1. Définition
Absent des dictionnaires courants, le care (terme anglais laissé non traduit) recouvre une multiplicité de sens et d’usages en sciences sociales. Le saisir, c’est en esquisser la généalogie. C’est d’abord un concept de psychologie sociale, inventé et pensé par Carol Gilligan, cherchant à construire une théorie qui ferait entendre la « voix différente1 » des femmes et donnerait à comprendre leur conception de la moralité. Ces travaux portent une empreinte essentialiste forte.
Dans les années 1990, la politologue et féministe Joan Tronto reprend cette théorie, en la revisitant à l’aune des sciences politiques, en l’appliquant à des questions sociétales plus larges et surtout en niant cette vision ontologique de la femme plus disposée que l’homme à la « morale du soin ». Elle définit le care comme :
« une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde” de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie ».
Berenice FISCHER et Joan TRONTO, « Towards a Feminist Theory of Care », In Abel E. NELSON M. (dir.) Circles of Care : Work and Identity in Women’s Lives, Albany, New York, State University of New York Press, 1991, p. 40 ; cité dans Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009 [1993].
Dans la continuité des travaux de Gilligan et Tronto, le champ de l’éthique du care va progressivement développer un ensemble de réflexions sur la dimension morale de la vie sociale qui composent une analyse à la fois politique et sociale des activités de care. Ainsi, comme l’écrit Patricia Paperman :
« Il est possible d’agir, de penser, de ressentir les situations sociales impliquant des enjeux moraux autrement que ne le fait la conception patriarcale de la morale […] l’éthique du care résiste à la division hiérarchisante des préoccupations humaines ».
Patricia PAPERMAN, « La voix différente et la portée politique de l’éthique du care », dans Vanessa NUROCK (Coord.), Carol Gilligan et l’éthique du care, Paris, PUF, 2010, p. 57-77.
La notion de care définit aujourd’hui ce qui constitue une politique de l’ordinaire, face à une réalité qui comprend des individus prenant quotidiennement soin les uns des autres et assurant ainsi la continuité du monde2.
2. De l’anglais au français
La traduction de l’anglais au français du concept de care semble difficile notamment, car si le care est traduit par « soin », cela implique une activité destinée aux personnes qui en ont objectivement besoin (les personnes handicapées, âgées, malades, etc.) et relègue le concept vers l’espace médical. Tandis que si le care est traduit par « sollicitude », cela oriente cette éthique vers un sentimentalisme et le relègue vers l’espace intime, le domestique3.
La richesse sémantique du terme ne s’épuise pas dans une unique traduction française : prendre soin, donner de l’attention, manifester de la sollicitude, etc. Les différents travaux sur l’éthique du care permettent de comprendre sa dimension non réductible au domaine de la santé. Le care invite en effet à une traduction plurielle pour reconnaître des actions humaines spécifiques. La question est relative aux pratiques et peut se résumer ainsi : « qui s’occupe de quoi et comment4? »
3. Explication du concept
Même si sa portée théorique et politique a longtemps été négligée, le care est aujourd’hui considéré notamment par les autrices et auteurs Post-ANT (Post-Actor Network Theory) et par celles et ceux de la recherche en design comme l’opportunité de comprendre « l’organisation de notre monde5 » (Tronto, 1990). L’éthique du care permet en effet de définir un modèle de justice plus complexe, susceptible de montrer qu’il n’existe pas de monde « habitable » en dehors de la question du « souci » : autrement dit, que le monde n’est habitable qu’à la condition de faire préalablement, et continuellement, l’objet de soins. Le fait de présenter cette éthique comme une « activité » est également important, car il dénaturalise celle-ci, en ne la réduisant pas seulement à la nature des femmes, mais en la faisant relever de l’essence humaine en tant que telle, qui est celle de « transformer » le monde par son œuvre, autrement dit par son travail : c’est une activité créative et relationnelle.
Il apparaît dès lors une tension commune à la notion de care et au design dont les approches sont toutes deux simultanément un moyen et une fin : en effet, une chose est de plaider pour la reconnaissance des gestes de soin, de soutien, d’accompagnement, une autre est de se donner « la qualité de vie » comme objectif.
Les trois extraits suivants de l’ouvrage de Pascale Molinier et al. 6 permettent de saisir une partie des idées qu’elle partage avec le design :
« Les expériences et les activités du care sont celles qui consistent à apporter une réponse concrète aux besoins des autres ».
« Les frontières (du care) ne seront repensées que dans la reconnaissance de l’ordinaire et du détail : rendre visible ce qui n’est pas caché, prendre en compte ce qui compte ».
« Les activités de care font partie d’un ensemble plus large d’activités par lesquelles nous agissons pour organiser notre monde de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible ».
Le fait de « prendre soin » est un geste global, et consiste, au sein des pratiques du design, à prendre le point de vue des personnes et des choses vulnérables. Deux autres éléments participent à la relation dialogique du concept de care et du design : d’une part, l’ambition de soutenir l’habitabilité du monde, en s’appuyant sur le terrain et l’expérience des individus ; et d’autre part, la capacité à s’extraire du discours rationnel (ou dominant) pour mettre en forme ce qui est émergent (de bien réel ou en devenir), même si cela semble ambigu ou incertain. Le concept de care permet, en cela, de penser les formes de résistance possibles du design pour qu’il ne soit pas exclusivement un instrument au service de l’industrialisation et de la consommation de masse.
Marine ROYER, Designer & maîtresse de conférences en Design et Sciences sociales, Université de Nîmes, équipe PROJEKT (UPR 7447).
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Carole GILLIGAN, In a Different Voice: Psychological Theory and Women’s Development, Cambridge, Harvard University Press, 1982. ↩
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Sandra LAUGIER, « Care, environnement et éthique globale », Cahiers du genre, 59, 2015, p. 127-152. ↩
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La notion de care a d’ailleurs surgi dans l’espace médiatique en France en 2010, suite à une déclaration de Martine Aubry : « Il faut passer d’une société individualiste à une société du care, selon le mot anglais que l’on pourrait traduire par “le soin mutuel” » (Médiapart, 2 avril 2010), suivie immédiatement d’une polémique autour du terme relativement franco-française. ↩
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Pascale MOLINIER et al., Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Payot, 2009, p. 200. ↩
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Joan TRONTO, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009 [1993]. ↩
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Pascale MOLINIER et al., Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Payot, 2009, p. 11 et 12. ↩