1. Définition
Le syntagme « archéologie des média » n'est défini dans aucun dictionnaire français. Pour cause, il est un terme qui renvoie à un ensemble de travaux et recherches, encore en pleine formation, ayant émergé à partir de la fin des années 1990, sous l'impulsion d'Erkki Huhtamo et Jussi Parikka1. Leur postulat de départ est que, pour comprendre les média omniprésents dans la modernité industrialisée, il faut fouiller dans leurs archives et leur passé. Seulement, cette enquête ne se fait pas selon un modèle téléologique à partir des média hégémoniques d'aujourd'hui, avec pour objectif de reconstituer le chemin aboutissant, par exemple, au cinématographe en 1895. Au contraire, l'archéologie des média s'intéressent aux média oubliés, aux tentatives ratées que les récits des grandes inventions ont occultées. Du point de vue historique, « l'archéologie des média considère les cultures médiatiques comme sédimentées en différentes couches, selon des plis du temps et de la matérialité au sein desquels le passé peut soudainement être redécouvert d'une façon nouvelle2 ».
Le terme archéologie est ainsi utilisé avec le sens que lui donne Foucault, soit celui d'une méthode cherchant à mettre en lumière les conditions d'existences d'un discours -- et dans un sens prolongé ici, des média --, en tant qu'il apparaît et se déploie dans une situation historique donnée :
Ce terme [l'archéologie] n'incite à la quête d'aucun commencement ; il n'apparente l'analyse à aucune fouille ou sondage géologique. Il désigne le thème général d'une description qui interroge le déjà-dit au niveau de son existence : de la fonction énonciative qui s'exerce en lui, de la formation discursive à laquelle il appartient, du système général d'archive dont il relève. L'archéologie décrit les discours comme des pratiques spécifiées dans l'élément de l'archive.
Michel, Foucault, L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p.173.
L'archéologie est donc la science de l'archive, cette dernière définie comme le « jeu des règles qui déterminent dans une culture l'apparition et la disparition des énoncés, leur rémanence et leur effacement, leur existence paradoxale d'événements et de choses3 ». Enfin, il est important de souligner que l'archéologie de Foucault se fait contre la quête d'une arkhè -- c'est-à-dire d'un fondement, d'un commencement -- anhistorique. Au contraire, s'il y a des fondements chez Foucault, ils sont historicisés et relatifs : « ce sont toujours des commencements relatifs que je recherche, plus des instaurations ou des transformations que des fondements, des fondations. »4
Pour plus de précisions sur le terme média, voir l'entrée dédiée. Enfin, l'archéologie des média est un ensemble hétérogène qui regroupe recherches théoriques universitaires (Yves Citton, Thomas Elsaesser, Wolfgang Ernst) mais aussi pratiques artistiques (Paul DeMarinis, Sarah Angliss, Zoe Beloff, etc.) et travaux de restauration et de conservation (Kristoffer Gansing, Linda Hilfling, etc.).
À noter également que certain·es auteurices emploient le terme « médiarchéologie » comme synonyme.
2. De la langue d’origine au français
Le sens donné à l'archéologie provient du français par Foucault, mais le syntagme « archéologie des média » en tant que tel provient de l'anglais (media archaeology) :
Where do you start when you begin thinking media archaeologically? Do you start with past media, like a 'proper' historian? Or from our own current world of media devices, software, platforms, networks, social media, plasma screens and such, like a 'proper' analyst of digital culture would? The proposition of this book is that you start in the middle -- from the entanglement of past and present, and accept the complexity this decision brings with it to any analysis of modern media culture5.
Jussi Parikka, What is media archeology?, Polity press, 2013, p. 5 (édition numérique)
Pour ce qui est du terme média, la traduction vers le français, malgré son apparente transparence, est plus complexe. En effet, en français celui-ci provient de l'anglais mass-media, correspondant à un moyen de communication servant à transmettre et diffuser des informations. Cependant, l'archéologie des média se fonde sur des pensées où le sens de média est différent et plus large. C'est là une des difficultés à définir l'archéologie des média, car certain.e.s médiarchéologues vont se revendiquer d'une filiation plutôt que d'une autre. Prenons par exemple deux penseurs importants pour celle-ci : Friedrich Kittler et Marshall McLuhan. Chez le premier, tenant de la medientheorie allemande, média correspond -- « en référence au modèle proposé par la théorie de l'information de Claude Shannon -- [aux] modalités matérielles de stockage, de transmission et de traitement de l'information6 ». Chez le second, du côté des media theory canado-états-uniennes, le média/medium est envisagé comme prolongement de l'humain :
"The medium is the message" means, in terms of the electronic age, that a totally new environment has been created. The "content" of this new environment is the old mechanized environment of the industrial age. The new environment reprocesses the old one as radically as TV is reprocessing the film. For the "content" of TV is the movie.
Marshall, McLuhan, Understanding Media: The Extensions of Man, Berkeley, Gingko Press, 2003 [1964], "Introduction to the second edition", p.13.
S'il est donc difficile de figer le sens du terme pour l'archéologie des média dans son entièreté, il est important de garder à l'esprit ces différents usages et traditions étrangères lorsque le terme est employé en français, et de parvenir à situer la généalogie spécifique d'où part chaque médiarchéologue.
3. Explication du concept et problématisation
L'archéologie des media étant un champ encore jeune et en plein développement, elle n'a pas le privilège (ou le défaut ?) d'une définition précise sédimentée par le temps. C'est pourquoi Jussi Parikka aborde cette question en partant des concepts et traditions desquelles elle émerge -- soit pour lui la modernité, le cinéma, l'histoire du présent et les histoires alternatives.
La référence principale de cette investigation autour de la modernité est Walter Benjamin. L'œuvre d'art à l'heure de sa reproductibilité technique vient interroger ce que les nouvelles technologies et media du XIXe et XXe siècle (photographie, téléphone et dans le texte surtout cinéma) font à nos manières de percevoir. De là, on a cherché à creuser ce que « [signifie] le fait d'être moderne » et comment ces innovations modifient « nos manières élémentaires d'être au monde : nos manières de voir, d'entendre, de penser et de sentir »7, et non plus seulement la culture ou les savoirs. Parikka souligne ainsi l'importance de la New Cinema History qui, à partir notamment du 34e congrès de Brighton en 1978, préfigure en quelque sorte la méthode de l'archéologie des media en explorant le cinéma des premiers temps, mais aussi les panoramas, les dispositifs de pré-cinéma et la culture visuelle des XVIIIe et XIXesiècles8.
Faire l'archéologie de ces média essentiels à la constitution de la modernité signifie faire une histoire toujours orientée vers le présent -- c'est-à-dire vers l'éclaircissement de ce qui nous est donné aujourd'hui comme naturel et évident. Une suspicion est lancée à l'égard de toute « nouveauté » dans les media, se fondant sur un refus de toute téléologie. On ne cherche plus à retrouver les signes avant-coureurs qui auraient abouti aux media hégémoniques d'aujourd'hui, mais plutôt exhumer tous les essais et les tentatives qui n'ont pas abouti, ou ont été oublié et hantent désormais les media mainstream -- c'est-à-dire écrire des histoires alternatives et négligées. En somme, l'archéologie se fonde sur un refus d'envisager « le temps et l'histoire comme des lignes droites de perfectionnement progressif »9 des média.
Ce glissement de la méthode archéologique telle qu'appliquée par Foucault au savoir -- soit dans la discipline plus classique de l'histoire des idées -- vers les média, s'est fait dans la perspective de dépasser l'opposition stérile entre une approche idéaliste du cinéma sans ancrages historiographiques et une histoire du cinéma qui chercherait à éviter toute théorisation. Ainsi, ce passage de l'archéologie du savoir à l'archéologie des média se fait, chez des auteurs.rices comme Alberta et Tortajada10, par le déplacement de concepts foucaldiens vers le cinéma, compris alors comme un dispositif11 articulant trois pôles : un ensemble de machines et de techniques, de discours et de pratiques sociales et culturelles.
Seulement, peut-on vraiment parvenir à une définition définitive de l'archéologie des media ? ou plutôt : a-t-elle vocation à se laisser définir de la sorte ? Parikka souligne lui-même que « toute tentative d'imposer une unité au canon des travaux en archéologie des média fait bien évidemment courir le risque d'ignorer l'hétérogénéité qui constitue le cœur même de cette entreprise.12 » Les mediarchéologues se caractérisant par leur volonté de subvertir un certain ordre historique, d'expérimenter et explorer, il semble tout naturel qu'iels s'y refusent. C'est pourquoi Parikka ne propose pas dans son ouvrage une synthèse mais une « cartographie » de l'archéologie des média. Il dresse l'état des recherches actuelles, sans que celui-ci n'aie à déterminer leur évolution future. Dans cette perspective et en conclusion, il est intéressant de noter que le syntagme, bien que récent, est déjà à l'origine de variantes et dérivés, tels que : art médiarchéologique, médiarchéographie, écomédiarchéologie -- sans compter les dérivées parallèles comme la médiagéologie ou médiaentomologie.
Marcos Nunez, M2 Cinéma, ENS de Lyon, supervisé par Occitane Lacurie, 2023-2024
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Ils publient ensemble en 1996 un article intitulé "From Kaleidoscomaniac to Cybernerd. Towards an Archaeology of the Media", in Electronic Culture, ed. Timothy Druckrey (New York: Aperture 1996), pp.296-303. On notera par la suite leur deux ouvrages comme références : Media Archaelogy. Approches, Applications and Implications (Huhtamo, Parikka, 2011) et What is Media Archaelogy ? (Parikka, 2012). ↩
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Jussi Parikka, Qu'est-ce que l'archéologie des média ?, Grenoble, UGA Editions, coll. « Savoirs littéraires et imaginaires scientifiques », 2018, pp.33-34 (traduit de l'anglais par Christophe Degoutin). ↩
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Michel Foucault, « Sur l'archéologie des sciences », Dits et Écrits, I, Paris, Gallimard, 1994, p. 708. ↩
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« Michel Foucault explique son dernier livre », Dits et écrits, p.772. ↩
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« Par où devons-nous commencer pour réfléchir aux média d'un point de vue archéologique ? Devons-nous partir des média du passé, comme le ferait un « bon » historien, ou de notre monde contemporain de médialités, de logiciels, de plates-formes, de réseaux, de réseaux sociaux, d'écrans plasma, etc., comme le ferait un « bon » analyste de la culture numérique ? Ce livre propose de commencer par le milieu -- par l'enchevêtrement du passé et du présent -, et d'accepter la complexité qu'engendre cette décision dans l'analyse de la culture des média modernes. » (traduction par Christophe Degoutin pour l'édition française, ibid., p.36) ↩
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André Lange-Médart, « L'archéologie des médias arrive en France -- L'exemple de Friedrich Kittler », Les Enjeux de l\'information et de la communication, 2019/1 (N° 20/1), p. 30 ↩
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Jussi Parikka, Qu'est-ce que l'archéologie des média ?, p.40. ↩
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Jacques Perriault et Laurent Mannoni emploient déjà le terme « archéologie » dans le titre de leurs ouvrages, respectivement en 1981 et 1994 : Mémoires de l'ombre et du son. Une archéologie de l'audiovisuel et Le Grand art de la lumière et de l\'ombre, archéologie du cinéma. ↩
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Siegfried Zielinski, Deep Time of the Media, cité par Jussi Parikka, Qu'est-ce que l'archéologie des média ?, p.47. ↩
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Voir l'introduction de François Albera et Maria Tortajada, Ciné-dispositifs. Spetacles, cinéma, télévision, littérature, Lausanne, collection « L'Âge d'Homme », 2011. ↩
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Pour une définition et analyse plus précise du concept de dispositif chez Foucault, voir aussi : Frank Kessler, « Recadrages : pour une pragmatique historique du dispositif cinématographique. », Recherches sémiotiques, 31(1-2-3), pp.15--32. ↩
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Jussi Parikka, Qu'est-ce que l'archéologie des média ?, p.39. ↩