HAN, Byung-chul, Die Errettung des Schönen, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer Verlag GmbH, coll. Philosophie und religion, 2015.

HAN, Byung-Chul, Sauvons le Beau, Arles, ACTES SUD, coll. Questions de société, traduit par Matthieu Dumont, 2016.

Dans Sauvons le Beau, Byung-Chul Han part du constat que « le lisse est le fil rouge de notre époque^1^ ». En effet, qu’il s’agisse des sculptures de Jeff Koons, de l’iPhone ou encore l’épilation brésilienne nous y retrouvons du lisse. Le beau se retrouve lissé, il ne submerge plus, ne bouleverse plus rien. Dénué de ses aspérités négatives, le beau est selon l’auteur dépourvu de toute abîme et de sens profond. Il ne procure qu’une appréciation de l’ordre d’une préférence culinaire. Le beau est ainsi devenu consommable et pornographique. La question conductrice du livre pourrait être la suivante : « comment ré-associer le beau au sublime ? ».

Afin de répondre à cette question, Byung-Chul Han soutient que l’expérience du beau est impensable sans négativité et doit se soustraire du consumérisme. Par essence, le beau ne procure pas une sensation de l’ordre de l’agréable mais plutôt de l’ordre du bouleversement et du désastre et donc ces concepts doivent être réintégrés dans l’expérience du beau. Il montre également qu’il existe des dimensions du beau sur lesquelles on pourrait fonder une éthique ou une politique.

Pour asseoir cette posture critique, l’auteur adopte une argumentation en trois étapes. Premièrement, Byung-Chul Han définit le lisse, la place qu’il a dans notre société ainsi que les conséquences qu’il engendre. Le lisse incarne la société positive actuelle où il n’y a plus de place à la négativité de la blessure, ce qui rend toute chose consommable et pornographique. Le beau lui-même est lissé afin de devenir un objet de consommation. De plus, l’esthétique du lisse a pour effet d’enfermer le sujet dans un espace auto-centré, où le sujet s’observe continuellement2, comme avec son reflet de son smartphone ou encore dans un miroir.

Dans un second temps, l’auteur définit trois différentes esthétiques qui, inhérentes à l’expérience du beau, doivent y être intentionnellement réintroduites afin de rendre au beau ses aspérités. Il s’agit de l’esthétique du voilement, de l’esthétique de la blessure ainsi que de l’esthétique du désastre. L’esthétique du voilement est essentielle au beau car la dissimulation est fondamentale à la beauté : le dévoilement rompt son charme et la détruit3. De leur côté, l’esthétique de la blessure et du désastre arrachent le sujet à son intériorité auto-érotique, le projetant ainsi en dehors de lui afin qu’il puisse contempler le beau. Enfin, Byung-Chul Han termine sur les dimensions morales que peuvent impliquer le beau telles que la vérité et l’éthique. Il explique que la contemplation de la beauté s’inscrit dans une certaine durée. En présence du beau, la vue se pose. Ce repos est essentiel à la beauté, or durée et consommation s’excluent mutuellement4. Le beau se soustrait donc à toute consommation, tout comme la vérité, la liberté et la justice. Le bon s’inscrit dans le beau qui s’inscrit lui-même dans le bien. De ce fait, l’éthique tient une place importante dans la beauté. Pour terminer, l’auteur conclut en traitant de l’essence générative du beau, il énonce qu’ « en présence du beau, l’âme est conduite à produire elle-même quelque chose de beau » . Cependant dans notre société positive actuelle, la consommation et les modes qui se succèdent entravent le beau et l’empêche de se générer : « l’acte d’engendrer dans la beauté est remplacé par le beau conçu comme produit5 ».

Quatre concepts majeurs se dégagent dans cet ouvrage : l’ « esthétique du lisse », le « beau numérique », l’ « esthétique du voilement » et l’« engendrer dans le beau ». L’auteur définit en premier lieu l’ « esthétique du lisse » , concept phare de son argumentation. L’« esthétique du lisse » se base sur le lisse qui est une surface optimisée sans aucune négativité provoquant une sensation dépourvue de toute souffrance et de résistance de l’ordre de l’agréable et de l’appréciation. L’auteur définit ensuite le « beau numérique » qui découle de l’ « esthétique du lisse » elle-même. Ces deux concepts sont intrinsèquement liés car, dans le « beau numérique », la négativité de l’altérité est entièrement abolie, c’est pourquoi il est entièrement lisse. Tout comme le lisse, il provoque une satisfaction entièrement positive associée au Like. Le « beau numérique » déploie un espace imperméable à tout élément étranger, qui avec la numérisation totale de l’être atteint le stade d’une humanisation totale. Le troisième concept important de cet essai est l’ « esthétique du voilement ». Elle consiste à dissimuler, cacher, retarder, ou distraire qui sont des stratégies spatio-temporelles du beau. Un objet visible partiellement est toujours plus beau que lorsqu’il est à la vue de tous, car la force imaginative comble la part non visible de l’objet. L’ « esthétique du voilement » est en opposition totale à la pornographie, l’antithèse de la beauté, de par son essence révélatrice et consommable. Cet essai se termine avec le dernier concept l’« engendrer dans le beau ». Ce concept désigne la nature générative du beau, il ne s’agit pas de l’œuvre comme produit qui est belle mais la vérité qui transparaît à travers elle.

Avec Sauvons le Beau, Byung-Chul Han met en lumière l’omniprésence du lisse dans notre société et dans le design. Nous pouvons opérer des rapprochements avec la pensée de Vilém Flusser dans l’ouvrage Petite Philosophie du Design6. Byung-Chul Han oppose le beau naturel au beau numérique et le considère également comme étant prééminent, car il a pour effet d’ébranler le sujet, de le projeter hors de lui, et donc fidèle à la définition la plus complète du beau. De son côté, Vilém Flusser hiérarchise également la beauté naturelle comme étant plus importante que la beauté technique7 car la technique cherche à dominer la nature. Les deux auteurs s’accordent sur la prééminence de la beauté naturelle.

De plus, durant la deuxième étape de l’argumentation, lorsque Byung-Chul Han défend que l’esthétique du voilement est nécessaire au beau car le beau peut se manifester sous la forme d’une séduction, nous retrouvons de nouveau une similitude avec la thèse de Vilém Flusser. En effet, Vilém Flusser critiquait le design manipulateur, trompeur mais d’également séducteur. Les deux auteurs partagent le même point de vue sur la nature séductrice de l’art et du design, même si pour Vilém Flusser il s’agit d’une critique dépréciative de ces domaines dans leur globalité alors que pour Byung-Chul Han il s’agit plutôt d’un éloge. Néanmoins dans la thèse de Byung-Chul Han, nous retrouvons également cette critique péjorative mais spécifiquement au sujet de l’esthétique du lisse et du beau numérique. Afin d’obtenir une surface lisse, il faut manipuler la matière pour éliminer les inégalités ou encore la rugosité d’une surface. C’est cette manipulation de la matière et de l’apparence des objets que Byung-Chul Han reproche à l’esthétique du lisse, de n’avoir que des objets lisses et homogènes les uns des autres. Quand bien même la critique de Vilém Flusser s’étend à l’art et au design dans leur ensemble, toujours est-il que la critique émise par Byung-Chul Han de l’esthétique du lisse et du beau numérique s’inscrit dans la lignée de cette pensée.

Mina LEBLANC, Master 1 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023


  1. HAN, Byung-Chul, Sauvons le Beau, Arles, ACTES SUD, coll. Questions de société, traduit par Matthieu Dumont, 2016, p. 10. 

  2. HAN, Byung-Chul, Sauvons le Beau, op.cit., p. 14. 

  3. Ibidem, p. 78. 

  4. Ibid., p. 61. 

  5. Id., p. 94.* 

  6. FLUSSER, Vilém, Petite philosophie du design, Belval, Circé, 2002.* 

  7. FLUSSER, Vilém, Petite philosophie du design, op.cit., p. 10.