ne porte plus directement sur des problèmes de définitions du design, mais sur les objets auxquels celui-ci donne vie : il fait ainsi montre d’une préoccupation de notre critique pour les problèmes inhérents au design31. Pour retracer « l’origine des objets », Alice Rawsthorn opère en effet un rapprochement avec l’Origine des espèces où Darwin explique la loi de la sélection naturelle. De même que certaines espèces survivent alors que d’autres disparaissent à la faveur d’un atout que certaines possèdent et d’autres pas, certains objets se révèlent moins adaptés au marché que des produits concurrents. C’est du problème de l’obsolescence des objets — problème inhérent au design — dont il est question.

Dans la même veine, le chapitre 5, « Back to the future », analyse « l'icône du hamburger ». Le but est de rappeler l’utilité de ces trois petits traits horizontaux — remplacer les longs menus cachés de nos ordinateurs portables, tablettes, téléphones et autres appareils numériques — pour mieux poser la question de l’esthétique des interfaces utilisateurs et, plus largement, celle de l’esthétique à l’œuvre dans le domaine du design numérique32. En retraçant l’histoire des ordinateurs dominée par le souci de rendre ces machines utilisables par le plus grand nombre, Alice Rawsthorn montre que leur esthétique demeure pauvre, peu novatrice, tendue entre des excès skeuomorphiques et l’épure du « flat design ». Ici, il ne s’agit plus de définir le design, mais d’en interroger une des qualités jugées primordiales, à savoir l’esthétique, et la capacité des designers à la renouveler.

En partant de l’exemple d’une prothèse n’existant qu’en deux tailles, le neuvième chapitre, intitulé « Choices, Choices, Choices33 », s’attache quant à lui au problème de standard en design introduit par le fonctionnalisme et la fabrication en série des produits. Il pose la question du choix des personnes concernées par tel ou tel produit au sein même du design.

Le chapitre 8, « The fun of the Fair », porte sur le salon du meuble de Milan, son histoire et sa pérennité, tout en posant le problème de l’innovation34. Alice Rawsthorn s’étonne en effet de l’importance donnée à un événement qui ne vise, somme toute, qu’un domaine particulier du design, alors même que l’innovation en design concerne plutôt des préoccupations sociétales telles que la reconstruction de services sociaux dysfonctionnels. Au nom du design attitudinal, elle dénonce alors le « sensationnalisme » et la « mobilierisation » du design par un salon qui confond promotion et innovation. Elle voit dans le numérique et d’autres événements plus modestes — les biennales du design de Ljubljana et d'Istanbul, les semaines du design de Pékin et de Vienne, la semaine du design néerlandais d'Eindhoven — autant de leviers potentiels pour sortir de cette situation. Là encore, à propos de l’innovation, ce chapitre soulève un problème inhérent au champ du design.

2.3.2 Les grands problèmes de sociétés  

D’une certaine façon, le chapitre 8 fait le lien avec le chapitre 10 qui, intitulé « Out of Control », traite lui aussi de l’innovation, mais sous un angle moins factuel que le salon du meuble de Milan35. Il pose en effet le problème de la peur éprouvée à l’égard de ce qui est nouveau et, de façon plus précise, il interroge la place du design face aux nouvelles technologies et au développement de l’Intelligence artificielle. À l’image de ce qu’il a réalisé pour nous convaincre d’utiliser les escalators, par exemple, le design doit-il nous encourager à résister à cet essor ou, au contraire, nous expliquer comment utiliser — contrôler — ces nouveaux produits ? Telle est la question posée.

Le chapitre 6, « Is Design Still a (Cis)Man's World ? », analyse les stéréotypes de genre et les obstacles que rencontrent les femmes dès lors qu’elles veulent étudier le design et faire carrière dans ce domaine36. À travers des exemples de femmes designers aujourd’hui reconnues, Alice Rawsthorn rappelle qu’elles furent sans cesse renvoyées à des secteurs d’activités jugés plus féminins, traitées en tant que « femme de... » Elle interroge alors la façon dont l’histoire du design est présentée dans les livres, et l’évolution possible de ce domaine grâce aux défis que les femmes ont relevés, notamment dans le champ du design social.

Après avoir interrogé la place des femmes dans le design, c’est du problème des designers noirs dont il est question. Le chapitre 7, « Design's Color Problem », s’ouvre en effet sur le portrait d’Emory Douglas et sur le rôle que celui-ci a joué, notamment en tant que graphiste, au sein du Black Panther Party37. C’est l’occasion, pour Alice Rawsthorn, d’interroger le peu de place faite aux designers noirs et, plus largement, le fait que le design, moins ouvert que d’autres disciplines créatives aux diversités ethniques, demeure un monde d’hommes blancs. Elle défend alors l’idée que le modernisme a créé des standards économiques tout autant que culturels en valorisant l’idée de produits standardisés. Elle conclut qu’il faudrait vaincre cet appauvrissement compte tenu de l’omniprésence du design dans nos vies.

Le chapitre 12, « When the Worst Comes to the Worst », s’attache quant à lui au design aux prises avec l’humanitaire38. Alice Rawsthorn brosse le portrait de l'architecte néerlandais Jan Willem Petersen dont l’action a consisté à évaluer l’action de la Task Force Uruzgan en Afghanistan. Elle rappelle qu’il s’agissait d’un programme initié par le gouvernement néerlandais pour « concevoir et à construire de nouvelles maisons, des écoles, des hôpitaux, des routes, des ponts, des mosquées, des usines, des prisons et un aéroport ». Prenant appui sur le rapport remis par Petersen, et sur les échecs que ce dernier pointe, Alice Rawsthorn avance alors que, pour pouvoir réussir, le design en contexte humanitaire devrait se fonder sur des acteurs locaux, qu’il devrait être reconnu comme design attitudinal et soutenu contre le stéréotype qui le réduit encore à une affaire de stylisme à vocation commerciale, qu’il devrait tirer parti du numérique et des nouvelles formes de financement qui lui sont associées.

Nous venons de livrer quelques éléments de méthode afin de justifier nos choix en matière de média et d’auteurs. Un premier déblaiement a permis de justifier les articles/chapitres retenus. Il est à présent temps de recourir aux textes composant notre anthologie consacrée à la critique de design.

À ce tour d’horizon vient s’ajouter une première recherche dans les archives du Monde magazine ; recherche grandement facilitée par la publication et le commentaire des couvertures à l’occasion du 500ème numéro de cet hebdomadaire. À propos du design, on peut ainsi relever le nom de Frédéric Tixier pour un numéro titrant « Le Monde selon IKEA » (27 juillet 2013), un numéro consacré à Hyères en date du 5 juillet 2014, ou un reportage de Vanessa Schneider – assistée de Jean-Claude Coutausse pour la photographie – qui obtient de François Hollande, pour le numéro du 18 octobre 2014, de pouvoir photographier le salon commandé à Pierre Paulin par Claude et Georges Pompidou. Le numéro du 10 octobre 2015 est consacré à un Spécial design sur « La nature des choses (et le sacre du vintage) », tandis que le 22 octobre 2016 un autre spécial design part « sur les traces des chineurs ». Le numéro du 1er avril 2017, un autre Spécial design, titre sur la triennale de « Milan, temple du goût », alors que le 14 octobre 2017 un Spécial design est consacré à l’école anglaise. L’année d’après, le magazine du 14 avril 2018 titre sur « Grand chic et décadence. Le Monde magazine du 6 avril 2019 titre sur les Bouroullec, tandis que celui du 19 octobre 2019 est placé, si l’on peut dire, « sous influence japonaise ». En 2020, le numéro en date du 18 avril 2020, un spécial design, s’arrête sur « le filon des rééditions », tandis que le 17 octobre 2020 le magazine s’attarde sur la « paix intérieure et canapé ».  
Pour ce qui concerne le versant hebdomadaire du Monde, il faut aussi noter l’avènement, à partir du 27 septembre 2019, du podcast « Le Goût de M » qui, réalisé et présenté par la journaliste et productrice Géraldine Sarratia, donne la parole à des personnalités issues de la culture, de la mode, du design, de l’architecture ou de la cuisine, pour rapporter et analyser leur histoire personnelle du goût.
Nous pourrions y revenir, nous même ou notre lecteur, lors d’un complément d’anthologie pour avoir une image sans doute plus nuancée que celle que notre ouvrage présente ici.


  1. JOLLANT-KNEEBONE, Françoise, La critique en design. Contribution à une anthologie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2003, p. 297-301. 

  2. Cf. https://www.nouvelobs.com/design/, consulté le 4 mai 2021. 

  3. Voir https://www.nouvelobs.com/recherche?referer=nouvelobs&q=design, consulté le 4 mai 2021. 

  4. Aller à https://www.lexpress.fr/recherche?search_submit=&q=design, consulté le 4 mai 2021. 

  5. Soit Le Figaro, autre exemple de quotidien issu de la presse généraliste : une recherche par mots clés — design, par exemple — peut être affinée par le choix de rubriques (Sites, Sociétés, Mots-clés, etc.) Si l’on clique sur Mots-clés (préétablis), on obtient Mode, Déco et Design, Design, Fashion week, Défilés, Prêt-à-porter. Et si l’on clique de nouveau sur Design (en ayant le sentiment qu’une partie des informations contenue dans « Déco et design » sera perdue), on s’aperçoit que les entrées proposées ne mentionnent pas l’auteur de l’article. Là encore, il faut donc les ouvrir pour pouvoir distinguer entre un contributeur occasionnel et un journaliste spécialisé dans la critique de design. 

  6. https://www.lemonde.fr/recherche/?search_keywords=design&start_at=19%2F12%2F1944&end_at=04%2F05%2F2021&search_sort=relevance_desc, consulté le 4 mai 2021. 

  7. Cf. https://www.liberation.fr/recherche/?query=design, consulté le 4 mai 2021. 

  8. Voir à ce propos la « Bibliographie » proposée en fin d’ouvrage : JOLLANT-KNEEBONE, Françoise, La critique en design. Contribution à une anthologie, op. cit., p. 295-302. Les articles sont cités p. 25 et 33 du livre dans « Genius loci, design état des lieux », contribution de Françoise Jollant-Kneebone à son propre ouvrage. 

  9. https://lccn.loc.gov/sn94021607, consulté le 4 mai 2021. 

  10. Véronique, LORELLE, Le design a le pouvoir de prolonger notre existence sur terre (7 mai 2020). L’article figure parmi les textes retenus dans la présente anthologie. 

  11. Pour les titres complets et la liste des livres : http://alicerawsthorn.com/books.php, consulté le 30 janvier 2020. 

  12. Cf. http://alicerawsthorn.com/index.php, consulté le 4 mai 2021. Pour la liste des articles, voir http://alicerawsthorn.com/journalism.php?media=iht (pour le New York Times) et http://alicerawsthorn.com/journalism.php?media=om (pour d’autres supports de publication). Design as a attitude a été publié en 2018, chez JRP|Editions et aux Presses du Réel. 

  13. Dans un courriel en date du 15 septembre 2021, Le Monde nous a déclaré ne pas ne posséder les droits pour un certain nombre d’articles que nous souhaitons diffuser et nous ne sommes pas arrivée à contacter directement les auteurs ou leurs ayants-droits. Il s’agit des articles de Georges Patrix, de Jacques Michel, de Marylène Delphis que nous republions. Pour ce qui concerne Michèle Champenois, nous n’avons les droits que pour Design européen, 20 ans d’années folles (22 novembre 2002). Si ces auteurs ou leurs ayants droits se manifestent à la lecture de cette anthologie, et prennent contact avec nous, nous régulariserons cette situation. 

  14. Pour ce qui concerne ces textes, nous renvoyons à la note précédente. 

  15. CCI signifie Centre de Création Industrielle. 

  16. ENSCI signifie École Nationale Supérieure de Création Industrielle. 

  17. Au-delà du sujet de cette anthologie, notons que l’intérêt de Michèle Champenois pour la formation se traduit par des émissions de vulgarisation du design. L’article Des objets en pleine forme, en date du 10 juin 1985, fait état de 25 films d’une minute autour des objets témoins des années 70 sur TF1. Elle y commente et explique pourquoi lier design et culture n’attire pas l’industrie… Elle y reviendra en 2003, preuve que cet intérêt pour la vulgarisation ne l’aura pas abandonnée, à propos de la série « Design » sur Arte. 

  18. Si nous n’avons pas retenu ses articles, c’est uniquement parce que nous avons voulu consacrer la présente anthologie au design « stricto sensu » et non confondu avec l’ensemble des champs de la conception : architecture, urbanisme, paysagisme. 

  19. On peut en effet signaler les noms d’Emmanuelle Lequeux pour l’architecture, et de Jean-Michel Normand pour le design automobile, mais ces contributions sont moins dans notre sujet et relativement peu nombreuses. À ces noms on peut ajouter ceux de contributeurs plus occasionnels ou spécialisés. Il s’agit de Mélina Gazsi, qui écrit sur les éditeurs en général, d’Isabelle Régnier pour l’architecture, ou de Corine Lesnes, qui a pu développer des articles sur le Design thinking, de Clément Ghys qui, à l’occasion, écrit sur Enzo Mari, de Laurent Carpentier qui s’est intéressé à la collection d’Alexander von Vegesac à BoisBuchet, de Nicolas Santolaria qui s’arrête sur la fin du catalogue IKEA, de Marie-Aude Roux sur le design sonore, etc. 

  20. Parmi ces portraits figurent aussi les nécrologies : Mort du designer italien Achille Castiglioni, le 11 décembre 2002, Ettorre Sottsass architecte et designer italien le 5 janvier 2008, Hans Wegner, designer danois, 12 février 2007, Pierre Paulin, le 16 juin 2009, Roger Tallon designer, concepteur du TGV Atlantique, 25 octobre 2011… 

  21. Pour un podcast de cette conférence, voir : https://youtu.be/5eLGSsSEqBg. On peut aussi se référer à l’interview accordée à Christophe Bardin pour la revue Design, Arts, Médias : https://journal.dampress.org/words/jalons-pour-une-histoire-de-la-biennale-internationale-design-saint-etienne-5-entretien-avec-anne-marie-fevre 

  22. « Catalogue : textes des concepteurs de l'exposition » : cette note est d’Anne-Marie Fèvre. 

  23. Il s’agit parfois, comme pour ses collègues journalistes du Monde, de nécrologies : Tous les talents de Roger Tallon, 22 octobre 2011, La styliste Andrée Putman est morte, 20 janvier 2013, etc. 

  24. Il est vrai qu’Anne-Marie Fèvre s’est intéressée au design graphique en le distinguant bien de la communication. Voir par exemple les articles consacrés à Echirolles en date du 20 et du 30 novembre 2000. 

  25. Nous utilisons l'édition de 2020. Alice RAWSTHORN, Design as an Attitude, Genève, JRP|Editions et Dijon, les Presses du réel, 2020. Signalons que chaque chapitre fait, en moyenne, une dizaine de pages, ce qui compense le déséquilibre apparent avec le nombre d’articles retenus pour Le Monde et Libération

  26. Alice RAWSTHORN Design as an Attitude, op. cit., p. 3-14. 

  27. Ibidem, p. 15-26. 

  28. Ibidem, p. 28-37. 

  29. Ibid., p. 37-49. 

  30. Id., p. 119-129. 

  31. Id., p. 49-57. 

  32. Id., p. 57-65. 

  33. Id., p. 95-107. 

  34. Id., p. 86-95. 

  35. Id., p. 107-119. 

  36. Id., p. 65-75. 

  37. Id., p. 75-85. 

  38. Id., p. 129-141.