GUY, Emmanuel, Le Jeu de la guerre de Guy Debord. L’émancipation comme projet, Paris, Éditions B42, Sciences Humaines, 2020.
Dans Le Jeu de la guerre de Guy Debord. L’émancipation comme projet, Emmanuel Guy présente Guy Debord comme étant entre autres un artiste, un avant-gardiste, mais aussi un théoricien de la révolution. En effet, Emmanuel Guy constate que Debord dresse une critique complète de la société de son temps (1931-1994). Pour mener sa guerre contre la vie quotidienne, urbaine et bien rangée des individus, Debord dresse la critique de tous les champs d’activités (arts, loisirs, politique, culture…) promettant à chacun un bonheur illusoire. Il propose pour contrer cela de multiplier les situations, c’est-à-dire les cadres, les contextes permettant à l’être humain de jouer, de faire véritablement l’expérience de la vie. C’est pourquoi, Emmanuel Guy s’interroge sur le positionnement situationniste de Guy Debord et sur la façon dont son Jeu de la Guerre a pu constituer un appel à se révolter contre la société d’après-guerre.
Afin de répondre à cette question, Emmanuel Guy affirme que le mouvement « Internationale Situationniste » dont fait partie Debord ainsi que le Jeu de la Guerre répondent tous deux à des ambitions révolutionnaires. Ils constituent un appel à la révolution en se tenant à la croisée de la théorie et de la pratique. En théorie, le situationnisme est une conflictualisation de la société de consommation et de ses méthodes de production. Afin de proposer un tout autre projet de vie collective et individuelle, le Jeu de la Guerre est quant à lui une représentation matérielle des possibilités tactiques et stratégiques à disposition des acteurs de la dite révolution.
Emmanuel Guy présente le positionnement de Guy Debord en retraçant historiquement les grandes étapes qui ont constitué la montée du situationnisme. Il multipliera pour cela les références et rencontres chères à l’auteur étudié. Emmanuel Guy explicite d’abord les théories d’avant-garde qui ont fondé le groupe de l’« Internationale Situationniste » (IS). Ses membres utilisent l’art en tant que méthode de mise en forme de leur projet politique. Ensuite, l’impulsion révolutionnaire est formalisée par un jeu étendu à toutes les disciplines. Puis, l’analyse des choix formels et matériels du Jeu de la Guerre permettent d’appréhender le défi que représente l’entreprise d’une telle révolution. À cela s’ajoute la stratégie de diffusion du mouvement. Additionnellement, Guy démontre comment les lectures de Debord lui ont permis de penser la révolte. Enfin, Emmanuel Guy intègre à sa réflexion le rôle crucial de la critique chez Debord. L’auteur finalise en revenant sur les choix tactiques et stratégiques ayant cristallisé l’échec du projet de révolution, entraînant avec lui Jeu de la Guerre.
Notons que l’auteur développe quatre concepts clés. D’abord, l’avant-garde artistique et politique est au cœur de l’ouvrage. Elle permet de formaliser une tactique, un plan théorique et de mettre en place une stratégie pratique afin de créer des situations propices au changement sociétal. La communication de ces activités avant-gardistes permet à l’Internationale Situationniste de se constituer un réseau d’alliés qui diffusent leurs idées et actions. Ensuite, le Jeu de la Guerre doit en parallèle servir le projet d’émancipation des individus. Cette lutte émancipatrice imaginée par Debord passe par un processus d’acculturation, où ceux autrefois soumis s’unissent et s'unifient. Concrètement, le Jeu de la Guerre est une modélisation du conflit entre ceux qui sont habituellement démunis de pouvoir et ceux qui travaillent pour le plus grand des stratèges : la société capitaliste. Pour cela, Emmanuel Guy met en lumière le concept de spectacle, cher à Debord. Le spectacle a, par le biais de la politique, de la publicité, des médias et de la culture bourgeoise, produit un monde artificiel où les travailleurs sont asservis. Pour souligner cette aliénation des individus, Guy s’attarde finalement sur l’urbanisme dans les théories de Debord. L’urbanisme des grands ensembles serait concentrationnaire et permettrait de justifier à nouveau la condition des travailleurs et l'organisation de leurs loisirs sous le joug de la production. L’étude de la psychogéographie en milieu urbain sert alors chez Debord à vivre un vrai moment de plaisir sensible, puisqu’elle favorise la création de situations dans lesquelles l’individu peut jouer.
Au cours des années 50 et 60, lorsque l’activité situationniste bat son plein, le terme de design commence seulement à émerger. L’ouvrage permet toutefois d’interroger notre pratique actuelle du design. C'est dans les années 70, lorsque le design fait face à un tournant sémantique que l’Internationale Situationniste dresse une critique acérée des domaines impactés. Au-delà de l’urbanisme, le tournant sémantique du design interroge notre rapport à l’architecture, l’aménagement d’intérieur, les moyens de transports ou encore à la publicité. Pour les situationnistes, le design a contribué à assujettir quotidiennement l’individu à sa consommation de biens. Les situationnistes nous poussent donc à renoncer à la primauté de l’économie et de l’utilité. Le design, au lieu de servir uniquement les hommes en créant des objets, des lieux et des services répondant à une fonction sociale, se doit aussi d’être critique en s'adaptant aux évolutions sans devenir le subalterne des lois du marché. Pour Debord, le designer devra penser sa pratique en tenant compte de son impact. Par conséquent, il préconise le développement d’un design au service de l’émancipation, dans lequel le jeu permet de faire l’expérience de soi, des autres et du monde. Parmi les exemples d’un tel positionnement responsable, nous pouvons citer l’ouvrage Design pour un monde réel. Écologie humaine et changement social1 de Victor Papanek. Designer et théoricien, l’auteur concentre ses efforts à faire le lien entre design et éthique. Selon lui, le design industriel est perverti par la publicité et la communication qui nous incitent à nous endetter pour accumuler des objets inutiles. Lui aussi, à l’encontre du système économique capitaliste, en appelle à l’esprit critique du designer, et à notre sens éthique afin de proposer un design engagé sur le plan social et écologique.
Arlette THIERON, Master 1 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.
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PAPANEK Victor, Design pour un monde réel. Écologie humaine et changement social, Paris, Mercure de France, Collection Essais, trad. de l'anglais par Nelly Josset et Robert Louit, Collection Essais, 1974. ↩