PESCE, Gaetano, Le temps des questions, Paris, Editions du Centre Pompidou, 1996.

Dans Le temps des questions, catalogue publié à l’occasion de l’exposition Gaetano Pesce, le temps des questions, est exposé le combat toujours politiquement engagé de cet artiste1. Il s’agissait de faire accepter l’architecture et le design comme des arts à part entière à travers sa volonté de réintroduire, dans la froideur et l’uniformisation, caractéristiques des constructions et fabrications d’objets conçus sous l’égide du Style International des années d’après-guerre, la poésie et la dimension culturellement significative de la pièce unique, accessible à tous, qui serait rendue possible, selon lui, par la mise en place d’un projet global de création, commun aux arts et aux industries…

Telle est la problématique de cet ouvrage, qui revendique l’urgence et la nécessité de remettre de l’artistique dans les gestes quotidiens ; de la figure humaine, du symbole, de la forme imagée, et du politique, au sein même des structures architecturales et des objets ; et de faire « rayonner les meubles, laisser penser un fauteuil2», pour sortir d’un design et d’une architecture anesthésiantes, et ce, par le biais des concepts de « design à double fonctionnalité », de « séries diversifiées », et à travers l’expérimentation de nouveaux matériaux, et l’innovation technologique…

La thèse défendue par Gaetano Pesce est qu’il est tout-à-fait possible de sortir de la standardisation aveugle, sans cesser de répondre aux besoins du grand public, grâce à un entre-deux qui se situerait dans « la série limitée », et qui mettrait à profit l’idée de « série diversifiée ». Pour ce designer, une série limitée désigne une reproduction industrielle de l’objet qui garantit néanmoins son unicité. Elle peut être mise en pratique en ayant recours à la flexibilité qu’offrent les nouveaux matériaux comme les produits de synthèse (résines, mousses, plastiques…), et en acceptant d’intégrer, dans le processus de fabrication, une part d’aléatoire, de hasard et de « mal fait », grâce à un esprit participatif, basé sur la confiance de toute une équipe de production… Le deuxième élément de la thèse de Gaetano Pesce se base sur son concept de « design à double fonctionnalité ».  Afin de mieux s’extraire, selon lui, de ce monde indifférencié et uniformisé, il s’agit, ni plus ni moins, de repenser la notion de design, en alliant à sa fonction pratique — sa fonctionnalité —, un pouvoir d’expression, qu’il soit d’ordre social, religieux, voire politique.

De ce fait, Gaetano Pesce explique, dans un premier temps, qu’il est indispensable de revenir à une production plus différenciée des produits du design et de l’architecture. L’objectif est de concevoir des objets qui nous amènent davantage à établir un rapport d’authenticité avec nous-même, et ce tout en s’adaptant également à la réalité d’un monde économique où la main d’œuvre paraît de moins en moins qualifiée, et où il parait important d’intégrer ce défaut de technicité au processus même de fabrication.

Ainsi, dans un deuxième temps, Gaetano Pesce justifie-t-il ce concept de « série diversifiée », qui permet d’obtenir, dans la production finale, une série où aucune pièce ne se ressemble, grâce à l’introduction de multiples possibilités de bifurcations esthétiques, à l’intérieur même du processus de fabrication : aléatoire, hasard, « mal fait »… L’ensemble est rendu possible par l’utilisation de nouveaux matériaux, testés, au préalable, dans son laboratoire, et par davantage de souplesse et d’autonomie, accordées sur les chaînes de montage.

Enfin, Gaetano Pesce explique la nécessité de convaincre le monde de l’industrie de ce réel intérêt — pratique et financier — que comporte l’utilisation de ces nouveaux matériaux, et l’intégration d’une certaine flexibilité dans les processus de fabrication. Il insiste également sur l’importance de revoir les modes d’enseignement, destinés aux futurs designers et architectes, afin de stimuler davantage leur esprit d’innovation, ainsi que leur intérêt personnel pour la recherche et l’expérimentation, en faveur de nouvelles matières. Le tout devrait participer à l’avènement d’une « troisième révolution industrielle » permettant de transformer le monde, et notamment les villes, en modifiant notre culture des objets et en nous incitant, par ce biais, à vivre avec de nouvelles valeurs.

Le premier concept clé est celui de « design à double fonctionnalité », qui consiste à ajouter à la valeur d’usage d’un objet une valeur d’expressivité, pouvant passer par l’utilisation de l’image, du symbole, qu’il soit d’ordre religieux, social ou politique. Le deuxième concept clé est celui de « série diversifiée », qui comprend la possibilité pour des objets standards de devenir des exemplaires uniques, au sein d’une série de produits similaires. Le troisième concept est celui du « mal fait », qui est relié à la notion d’« aléatoire », et qui introduit l’idée du défaut, dans le sens de ce qui est différent. Enfin, le quatrième concept clé est celui de « détournement technologique », lié à l’expérimentation de nouveaux matériaux, et aux « hasards » qu’introduit cette expérimentation.

Cet ouvrage est important pour le champ théorique du design dans la mesure où il confère, dans l’élaboration de tout projet, une place prépondérante à la « matière », et à l’expérimentation, notamment de nouveaux matériaux, mettant ainsi en avant la nécessité de collaborer avec le monde de l’ingénierie, et des nouvelles technologies, et de s’inscrire dans une contemporanéité, qu’elle soit d’ordre matérielle, économique ou politique.

Certes, nous pourrions, de nos jours, à l’instar de Victor Papanek — pour qui, dans toute pollution, les designers avaient leur responsabilité—, nous poser la question éthique du devenir, du préjudice écologique, et du facteur polluant engendrés par tous ces matériaux issus de la pétrochimie. Mais Gaetano Pesce aura également ouvert la voie vers une politique de l’innovation perpétuelle : celle-là même susceptible d’engendrer de nouvelles recherches sur des matériaux, plus « sains », et éco-responsables, tels qu’a pu en témoigner l’exposition : La Fabrique du Vivant, réalisée au Centre Pompidou, en 2019…

Par ailleurs, Gaetano Pesce aura eu tout au moins le mérite, dans la continuité d’Alain Findeli, de s’interroger sur l’« habitabilité » du monde, et sur la question de l’attachement aux objets, en créant, à travers son concept de « design à double fonctionnalité », des « objets qui permettent aux gens de rêver et d’interpréter3 », permettant ainsi de circonvenir à la froideur et la standardisation de l’esthétique du design industriel, tout en répondant besoins du grand public, grâce à son concept de « série diversifiée ». Il s’agit de séries au cours desquelles il aura même été jusqu’à donner voix aux ouvriers, en déréglant les machines, afin de leur laisser une marge d’intervention et de créativité, personnalisant ainsi de nouveau le travail, sur les chaînes de montage.

Il serait certes possible de critiquer la conception toute relative de la notion de « beauté » chez Gaetano Pesce, et son expressivité parfois débordante — propre au côté fantaisiste du personnage —, mais on ne pourrait nier son engagement politique total, qui ressort de son travail, et de sa vision globalisante du métier d’architecte et de designer. Contrairement à certains, qui « se vantent de ne plus toucher physiquement à rien, lui, aura réellement mis la main à la pâte4 ».

Isabelle DONGUY Master 1 « Esthétique », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023


  1. Ont contribué à ce catalogue : Germain Viatte, Nicole Pénicault, Jocelyn de Noblet, Raymond Guidot, François barré, Daniel Soutif, et Richard Buchanan. 

  2. Gaetano PESCE, Entretiens, Paris, Ed. Buchet-Chastel, 2017. 

  3. PESCE, Gaetano, Le temps des questions, op. cit., p. 118. 

  4. Gaetano PESCE, Entretiens, op. cit., p. 129.