4. Une nouvelle matérialité
4.1 La matérialité au prisme d’une méthode analytique
Comme nous avons pu l’évoquer en ouverture de cette anthologie, la distinction qui s’opère, pour Henri Focillon, entre matières naturelles ou artificielles tend à nous faire penser que, particulièrement dans le cadre de pratiques induisant une production de matières artificielles, à l’image des technologies du numérique, il est nécessaire de revoir nos grilles interprétatives. Il nous paraît important d’appuyer le fait que les textes sélectionnés servent d’exemples en ce qu’ils proposent, non pas strictement un discours sur la forme, mais bien un engagement vers une nouvelle pensée de la matérialité. Le médium n’y est jamais neutre. Dans cette nouvelle matérialité, le médium n’est jamais un simple support ou une expression formelle de la matière mais bien une partie intégrante du travail de création et de son interprétation subséquente. La forme n’y suit pas indubitablement la fonction. Elle est la résultante d’un travail spécifique, combinant la pensée et son artefact d’incarnation. Elle découle d’une expérimentation visant à donner forme au discours par le médium, et d’en accepter ses caractéristiques matérielles. L'appréhension des conditions matérielles de la conception nous paraît d’autant plus importante qu’il nous semble exister un faux postulat de l’immatérialité des médias numériques ; les machines ne sont en rien immatérielles, elles donnent corps à des logiques traduites en code et incarnées dans/par un agencement stratifié de médias.
En somme, en ce qui concerne les médias et la conception formelle, l’immatérialité serait un « mythe », pour reprendre le vocable du philosophe James H. Moor, tout comme le serait la séparation symbolique entre les infrastructures techniques et les logiques computationnelles1. Selon Christiane Paul, se conformant à la terminologie de Tiziana Terranova, l’immatérialité se définit comme des liens entre des matérialités, faisant écho à la stratification technique des machines2. Cela ne signifie pas pour autant que la matérialité « numérique » ne possède pas des caractéristiques qui lui sont propres. Simplement qu’il nous faudrait établir un nouveau modèle analytique rendant possible la compréhension de ces systèmes complexes, fragmentés et interconnectés. Certaines auteures, comme Katherine Hayles et Estelle Zhong dont nous présentons les textes dans cette anthologie, nous invitent à penser la matérialité au sein de ces dynamiques complexes, à la fois dans sa dimension technologique et de par les aspects et enjeux de la médiation. Toutes deux proposent d’étendre le champ de la matérialité pour s’accommoder de la complexité des systèmes, et ce, afin de rendre possible une nouvelle méthode analytique, propre aux structures des pratiques des médias contemporains. En tout état de cause, l’argument méthodologique en faveur de l’inévitable prise en compte du médium dans l’approche créative repose sur quelque chose de l’ordre de l’évidence, évoquée par d’autres, à l’instar de Johanna Drucker :
« toutes les images sont encodées par leurs technologies de production et incarnent les qualités des médias dans lesquels elles existent. Ces qualités font partie de l'information de l’image. Il suffit de penser à la rapidité avec laquelle la qualité de l'image via une sortie numérique ou même la résolution de l'écran s'identifie à un moment spécifique de l'histoire3. »
Dans son article de 2004 intitulé « L'imprimé est plat, le code est profond : l'importance de l'analyse spécifique par médias », originalement publié dans Poetics Today et que nous avons traduit ici, Katherine Nancy Hayles s'interroge sur la matérialité narrative, ou la corrélation entre les caractéristiques physiques d'un récit et ses stratégies signifiantes. Hayles décrit la façon dont les liens hypertextes des années 1980 ont donné naissance à une nouvelle forme de récit numérique interactif. Elle postule que tout texte est instancié, c’est-à-dire qu’il est le résultat d’un processus répétable qui donne une forme concrète dans un médium (le texte en tant qu’image) à de l’abstraction (le texte en tant que discours). Elle insiste sur le fait que la nature du médium dans lequel ils sont instanciés a de l'importance. Elle propose de reconsidérer la matérialité non pas comme une entité prédéterminée, mais comme un élément qui émerge suite à l’interaction entre les affordances du medium et la signification du récit.
Parmi divers exemples, Hayles mentionne le livre Universum (1969) de Maurizio Nannucci qui est relié sur les deux bords verticaux, empêchant finalement la lecture du livre. Ou encore, le web roman The Book of Going Forth by Day (en cours) de M. D. Coverley, qui traite de la spiritualité de l'Égypte ancienne tout en utilisant le formatage spatial des hiéroglyphes, obligeant le lecteur à naviguer entre des panneaux horizontaux et verticaux qui relaient séparément les détails narratifs et factuels de l'histoire. La matérialité est, en ce sens, une interaction réciproque entre, d’une part, le texte dans sa dimension graphique/plastique et, d’autre part, le texte dans sa dimension discursive, l’ensemble étant le support interprétatif des lecteurs. L’auteure nous incite à penser que la matérialité ne peut être prédéterminée, elle est plutôt le fruit de l'interaction aux frontières entre les propriétés physiques et conceptuelles et l'interprétation, ou entre l'utilisateur et l'artefact. L’artefact nous informe sur son système d’inscription, aussi complexe et stratifié soit-il. La matérialité du médium créatif est alors, au-delà de ce qui constitue l'œuvre, la qualité qui révèle les technicités et parfois l'opacité perçue du médium. À ce titre, nous pensons qu’il est pertinent d’examiner les pratiques créatives qui considèrent le médium à la fois comme un support matériel et comme une matérialité communicative, générant de la connaissance par son incarnation dans un médium. L’interprétation de cette nouvelle matérialité semble nécessiter deux choses : 1) comprendre ce qui est encodé dans cette matérialité 2) disposer d’un appareillage technique et conceptuel permettant d'accéder aux strates difficilement accessibles, particulièrement dans des espaces technologiques.
Le texte de Katherine Hayles s’appuie sur l’opposition code/print, traitant par conséquent spécifiquement de la question du texte. La production de textes, prise dans sa dimension électronique, est à entendre comme un processus faisant converger un discours et sa matérialité vers un artefact qui informe son lecteur davantage qu’un sens détaché de la forme ; l’image du texte « incarne » les qualités du médium pour laisser transparaître la matérialité technique du discours. Pour nous aider à (ré)appréhender la littérature – et par extension, toutes formes de créations esthétiques – il nous faudrait repenser notre modèle de lecture, d’analyse. En ce sens, le texte de Katherine Hayles est une invitation à une nouvelle méthodologie analytique qui comprendrait, dans tous les cas, une prise en compte du médium d’inscription des textes – voire de l’hypertexte dont elle délimite les spécificités ainsi : le dynamisme de leurs images ; le codage analogique et numérique ; la fragmentation et la recombinaison ; la profondeur et le fonctionnement en trois dimensions ; les langages multiples ; la capacité à muter et à se transformer ; l'existence d'espaces pour naviguer ; la distribution dans des environnements cognitifs ; et l'initiation et la demande de pratiques de lecture cyborg4.
À travers ces spécificités, Hayles relève une particularité importante du médium numérique, dont les couches restent invisibles et inaccessibles à la plupart des utilisateurs. Ce qui l’amène à confirmer la maxime présente dans le titre de l’article : « print is flat, code is deep ». Ce sont ces spécificités, à la fois techniques et conceptuelles, qui établissent les bases d’une matérialité ouverte aux systèmes complexes, et qui dans le but de ne pas exclure le médium d’instanciation de l’interprétation des discours, incite à mettre au point une nouvelle approche analytique. Elle propose l’analyse spécifique par médias ASM (media specific analysis) comme une méthode qui se démarque de la dichotomie similarité et différence (« similarity and difference ») au profit de celle, plus adaptée aux pratiques multi-médiatiques de simulation et instanciation (« simulation and instantiation ») ; ce déplacement méthodologique étend le champ lexical de l’analyse littéraire (imprimé, livre, texte etc.) en incluant des locutions plus pertinentes aux médias numériques (écran, programme, code, etc.) dont les caractéristiques découlent de cette nouvelle dichotomie simulation/instanciation.
Pour soutenir cette réflexion, elle postule qu’en revenant au texte fondateur de l’hypertextualité de Vannevar Bush, « As We May Think5 », l’hypertexte ne concerne pas strictement les objets digitaux mais les textes dans leur ensemble, puisque le système de stockage idéal théorisé par Bush, le memex, est un dispositif mécanique s’appuyant sur l’hypertextualité pour organiser des associations séquentielles de microfilms. Le système hypertextuel étant syntaxique, structurel et distinctif et généralement organisé en unités appelées nœuds ou paquets et interconnectées par des liens, n'était pas destiné à être strictement électronique mais électromécanique. Hayles démontre, à travers cet exemple, comment la méthodologie d’analyse spécifique au médium (medium specific analysis) permet de révéler comment un genre littéraire mute et se transforme quand il est instancié dans divers médias. Elle cite à titre d’exemple les différences de réflexion sur les polices de caractères ou les couleurs des textes écrits sur un ordinateur comparées à une écriture manuscrite voire même à une machine à écrire. En ce sens, elle suggère que pour comprendre la littérature, il est nécessaire de considérer le texte comme une instanciation, incarnée dans un médium. Ce sont les interactions entre les incarnations rhétoriques, linguistiques et les autres pratiques littéraires qui produisent ce que l’on nomme communément la littérature.
En conséquence, l’ASM, que propose l’argumentation de Hayles, s’oppose théoriquement à l’idée selon laquelle le copyright ne repose que sur les contenus des textes – négligeant de facto la matérialité de l’instanciation – et lui préfère une approche incluant à la fois le texte et sa forme (son médium, print ou écran etc.). En d’autres termes, la propriété intellectuelle n’est pas medium-specific, et ne concerne donc pas l’instanciation (Hayles note les quelques exceptions où la forme s’impose comme objet de la création littéraire, comme par exemple la poésie concrète). Or, penser que l’électronique, et a fortiori l’ordinateur, permet l’indistinction du texte importé depuis d'autres supports et du texte source ne peut être entendu que parce que l’ordinateur est la machine de simulation la plus bluffante, ne laissant transparaître de surcroît que de la ressemblance analogique.
Pourtant, il ne faut pas oublier que cette simulation n’est possible que par les conditions matérielles de la machine, qui sont de fait profondément différentes des conditions de l’imprimé et répondent des spécificités évoquées plus haut. La proposition d’ASM par Hayles ne fait pas prévaloir la matérialité du texte sur sa sémantique ; elle propose simplement de considérer la matérialité du texte comme un élément constitutif d’une dynamique complexe entre le sens et sa forme technique, en d’autres termes, entre les caractéristiques physiques du texte et ses stratégies sémantiques. Ce faisant, il est alors possible d’appréhender le texte à la fois comme une entité incarnée tout en conservant son potentiel interprétatif. Sur ce point, elle s’attache à ne pas glisser dans un discours faisant inexorablement primer le médium sur l’intention. À l’instar des propositions de Friedrich Kittler6, Hayles invite à focaliser le travail analytique sur les influences qu’ont les médias sur la production du discours. De fait, les enjeux de la matérialité comme méthode analytique implique la prise en considération d’une nouvelle organisation de la relation auteur/médium, l’auteur allemand allant jusqu’à argumenter de façon assez provocatrice la mort de l’auteur7. En contrepoint, les potentialités offertes par les conditions techniques de la production hypertextuelle collaborative pourraient être considérées comme rendant possible non pas la mort de l’auteur, mais l’émergence d’un multi-auteur8. Nous pensons que ces outils méthodologiques d’analyse que suggèrent Hayles sont d’excellents éléments de départ d’une réflexion sur la nouvelle matérialité du texte et dont il serait intéressant d’approfondir l’analyse en vue de l’élaboration d’une pensée de la matérialité comme méthode analytique.
4.2. La matérialité comme méthode de création
Les formes d'art contemporain se sont éloignées de la critique de Clement Greenberg9 qui, dans sa défense de l’art abstrait américain, recherchait l'autonomie et la spécificité d'un support technique, pour se tourner vers des pratiques qui hybrident diverses approches conceptuelles du médium. Après l'intégration des médias de masse quotidiens qui a conduit au vaste développement de nouvelles pratiques artistiques, des installations aux happenings, de l’art à l’ordinateur à l’art numérique, en passant par le process art, des théoriciennes et théoriciens continuent d’explorer la manière dont les nouvelles pratiques artistiques modifient progressivement le primat de la matérialité d'une œuvre d'art sur sa signification. Selon Lev Manovich, « si la typologie traditionnelle était basée sur la différence des matériaux utilisés dans la pratique artistique, les nouveaux médiums permettaient l'utilisation de différents matériaux dans des combinaisons arbitraires (installation), ou, pire encore, visaient à dématérialiser l'objet d'art (art conceptuel10). »
Ce qui caractérise la matérialité d’un médium esthétique et artistique a donc évolué, nécessitant de nouveaux outils méthodologiques et analytiques pour répondre aux multiples dimensions conceptuelles, interactives, et communicatives de la production des œuvres d'art contemporaines. Ce faisant, ces nouvelles conditions techniques ont permis le détachement progressif de pratiques davantage picturales au profit d'autres, collaboratives, animées par la volonté de traduire dans des dispositifs les dynamiques de systèmes complexes où les lignes de démarcation du médium semblent plus ténues, comme les pratiques multi-médiatiques ou en réseau.
Dans l’article d’Estelle Zhong que nous publions, l’auteure traite de la matérialité de l’art participatif autant dans son aspect tangible qu’immatériel. En effet, elle s’appuie sur les propos de Gilbert Simondon afin de soutenir que la matière peut être manipulable comme on l’entend au sens premier du terme, cependant elle peut également être définie comme un ensemble d’informations qui relèvent du non visible. Il semblerait alors que la matérialité s’étende tant au domaine de l’évident, du concret, que de l’impalpable, de l’imperceptible. Elle met alors la notion de matière en tension avec celle de forme au sein de son propos en remettant en question la théorie de l’hylémorphisme qui, initiée par Aristote, suggère que la forme s’impose inévitablement à cette matière11. Estelle Zhong introduit son propos en revenant sur le tournant de l’art participatif dans les années 1970 où l’on commence à réellement fonder le projet sur la participation du public à l'œuvre. Seulement, le fonctionnement de cet art tend à s’appuyer automatiquement sur l’hylémorphisme comme le soutient Gilbert Simondon, sous-entendant alors que la forme représente l’intention finale de l’artiste, et donc que la forme est toujours antérieure à la matière qui composera ensuite l'œuvre.
Elle émet alors l’hypothèse qu’il est nécessaire de réévaluer ce que l’on considère comme des formes de l’art participatif — comme la conversation, le bricolage ou la cuisine qu’elle prend pour exemples — et que ces pratiques quotidiennes sont davantage à comprendre comme « matières » de l’art participatif que comme « formes ». Elle remet donc en cause la passivité supposée de la matière, avançant que la matière serait aussi forme et aurait, à ce titre, la même possibilité de s’imposer à la forme anticipée. Pour l'auteure, la conversation, la cuisine et le bricolage seraient des matières qui comportent exactement cette qualité. Elle s’attache à identifier les formes implicites de ces pratiques quotidiennes, ce qu’elle nomme l’expérience de la bricologie. Sa première hypothèse suppose que ces pratiques sont sélectionnées par les artistes car ce sont des arts de faire au sens de Michel de Certeau. Elles seraient donc choisies pour une forme implicite qui leur est propre : l’acte d’appropriation de l’espace partagé permettrait de faire émerger quelque chose de nouveau, quelque chose de l’ordre d’une opération créative par les participants. Sa seconde hypothèse repose sur le fait que les matières cuisine, bricolage et plus explicitement discussion comporteraient une seconde forme implicite : la coopération. En effet, au-delà de la possibilité d’être pratiquées collectivement, ces pratiques impliqueraient nécessairement une collaboration pour être menées à bien. De plus, ce choix permet à l’artiste de se délester de son rôle d’acteur principal et de mettre en place des rapports horizontaux avec les participants. Dans sa troisième et dernière hypothèse, Estelle Zhong soutient que la dernière forme implicite des pratiques quotidiennes est la fabrication d’habitudes. Effectivement, il est probable que si un projet se déploie dans la durée, la pratique quotidienne telle que reconfigurée durant le projet produise de nouvelles habitudes que le participant continuera à pratiquer dans sa vie.
Pour Zhong, la participation semble s’imposer comme matérialité en ce qu’elle serait une extension de l’idée selon laquelle le réseau est de facto un médium artistique. Si nous posons l’hypothèse que la matérialité peut être entendue comme un mode de création, ce n’est pas pour la limiter à l’objet, mais bien pour y inclure les interactions complexes entre les instances, comme nous pouvons le lire dans les propos de Katherine Hayles. Ce faisant, il est possible d’étendre le champ de la matérialité à ce qui est communément et à tort qualifié d’immatériel, à la fois dans les pratiques et dans les techniques : les réseaux, les interactions, la collaboration, la médiation. En somme, tout ce qui d’une façon ou d’une autre fait système. Cette discussion, exposant la matérialité implicitement ou non, s’est développée dans de nombreuses recherches artistiques ou théoriques par le biais de l’articulation art/réseau/interaction. Nous pensons notamment, sans chercher à être exhaustif, aux travaux de JODI, Fred Forest, Karen O’Rourke12, Nathalie Magnan13, Jean-Louis Boissier14, mais aussi, Roy Ascott15, Don Foresta, Edmond Couchot et Norbert Hillaire16, Frank Popper17, Masaki Fujihata, Vuk Ćosić etc. Et peut-être, de façon plus contemporaine dans les productions de RYBN, Disnovation, David Clark, Addie Wagenknecht, Jürg Lehni, Aram Bartholl, Trevor Paglen etc. Ces travaux s’articulant autour de la convergence entre des conditions techniques et des pratiques semblent inviter à considérer le préfixe inter- (d’intertextualité, d’interactivité ou d’intermédialité) comme une instance de matière artificielle. Nous pensons que les projets télécollaboratifs de Kit Galloway et Sherrie Rabinowitz sont des exemples des conditions techniques d’une matérialité participative18. En développant le concept de « vocation formelle » de Focillon, Estelle Zhong se sert de la perspective de Gilbert Simondon pour questionner les formes implicites potentielles de l'art participatif contemporain. L’auteure soutient que les activités quotidiennes, de la conversation, de la cuisine, du bricolage, ou de la marche, sont employées par les artistes comme matériau précisément pour leurs qualités déterminantes et cachées qui ont des conséquences formelles. Elle s’appuie notamment sur le passage suivant :
« La matière recèle la cohérence de la forme avant la prise de forme ; or, cette cohérence est déjà une configuration ayant fonction de forme. La prise de forme technique utilise des prises de formes naturelles antérieures à elle, qui ont créé ce que l’on pourrait nommer une eccéité de la matière brute19 ».
De plus, Estelle Zhong souligne la manière dont, en prenant conscience de ces formes implicites, l'artiste peut choisir de travailler délibérément contre/circonvenir/manipuler ces formes implicites/usages prévus afin de créer une œuvre subversive. Ici, la dimension critique de l'approche de la matérialité comme mode de création est évidente. On comprend alors que matière et forme ne sont pas dissociables et qu’il n’y a aucun ordre d’apparition entre elles comme le suggérait Gilbert Simondon. Elles sont simultanées et des formes implicites se trouvent dans chaque matière. Estelle Zhong s’intéresse donc au travail de ces matières par l’artiste lorsqu’il choisit d’aller dans le sens ou contre ce que le matériau suggère. L’artiste travaille en connaissance des formes implicites. Le domaine visé dans la proposition de Zhong étant l’art participatif, la fonctionnalité ou non du résultat du projet ne dépend que de la volonté de l’artiste. Le choix de suivre les formes implicites suggérées par la matière ou au contraire d’aller à l’encontre de celles-ci dépendra donc entièrement des effets recherchés. Les conséquences de ce choix seront à la fois politiques, éthiques et esthétiques.
Or, la situation inverse peut également se produire, à savoir travailler indépendamment des formes implicites de la matière. Dans ce cas, deux partis existent : soit l’artiste est bricologue et a sélectionné sa matière en fonction des formes implicites identifiées décidant néanmoins de ne pas travailler en fonction d’elles ; soit l’artiste n’est pas bricologue, n’a aucune idée des formes implicites de la matière qu’il travaille et, par conséquent, il les néglige par ignorance. Pour Zhong, la structure participative de ces matériaux quotidiens offre un environnement propice à la décentralisation de la création (authorship), ce qui favorise le potentiel subversif ou la métamorphose de la forme. À cette décentralisation, nous ajoutons qu’à l’instar des propositions radicales de Roy Ascott ou de Kit Galloway et Sherrie Rabinowitz, l’usage de la télématique permet de déplacer les espaces sociaux, de médiatiser ces espaces dans des infrastructures techniques qui sont une expansion du champ de liberté créative et interprétative. Il s’agit en outre d’appréhender les conséquences de la redistribution technique d’un contrôle décentralisé20, comme les propos suivants de Roy Ascott l’attestent :
« Bien que l'on puisse s'attendre à ce que, parallèlement à l'expansion des réseaux, les organismes de régulation régionaux et internationaux prolifèrent, la nature particulière du discours télématique le rend moins contrôlable. Pour l'artiste, ses qualités hors du corps, asynchrones, dispersées, interactives et sémantiquement stratifiées, rendent ce médium moins vulnérable aux contraintes culturelles que les modes d'expression antérieurs21. »
Comme nous le retrouvons dans les spécificités que liste Katherine Hayles — énumérées plus haut — les environnements cognitifs distribués réagencent profondément les enjeux du texte, sa réception, sa matérialité et, de fait, le discours. Comme l’énonce Roy Ascott : « Dans le discours télématique, les significations ne sont pas affirmées et consommées dans une linéarité à sens unique, mais négociées, distribuées, transformées et superposées dans des échanges multiples où le rôle de l'auteur est décentralisé et dispersé dans l'espace et le temps22. » S’il devient dès lors quelque peu difficile de circonscrire les implications du travail d’auteur dans un système de production décentralisé, il semble également pertinent de questionner les enjeux émanant de ses outils de production auxquels le champ du design n’est pas étranger. La matérialité des outils, des méthodes et des pratiques de conception a des dimensions qui s'ajoutent à leurs propriétés matérielles, telles que les phénomènes d’utilisations normatives, les conventions sociales ou les associations antérieures, qui peuvent s'appuyer sur des programmes politiques de participation pour augmenter la façon dont les pratiques de conception sont menées, particulièrement en ce qui concerne les pratiques du quotidien – la bricologie, la production de situations, la fabrication d’habitudes. À ces enjeux, simplement évoqués ici en guise d’ouverture, s’ajoute le fait que ces outils cadrent techniquement l’espace de liberté qu’ils offrent aux praticiens ; le logiciel est une délégation à un tiers, le fournisseur du programme, des limites créatives qu’il rend possible, que ces limites soient à l’échelle de l’usager ou à l’échelle du réseau. L’auteur n'y est alors qu’un élément d’un système de production formelle au sein duquel le dispositif rend nécessaire une réévaluation des relations entre matériaux et conditions formelles.
Au début des années 1980, les recherches de Donald Schön sur l'activité des designers et des architectes ont mis en avant des idées novatrices concernant la relation unique entre le designer et ses matériaux. Ses textes fondateurs sur le « praticien réflexif » postulent que la conception est une conversation réflexive avec les matériaux et que les « matériaux répondent23 » au concepteur. Or, à cette dialectique entre le matériau et son concepteur, nous proposons d’amorcer la discussion en y incluant l’hypothèse suivante : la boucle de rétroaction systémique dans le processus de conception pourrait être entendue comme une matière en tant que telle puisqu’elle s’impose, à la fois, comme la clef de voûte de la pensée cybernéticienne et comme cadre de la conduite de projet tel que défini historiquement par les propositions de Bruce Archer (Systematic Method for Designers24) ou de Christopher Alexander (Notes on the Synthesis of Form25). De cette façon, nous pensons que le champ du design a toujours, explicitement ou implicitement, fait entrer en résonance la matérialité infrastructurelle des systèmes avec le travail réflexif du praticien avec son médium.
Pour synthétiser, nous proposons d’ouvrir la discussion au sujet d’une nouvelle matérialité en émettant l’hypothèse suivante : l’infrastructure est un médium de création. Autrement dit, dans cette perspective, la pensée des systèmes doit être comprise comme participant du médium de création. Il ne s’agit pas simplement des liens qui s’établissent entre les instances d’un réseau, mais bien du réseau lui-même. Sur ce dernier point, nous renvoyons à la définition proposée par Giorgio Agamben du dispositif : le dispositif, c’est le réseau. Nous proposons donc d’étendre le champ de la matérialité, à la fois en ce qu’elle incite à penser une méthode analytique qui convient aux dispositifs et en ce qu’elle répond des nouvelles conditions techniques des médias dont les modes de création doivent être considérées comme des procédés, renonçant à qualifier d’immatérielles les interconnexions/actions/activités tout en acceptant profondément la dynamique de pouvoir en jeu dans les dispositifs produits.
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MOOR, James H., « Three Myths of Computer Science », The British Journal for the Philosophy of Science, vol. 29, n°3, [Oxford University Press, The British Society for the Philosophy of Science], 1978, p. 213–222, p. 215-216. ↩
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PAUL, Christiane, « The Myth of Immateriality: Presenting and Preserving New Media », dans GRAU, Olivier, MediaArtHistories, Cambridge, The MIT Press, 2007, p. 251-274. ↩
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Nous traduisons : « all images are encoded by their technologies of production and embody the qualities of the media in which they exist. These qualities are part of an image’s information. Just think how quickly image quality in digital output or even screen resolution becomes identified with a particular moment in history. » DRUCKER, Johanna, Graphesis : Visual Forms of Knowledge Production, Cambridge Massachusetts USA, Harvard University Press, 2014, p. 22. ↩
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Nous renvoyons nos lecteurs à l’énumération faite par Katherine Hayles présente dans l’article. ↩
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BUSH, Vannevar, « As We May Think », The Atlantic Monthly, Washington D.C., juillet 1945. Nous invitons à la lecture de la traduction française du texte faite par Anthony MASURE et accessible en ligne à l’adresse suivante : http://www.softphd.com/these/traduction/vannevar-bush-as-we-may-think, consulté le 17 mai 2022. ↩
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KITTLER, Friedrich, Gramophone, Film, Typewriter, [1986], Dijon, Presses du Réel, coll. « Critique, théorie & documents – Médias/Théories », traduit de l'allemand par Frédérique VARGOZ, 2018. ↩
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Sur ce point, nous invitons à la lecture de l’analyse suivante : GUEZ, Emmanuel, VARGOZ, Frédérique, « La mort de l’auteur selon Friedrich Kittler », Appareil [En ligne], n°19, 2017, mis en ligne le 24 janvier 2018, consulté le 28 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/appareil/2561 ; DOI : https://doi.org/10.4000/appareil.2561 ↩
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À ce sujet, voir BURDICK, Anne, DRUCKER, Johanna, LUNENFELD, Peter, PRESNER, Todd, SCHNAPP, Jeffrey, Digital_Humanities, Cambridge, The MIT Press, 2012, p. 53-54 et p. 70-71. ↩
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CREENBERG, Clement, « Toward a Newer Laocoon », dans Partisan Review, New-York, n°4, vol. 7, John Reeds Clubs, 1940. ↩
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Nous traduisons : « if the traditional typology was based on difference in materials used in art practice, the new mediums either allowed for the use of different materials in arbitrary combinations (installation), or, even worse, aimed to dematerialize the art object (conceptual art). », MANOVICH, Lev, Post-media Aesthetics, auto-publié, [en ligne], 2001, URL: http://manovich.net/index.php/projects/post-media-aesthetics, consulté le 17 mai 2022. ↩
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Ce qui n’est d’ailleurs pas conforme à la pensée d’Aristote… ↩
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O’ROURKE, Karen (dir.), Art-Réseaux, Paris, Éditions du CERAP, 1992. ↩
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MAGNAN, Nathalie, Connexion, art, réseaux, médias, Paris, ENSBA, 2002. ↩
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BOISSIER, Jean-Louis, La Relation comme forme. L'interactivité en art (nouvelle édition augmentée), Dijon, Les Presses du réel, coll. « Mamco », 2009. ↩
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ASCOTT, Roy, Telematic Embrace: Visionary Theories of Art, Technology, and Consciousness, Berkeley, University of California Press, 2003. ↩
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COUCHOT, Edmond, HILLAIRE, Norbert, L’Art numérique. Comment la technologie vient au monde de l’art, Paris, Flammarion, 2003. ↩
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POPPER, Frank, Art, action et participation. L'artiste et la créativité aujourd'hui, Paris, Klincksieck, 1985. ↩
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Notons que dans le manifeste de l’Electronic Cafe Network Project de 1984, les artistes précisent : « New creative activities must emerge such as multi-media creative solutions networks, not simply computer networks for Artists, but rather multi-media telecommunications networks with agendas that can engage multi-disciplinary constituencies. », ce que nous pourrions traduire par : « De nouvelles activités créatives doivent émerger, telles que les réseaux de solutions créatives multimédias, qui ne sont pas simplement des réseaux informatiques pour les artistes, mais plutôt des réseaux de télécommunications multimédias dont les priorités peuvent impliquer des groupes pluridisciplinaires. » ↩
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SIMONDON, Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, [1958], Paris, Aubier, 2012, p. 52. ↩
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À ce sujet, nous renvoyons à la lecture de GALLOWAY, Alexander, Protocol: How Control Exists After Decentralization, Cambridge, MIT Press, 2004. ↩
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Nous traduisons : « Though we can expect in consort with network expansion both regional and international regulatory bodies to proliferate, the particular nature of telematic discourse make it less amenable to control. For the artist, its out-of-body, asynchronous, dispersed, interactive and semantically layered qualities, makes the medium less vulnerable to cultural constrain than earlier modes of expression », ASCOTT, Roy, « Art and Telematics: towards a network consciousness », dans SHANKEN, Edward A. (dir.), Telematic Embrace: Visionary Theories of Art, Technology, and Consciousness by Roy Ascott, Berkeley, University of California Press, 2003, p. 193. ↩
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Nous traduisons : « In telematic discourse, meanings are not asserted and consumed in one way linearity, but negotiated, distributed, transformed and layered in multiple exchanges where the authorial role is decentralised and scattered in space and time », Ibidem, p. 195. ↩
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SCHÖN, Donald A., « Design as a reflective conversation with the materials of a design situation », Research in Engineering Design, n°3, 1992, p. 131-47. ↩
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ARCHER, L. Bruce, Systematic Method for Designers, London, Council of Industrial Design, 1964. ↩
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ALEXANDER, Christopher, Notes on the Synthesis of Form, Cambridge Mass, Harvard University Press, 1964. ↩