3. Les grands combats

3.1 L’hylémorphisme en question

Suite à cette mise au point conceptuelle, il est apparu à notre collectif que cette notion suscitait une sorte de combat en faveur de l’expérience sensible et tangible. En effet, on remarque chez nos auteurs la volonté de retrouver une matérialité dont nous nous serions éloignés. À cet effet, ils comptent réaffirmer ce besoin de matérialité par une expérience ancrée dans les matériaux. Dans un premier temps, ce combat se traduit donc par une remise en question de la prééminence de la forme et de l’idée sur la matière. Ainsi, dans la lignée d’Henri Focillon, nos deux premiers auteurs, Anni Albers et Tim Ingold, prennent tous deux positions pour la matérialité et l’eccéité de la matière et discutent ce que cela implique pour le designer et son mode de conception.

La définition usuelle de la matérialité qui ouvre notre réflexion, « ce qui est formé de matière », implique bien deux éléments, dont il s’agit de qualifier le rapport : la forme et la matière. Nous l’avons vu avec Aristote, ou plutôt la façon dont l’hylémorphisme a pu ensuite être interprété, à savoir la séparation de la forme, d’une part, et de la matière, d’autre part : telle est la conception dérivée de l’hylémorphisme1. Dès lors, quels sont les rapports à l’œuvre entre la forme et la matière si l’on suit cette lecture défaillante ? Il semblerait qu’il s’agisse d’un rapport de force : la définition usuelle que nous venons de rappeler est à la voix passive, ce qui nous invite à penser que la forme serait imposée à la matière, ou encore que la matière subirait la forme. Dans le champ du design plus particulièrement, la pratique du projet semble conforter ce présupposé, comme le souligne Tim Ingold :

« Nous sommes habitués à penser le faire en termes de projet. Faire quelque chose implique d’abord d’avoir une idée en tête de ce que l’on veut réaliser, puis de se procurer les matières premières nécessaires à cette réalisation. Et le travail s’achève lorsque les matières ont pris la forme qu’on voulait leur donner2 ».

Selon ce modèle, la forme est préconçue lors du projet, puis imposée à une matière lors de la réalisation. La forme ne serait alors plus que la réalisation d’une image projetée sur la matière.

Mais nous avons également aperçu, avec le texte d’Henri Focillon, que cette supposée séparation de la forme et de la matière n’est pas immuable. En effet, il propose plutôt de penser la forme et la matière conjointement, de manière indissociable et inséparable. Nous l’avons vu avec son texte : la forme agit sur la matière, et la matière altère la forme. Ainsi, à la question posée en partie précédente, « Le designer […] ne doit-il pas lui aussi se défaire de ce préjugé pour mieux composer avec les propriétés des matériaux et en tirer le meilleur parti possible ? », Anni Albers et Tim Ingold, textes retenus pour fonder notre combat, répondraient assurément favorablement !

Au sein de notre réflexion sur la matérialité, le texte d’Anni Albers s’inscrit directement dans la continuité de celui d’Henri Focillon, tant les points communs sont saillants. Figure majeure du design textile moderne, Anni Albers (1899-1994) a été étudiante puis maître au Bauhaus, avant d'être contrainte de quitter l'Allemagne pour les États-Unis en 1933, face à la montée du nazisme. Elle qui n'avait pourtant pas choisi au départ le tissage comme champ de création, mais qui s'y était ralliée, a développé tout au long de sa vie un questionnement sur la matérialité textile. Au lieu d'imiter la peinture et d'envisager son transfert sous une forme tissée, elle privilégie ce qu'elle appelle un « esprit d'aventure » (« adventurousness »). Ainsi ce n'est pas le tissage qui se conforme à un motif imposé, mais le motif qui naît de l'enchevêtrement du fil de trame et du fil de chaîne. Confortée dans son approche par sa découverte des textiles précolombiens, elle va s'affranchir des approches traditionnelles du tissage, au profit d'une logique moderne du textile et d'une écoute de la matière.

Les enseignements qu'elle a pu tirer de sa pratique, de ses observations et de ses voyages, sont consignés dans ses célèbres ouvrages : On designing3 et On weaving4. Le texte qui nous intéresse tout particulièrement, « Travailler avec le matériau », est issu de la traduction française de ces deux ouvrages5. Dans la version originale de cet article6, Anni Albers qui enseigne alors au Black Mountain College (1933-1949) propose de « redescendre sur terre et faire l’expérience de la chose la plus réelle qui soit, le matériau ». L'expérience opère la médiation avec le monde tangible. Elle invite alors à un rapprochement de l'être humain à l'égard du matériau, dont la civilisation qui privilégie le produit fini au processus nous a éloigné, et en appelle à la « puissance de créer ». Favorisant « l’expérimentation libre » elle préconise de revenir à l'état brut de la matérialité, invitant à aller chercher « les lois inhérentes au matériau ». Dans le travail créatif, les matériaux déterminent des limites qui ne sont pas un frein à la créativité mais un cadre à prendre en considération pour la stimuler. Si son travail est avant tout manuel, elle ne s'oppose toutefois pas à l'industrie et à la machine : elle considère que le travail artisanal peut servir à l'industrie et fournir des modèles en tenant compte « des résultats d’un travail intime avec le matériau ».

Il est intéressant ici de tisser, dans un premier temps, un lien avec le texte de Raymond Guidot, d’où part notre réflexion dans la partie précédente. Cet auteur se place du point de vue de la production industrielle. En effet, les matériaux qu’il qualifie d’« artificiels » répondent au besoin de donner une forme particulière à ce qu’il nomme encore la matière : le matériau se doit d’être adéquat à l’intention du projet. Cela implique la création de nouveaux matériaux, ainsi que la recherche d’une stabilité de leurs propriétés qui favorise l’imposition des formes. Bien qu’Anni Albers soit ouverte dans son texte à la question de l’industrie, son point de vue diffère de celui de Raymond Guidot. Le point de départ d’Anni Albers n’est pas la forme, mais bien les matériaux et leurs propriétés inhérentes : il ne s’agit pas ici de créer de nouveaux matériaux en fonction de la stabilité de leurs propriétés, mais de les étudier et les accepter tels quels. De plus, la conjonction « avec », dans le titre même de l’article, indique bien qu’Anni Albers pense la co-construction de la forme et du matériau : un modèle de coopération, qui s’inscrit par opposition à la subordination présupposée du modèle hylémorphique.

De plus, le texte d’Anni Albers entre en résonance avec celui d’Henri Focillon sur la théorie de la vocation formelle. En effet, nous avons vu qu’Henri Focillon considère que les matières ont des dispositions propres à recevoir telle forme plutôt qu’une autre. Cette idée n’est pas sans faire écho à celle d’Albers selon laquelle les « lois inhérentes de la matière » définissent le cadre de l’expérimentation et de la créativité. Selon ce mode de conception, il s’agit de suivre les potentialités des matériaux. Dans cette perspective, nous comprenons que la forme émerge des matériaux eux-mêmes et de leurs spécificités, au lieu d’être imposée à une présumée matière.

Tim Ingold, quant à lui, partage cette remise en cause d’une conception dite hylémorphique du faire. Dans son paragraphe « Les deux faces de la matérialité7 », sous-partie du chapitre « Les matériaux de la vie », il convoque la notion de matérialité afin d'interroger également le rapport entre le matériau et l’artefact, et le passage de l’un à l’autre. Mais, plus encore, il remet en cause la matérialité en tant que propriété immuable et figée. Plus que de s’en tenir à la conception d’une matière comme une substance inerte, Tim Ingold propose de lui restituer une vie, dont l’artefact ne serait qu’un état.

S’appuyant sur plusieurs archéologues, Tim Ingold commence par observer que la matérialité serait selon eux constituée de la physicalité de la matière d’une part, et de l’appropriation de cette matière par l’être humain d’autre part :

« Lorsque les chercheurs parlent du “monde matériel”, et de manière plus abstraite encore de la “matérialité”, qu’entendent-ils exactement par-là ? […] Dans chaque cas, la matérialité semble présenter deux faces. D’un côté, la physicalité brute de la “nature matérielle” du monde et, de l’autre, l’organisation sociale et historique d’êtres humains qui, en s’appropriant cette physicalité pour leurs propres fins, sont supposés projeter sur elle leur propre projet de signification, transformant ainsi le matériau brut en artefacts aux formes bien dessinées8. »

Les deux faces de la matérialité seraient donc la matière même et ce que l’être humain en fait, et découleraient de l’opposition entre nature et culture. Mais Tim Ingold entend bien, lui aussi, dépasser ces deux « faces » de la matérialité qu’il repère. En effet, cette ambivalence de la matérialité nous renvoie à la conception dite hylémorphique du faire, que Tim Ingold remet en cause tout au long de son ouvrage, à savoir l’idée d’une image mentale qui viendrait s’imposer à la matière. Ce modèle qui suppose que la forme serait imposée à la matière, afin de correspondre à un projet préalable, interroge le design dans ses fondements mêmes.

Tim Ingold propose plutôt de penser le passage du matériau à l’artefact en termes de croissance : la génération des formes relèverait alors d’un processus fluide, sans début ni fin. De fait, il s’inscrit contre une présupposée fixité de la forme des artefacts. Plutôt que de penser la matérialité en termes de résistance, de « solidité » ou de « dureté », il propose d’en accepter la fluidité :

« Nous devons cependant nous méfier des présupposés [que le mot “matérialité”] emporte avec lui et plus particulièrement, ainsi que nous le signalent les géographes Ben Andersen et John Wylie, de l’idée selon laquelle le monde matériel possèderait par nature des propriétés de résistance et une consistance de forme qui constitueraient sa solidité9. Olsen lui-même succombe à un tel présupposé lorsqu’il renvoie à la “dure physicalité10” du monde. Pourquoi serait-il si dur, si solide11 ? »

Ainsi, la matérialité ne serait plus une « passivité réceptrice de forme12 », comme ce serait le cas selon un modèle supposé hylémorphique, mais permettrait de générer une forme. Il s’agirait dès lors de considérer les matériaux comme des substances malléables, substances en devenir et en perpétuelle transformation, au-delà de la forme qu’ils prennent de manière temporaire : « il semblerait que le recours à la matérialité, au devenir des matériaux, à leur potentiel génératif ou régénératif, c'est-à-dire à leur vie, soit passé à la trappe au bénéfice de la conception d’un monde déjà solidifié13 ».

Cette fluidité du processus, ainsi que le questionnement sur les relations entre formes et matières, nous invitent à rapprocher les textes de Tim Ingold et d’Anni Albers de la théorie de la formativité de Luigi Pareyson, définie comme suit : « “former” signifie “faire” en inventant en même temps la “manière de faire14” ». Par conséquent, le processus n’est pas l’application d’une manière de faire préétablie. De plus, il n’y a ni une idée de la forme antérieure à l’exécution qui viendrait la matérialiser, ni de moment de conception du projet. De fait, Tim Ingold propose de définir le faire plutôt comme « un processus de croissance15 ». La manipulation même des matériaux est d’après lui un processus fluide, et non pas une décomposition d’étapes successives entre un point de départ et un point d’arrivée. Ici encore, le lien que nous pouvons établir avec Luigi Pareyson est assuré : « l’opération artistique est un processus où l’on fait et où l’on exécute sans savoir à l’avance, de manière précise, ni ce que l’on a à faire ni comment il faut le faire, car on le découvre et on l’invente au fur et à mesure durant l’opération même16 ».

Par la « puissance créatrice » développée à partir du matériau et la fluidité de la matérialité et du processus, notre choix des textes d’Anni Albers et de Tim Ingold atteste d’une attention portée à la matière comme point de départ du projet et d’un travail de formalisation. Quelles sont les conséquences de ce renversement de point de vue, donnant la priorité à la matérialité dans la pratique du design ? Nous observons qu’elles sont de deux ordres. Tout d’abord, il invite à interroger la notion de projet comme préalable à la matérialisation. La définition du design en tant que pratique du projet est une sorte de constante et remonte à la Renaissance italienne et au projet architectural. Le design serait la méthode de conception qui séparerait l’étape d’élaboration (progetto), de l’étape de réalisation (progettazione). Ces deux phases sont regroupées sous le terme de disegno, traduit à la fois par « dessin » et « design ». On retrouve ainsi l’articulation qui définit couramment le design : celle du dessein au dessin. Mais Tim Ingold revient sur cette articulation entre dessein et dessin : il propose de remettre en cause la fonction du dessin, en le considérant « non pas comme la projection d’une image toute faite, mais comme la trace d’un mouvement ou d’un geste comparable au tissage ou à la gravure sur un rocher17 ». En suggérant que le dessin n’est pas la projection d’une image mentale, il le détache de tout projet qui serait préalable. De notre point de vue, c’est dans cette même perspective qu’Anni Albers invite à la connaissance des matériaux par la pratique et l’écoute de la matérialité elle-même, sans présupposés. Dans cette perspective, le designer, considéré dès lors comme celui qui écoute la matière et non pas seulement celui qui impose son dessin ou sa vision du monde, entretient un rapport étroit avec la matérialité des matériaux. En effet, nous avons vu qu’Anni Albers privilégie les sensations tactiles et l’apprentissage des matériaux par la pratique, réinscrivant non seulement le design, mais le designer en lui-même, dans une pleine matérialité. Cette pratique du design implique que le designer n’est plus seulement celui qui conçoit à dessein, mais également celui qui fait, qui fabrique, qui utilise ses propres mains. Dès lors, le second questionnement, que sous-tend la notion de matérialité, est celui qui interroge la dématérialisation supposée du design et des médias.

3.2 Contre la dématérialisation supposée du design et des médias

Il est aisé de faire abstraction de la matérialité, manifestement trébuchante, de cette anthologie publiée numériquement, du câblage à l’écran plasma ou LCD sur lesquels s'inscrivent une certaine ordonnance de signes. La physicalité et les spécificités du médium numérique qui informent la lecture semblent rarement primordiales. Pourtant, tous textes qui composent cette anthologie thématique sur la notion de matérialité dans les champs disciplinaires de l’art, du design et des médias dépendent d’infrastructures techniques institutionnelles et privatisées, de serveurs et de technologies matérielles déterminant certaines pratiques, actions et mouvements. Il est difficile d’ailleurs, pour descendre d’une strate supplémentaire, de saisir où commence et quelle est la matérialité des signes et représentations qui structurent nos images, sons, vidéos et textes. Est-ce la lettre, sa forme, son référent ou sa traduction par une multitude d’interfaces interopérantes, du BIOS18, des composants électroniques individuels, de l'électricité qui y circulent, des minerais et plastiques vers lesquels nous devrions nous tourner, afin de saisir ce qu’est le médium ?

Le matérialisme y apparaît alors comme une notion duale, aux prises avec les qualités représentatives des médias et la concrétisation technique des signes. Ces deux points d’observation ne considèrent donc pas uniquement la représentation (dans une perspective d’étude de la culture visuelle) mais décrivent soit les effets transformatifs des médias sur des collectivités humaines soit, plus littéralement, la nature de la représentation, des formats de fichiers aux oscillations du signal électrique. Ces perspectives admettent toutes deux un enchevêtrement certain entre représentation et support matériel, mais divergent quant à leur hiérarchie déterminante. D’une certaine façon, cette admission affirme qu’afin de saisir la matérialité des médias, nous devons en premier lieu avouer que nous oublions bien souvent la réalité matérielle masquée par sa représentation. Puis, dans un second temps, il faut reconnaître que la matérialité des médias nous échappe lorsque nous faisons l’expérience de leur puissance représentative. Les médias, analogiques ou numériques, compris dans une typologie d’associations d’effets et de techniques, nous font oublier que l’acte de médiation qu’ils opèrent n’est ni neutre, ni transparent et finalement avec une certaine ambivalence, jamais immédiat. Si la lecture du texte que nous sommes en train d’élaborer, dans une perspective communicationnelle, lie l’espace et le temps entre un émetteur et un receveur par un médium écranique, la perspective médiologue observe alors la matérialité de cette communication, soustraite derrière le message qu’elle informe. Si, pour reprendre Sybille Krämer, « se cache derrière le message visible, le médium invisible19 », ce sont les binaires visibilité/invisibilité et par extension matérialité/immatérialité qui se retrouvent inversés. Somme toute, la matérialité des médias semble nous échapper, et pourtant expérience perceptive des médias et de leur représentation est celle d’une matérialité retirée, qui pour les auteurs que nous présentons dans cette section mérite de revenir sur le premier plan.

Ainsi, les textes Materiality de Brown et L’Expérience de l’Artificiel de Manzini introduits ici jouent de cette double matérialité ambivalente par une analyse théorique et empirique des médias. Et tous deux se saisissent des enjeux de la matérialité des médias par son envers. Ce sont des présupposés théoriques persistants d’une dématérialisation du monde sensible et d’une immatérialité imputée aux médias que Bill Brown et Ezio Manzini nous invitent, selon différentes méthodes et perspectives disciplinaires, à repenser une matérialité des médias. Leur angle d’observation de cette matérialité est cependant drastiquement différent. Bill Brown, contrairement à Ezio Manzini qui traite de la matérialité en elle-même, trace l’hypothèse de la dématérialisation par un travail historiographique des oppositions matérielle/immatérielle afin d’observer comment ce terme se déploie et évolue dans divers champs disciplinaires.

Si le texte d'Ezio Manzini marque une opposition frontale à l’esprit de clocher de ses contemporains qui assimilent sans difficulté l’idée d’une dématérialisation à venir de toutes cultures matérielles dans les médias numériques, l’essai critique de Bill Brown revient à l’origine de ces oppositions, requalifiant au passage, les termes de ce conflit. À ce titre, c’est en retraçant les évolutions du concept de matérialisme, dans une perspective historique, que Bill Brown esquisse donc une généalogie des différentes hypothèses et critiques majeures de la « matérialité du médium, de l’information et de la communication20 », par l’étude d’argumentaires théoriques exemplaires du XIXe siècle à nos jours. Dans Materiality21, Bill Brown développe l’argumentaire d’une dématérialisation de tous aspects de la vie dans les médias ; dématérialisation qu’il analyse notamment comme résidu d’une confluence entre la critique économique du capitalisme héritière du matérialisme dialectique de Karl Marx et l’apparition des médias. Il note alors l’influence marxiste sur les penseurs de la culture matérielle du début du XXe tels que Georg Lukács et Walter Benjamin, tous deux élèves de Georg Simmel.

Bill Brown rappelle que l’appareil conceptuel par lequel les médias furent pensés est majoritairement issu du débordement du vocabulaire et des méthodes d’analyse de la culture matérielle de Karl Marx — de la marchandise, de l’aliénation, de l’objectivation, du surplus de la valeur, des machines et de l’idéologie. C’est moins, donc, de l’objet matériel média dont il s’agirait, que de sa propension à désubstantiver la réalité matérielle par les médias, ce tiers faisant médiation de nos expériences esthétiques. Exemplairement, il rappelle que le « médium » des marchandises, l’argent, devient l’agent entre la matérialité (objets et actions) et le régime de la valeur. À ce titre, il n’est pas étonnant de voir des analogies comparatives aux médias techniques (photographiques, de communication, etc.) comme oblitérant le référent matériel capturé, par son signe. Cette comparaison justifiait une partie de la critique moderniste de l’abstraction de la matérialité qui, en quelque sorte, semblait disparaître dans la représentation. Bill Brown souligne d’ailleurs la récursivité de cet argumentaire, qui s’attelait alors à décrire les techniques analogues, appareils photographique et cinématographique, et continue minoritairement à être employé pour discuter des médias contemporains. Désormais, les procédés techniques analogiques dans la critique contemporaine des médias sont étonnamment célébrés, tel est notamment le cas de la critique et historienne de l’art Rosalind Krauss. Elle définit la nouvelle ère de production artistique post-moderniste comme celle d’une indistinction générale où, sous l’appellation d’installation, se cache un concept de médium plutôt que sa matérialité. Ce moment, qualifié par Rosalind Krauss de post-médial22, est une critique en soi d’un abandon d’une spécificité du médium en art, qui diluerait la création artistique dans le capitalisme. À ce titre, l’approche de Krauss, pour qui les médiations technologiques favorisent une sérialisation de l’art et son économie marchande, hérite elle-aussi de la lecture moderniste marxiste de l'abstraction de la matérialité. Ainsi, elle invite à un réinvestissement d’anciennes techniques et de modes de productions esthétiques, libérés du joug économique financier contemporain, sorte de garant d’une matérialité du médium artistique.

Cette résistance aux médias contemporains fait état du changement paradigmatique de la transmission du signal, drastiquement révolutionné avec l’arrivée de la cybernétique et les nouveaux modes mathématiques de transmission. Les médias numériques, de par leurs procédés algorithmiques qui encodent dans divers niveaux de langages computationnels et d’interfaces, font persister cette dématérialisation ici dans une mathématisation rationnelle du monde. L’impossibilité de fixer l’information (base élémentaire de toute représentation numérique) à une matérialité spécifique fait émerger une nouvelle relation média/matérialité : l’information, échappant à une incorporation, semblerait transcender la matérialité des médias. Hanté par le dualisme cartésien esprit/corps et référant implicitement au travail de Katherine Nancy Hayles, Bill Brown qualifie l’information comme une quantité instable qui se remédie23 sans cesse, dépendante tout de même de ses conditions d’apparitions : l’écran d’un ordinateur, sa taille, son système opératoire, ses composants, les programmes et autres. L’immatérialité et corollairement la matérialité deviennent alors un point critique dans l’analyse des médias, non plus par l’observation des effets mais la nature physique de l’objet « médium ». Ce changement de régime matériel ou, pour reprendre Friedrich Kittler24, l’aplatissement de tout média dans le médium totalisant qu’est l’ordinateur est là où encore ce même combat matérialité contre dématérialisation et immatérialité se rejoue. Désir de décorporation total et de fusion machinique, voire d’anéantissement total du réel dans le simulacre chez Jean Baudrillard, ce conflit semble pour Bill Brown et Ezio Manzini finalement dépasser le cadre même du matérialisme pour révéler les inflexions idéologiques de celles et ceux qui pensent les médias. Bill Brown s’abstient tout de même de définir positivement les médias, résistant aux apories du « tout médium », mais suit le fil d’une évolution de la matérialité infléchissant les approches au médium comme sujet de recherche.

Chez le designer Ezio Manzini, l’hypothèse de la dématérialisation devient l’excuse d’un abandon d’une position éthique et politique relative aux conditions de la production des matérialités et, corollairement, à l’écologie des pratiques. Artefacts. Vers une nouvelle écologie de l’environnement artificiel25, publié en 1990, semble clairvoyant, partageant une certaine affinité avec ce qui est désormais nommée « écologie des médias ». Ezio Manzini refuse les énoncés conventionnels qui, pour lui, impliquent de penser l'arrivée de ces nouvelles médiations comme une rupture d’un environnement naturel. Il privilégie une lecture systémique des matérialités émergentes en esquissant, non sans une certaine ironie, une critique de la dématérialisation et des postulats d’une apparition spontanée d’un nouvel environnement artificiel. Il insiste sur la nécessité d’une connaissance des transformations et évolutions des matériaux mêmes, sur l’histoire des techniques, sur la standardisation de la production industrielle inséparables de nos dispositifs perceptifs et d’inscriptions. L’environnement artificiel, qu’il nomme ainsi en reprenant l’argumentation de ses opposants, n’est pas uniquement le constat de l’arrivée sur le marché de la consommation d’une « famille particulière de produits, de systèmes et de contextes récents26 ». Pour l’auteur, ces nouvelles matérialités réagencent toutes matérialités, et réorganisent tout usage et rapport à l’existant, et non leur négation. Il envisage un nouveau rapport au temps et à l’espace ordonné par ces nouveaux matériaux et technologies, en résonance avec l’approche analytique de Marshall McLuhan sur les médias.

Dans son approche écologique, Manzini partage quelques affinités avec des penseurs contemporains tels que Jussi Parikka, professeur des cultures et esthétique du numérique. Parrika, en s’appuyant sur le concept de Naturecultures27 forgé par Donna Haraway, sorte de continuum temporel entre nature et culture, remet ainsi en question notre relation à la véritable matérialité qui structure les échanges immatériels et esquisse les contours d’une nouvelle science de l’information et de la communication qui lie échelles humaine et géologique. Dans Medianatures, The Materiality of Information Technology and Electronic Waste28, Jussi Parikka définit la matérialité à partir de phénomènes de transformations physique et chimique utilisés dans l’industrie, comme les réactions plasma et l’implantation ionique. Le point de vue défendu par l’auteur est que la matérialité des médias, en particulier ceux qui s’appuient sur les technologies et les formats numériques, est à prendre au pied de la lettre. Les différents supports sur lesquels nous consultons textes, images, signes, films sont les produits de divers processus d’extraction, de traitement des minéraux ou autres produits naturels. Après avoir servi, les objets technologiques deviennent des déchets et confrontent les différentes sociétés à la vie matérielle de ceux-ci, après leurs usages.

De notre point de vue, il est indéniable que cette approche fait écho à celle d’Ezio Manzini qui, des années auparavant, retraçait de son point de vue de praticien ce changement indicible des matériaux et de leur production. La matière brute est désormais synthétisée, mélange des polymères complexes habilement conçus pour correspondre à un nouveau type de production performante, déchargée des contraintes matérielles passées. Cette nouvelle liberté de faire avec cette matérialité fluide nécessite donc pour les designers de comprendre les enjeux esthétiques nouveaux qui déterminent le projet. Finalement, pour Ezio Manzini, la notion de projet est la réponse praticienne au continuum Naturecultures de Donna Haraway. Le projet est alors ce système qui lie « les structures physiques et socioculturelles que l'histoire a produites jusqu'ici et qui, en définitive, constituent la “véritable matière” dont est fait le nouvel environnement artificiel29. » Malgré une position systémique, une certaine primauté du domaine social et culturel semble transparaître dans ce texte qui, cependant, résiste au raccourci d’un déterminisme sociologique. En effet, chez Manzini, les interventions humaines, les décisions humaines et les usages déterminent ces nouvelles matérialités. Ici se rompt le comparatif avec McLuhan qui prône ouvertement un déterminisme technologique, qui obscurcit pourtant les conditions présentes d’une culture où l’économie, les décisions et les positions de pouvoir orientent l'avènement de techniques.

Bien que Bill Brown appelle désormais à prendre en compte les multiples dimensions de la matérialité des médias contemporains, de la spécificité des plateformes jusqu’au langage de programmation, il s’oppose tout de même à un retour moderniste à la spécificité du médium. Il partage en cela avec Ezio Manzini cette volonté de faire remonter la matérialité au premier plan, non pas pour l’isoler mais la faire advenir en relation avec ces qualités représentatives. Dans la partie finale de Materiality, il exhorte à développer une méthodologie nouvelle, conjointe à un renouveau du matérialisme, pour saisir la matérialité des médias, ou plutôt, comme il l'explicite, un ordre des matérialités. Si Ezio Manzini fait du projet la solution à l'antagonisme matérialité et esprit, Bill Brown propose la défaillance comme révélateur de la matérialité des médias. Brown reprend implicitement cette tradition en théorie des médias, portée par des figures tel que Vilém Flusser, que la défaillance, le détournement et la corruption des dispositifs30 nous révèlent les paradoxes de la médialité, c'est-à-dire que la matérialité flamboie lorsque la représentation est mise à mal.


  1. Des racines hylé (la matière) et morphé (la forme), qui constituent tout être. 

  2. INGOLD, Tim, Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture, Bellevaux, Éditions Dehors, traduit de l’anglais par Hervé GOSSELIN et Hicham-Stéphane AFEISSA, 2017, p. 59. 

  3. ALBERS, Anni, On Designing, New Haven, The Pellango Press, 1959 et ALBERS, Anni, On Designing, Middletown, Wesleyan University Press, 1971. 

  4. ALBERS, Anni, On Weaving, Middletown, Wesleyan University Press, 1965. 

  5. ALBERS, Anni, En tissant, en créant, Paris, Flammarion, 2021. 

  6. ALBERS, Anni, « Work with Material », Black Mountain College Bulletin, n°5, 1938. Réédité dans le College Art Journal, n°III, vol. 2, Janvier 1944, p. 51-54. 

  7. INGOLD, Tim, « Les deux faces de la matérialité », Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture, op. cit., p. 70-74. 

  8. Ibidem, p. 70-71. 

  9. ANDERSEN, Ben, WYLIE, John, « On Geography and Materiality », Environment and Planning A, Thousand Oaks, Sage Publications, vol. 41, 2009, p. 319. 

  10. OLSEN, Bjørnar, « Material Culture After Text: Re-Membering Things », Norwegian Arachaeological Review, Londres, Routledge, vol. 36, n°2, 2003, p. 88. 

  11. INGOLD, Tim, « Les deux faces de la matérialité », Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture, op. cit., p. 72. 

  12. Ibidem, p. 74. 

  13. Ibid. 

  14. PAREYSON, Luigi, Esthétique, théorie de la formativité, [1988], Paris, Éditions rue d’Ulm, traduit de l’italien par Gilles TIBERGHIEN, 2007, p. 24-25. 

  15. INGOLD, Tim, « Les deux faces de la matérialité », Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture, op. cit., p. 60. 

  16. PAREYSON, Luigi, Esthétique, théorie de la formativité, op. cit., p. 83. 

  17. INGOLD, Tim, Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture, op. cit., p. 160. 

  18. Le BIOS ou Basic Input Output System est un programme de bas niveau, qui permet, lors de la mise en tension d’un ordinateur, la communication entre les périphériques particulièrement le processeur, la mémoire vive et de stockage et les ports de la machine

  19. KRAMER, Sybille, Medium, Messenger, Transmission, An Approach to Media Philosophy, Amsterdam, Amsterdam University Press, coll. « Recursions: Theories of Media, Materiality, and Cultural Techniques », traduit par Anthony ENNS, 2015, p. 35. 

  20. BROWN, Bill, « Materiality », dans HANSEN, Mark, MITCHELL, William John Thomas, Critical Terms For Media Studies, Chicago, University of Chicago Press, coll. « critical terms », 2010, p. 50. 

  21. Ibidem

  22. KRAUSS, Rosalind, Voyage on the North Sea : Art in the Age of the Post-Medium, Londres, Thames & Hudson, 2005, p. 64 

  23. À ce sujet, BOLTER, Jay David, GRUSIN, Richard, Remediation : Understanding New Media, Cambridge, the MIT press, 1999. 

  24. KITTLER, Friedrich, « Le logiciel n’existe pas », [1993], dans Mode protégé, Dijon, Presses du réel, traduit par Frédérique VARGOZ, 2015. 

  25. MANZINI, Ezio, Artifacts: Towards a New Ecology of the Artificial Environment, Milan, Domus Academy, 1990, réed. Artefacts. Vers une nouvelle écologie de l’environnement artificiel, Paris, Centre Pompidou éditeur, coll. « Les essais », 1991. 

  26. Ibidem, p. 141. 

  27. HARAWAY, Donna, The Companion Species Manifesto: Dogs, People, and Significant Otherness, Vol. 1, Chicago, Prickly Paradigm Press, 2003. 

  28. PARIKKA, Jussi, « Introduction: The Materiality of Media and Waste », dans Medianatures, The Materiality of Information Technology and Electronic Waste, Open Humanities Press, 2011, texte en format pdf sous licence Creative Commons. 

  29. MANZINI, Ezio, Artefacts. Vers une nouvelle écologie de l’environnement artificiel, op. cit., p. 24. 

  30. FLUSSER, Vilém, Pour une philosophie de la photographie, [1983], traduit par Jean MOUCHARD, Belval, Circé, 2004, p. 70.