1. Définition
Le « design acentré » est une notion forgée par Anthony Masure dans Design et Humanités numériques où il écrit :
« Le design acentré est un design qui n’est plus centré sur l’expérience utilisateur. Ce qui signifie que ce type de design n’a pas vocation à être utile, une personne ne ferait pas nécessairement usage des productions qui en découlent. Ici, l’expérience utilisateur ne doit pas être le point de départ d’un projet de design mais elle peut rentrer en jeu dans le processus de conception par la suite. Le design acentré a pour but d’élargir la destination et la réception de la production dans le domaine du design. »
Anthony, MASURE, Design et humanités numériques, Paris, Éditions B42, Collection Esthétique des données, 2018, p. 72.
Pour tous les designers qui comprennent le « design centré utilisateur » comme un progrès, une façon d’intégrer l’utilisateur dès la phase de conception, la notion peut paraître paradoxale, voir provocatrice. C’est pourquoi l’auteur précise :
« Que penser en effet de termes tels que « user-centered design (UCD) », « human-centered design (HCD) », « activity-centered design (ACD) » ou encore « people-centered design (PCD) » ? Pourquoi le design devrait-il se « centrer » sur quelque chose ? Plus largement, n’y a-t-il pas dans l’existence humaine quantité d’aspects auxquels les expériences générées par le design ne sauraient se substituer ? »
Anthony, MASURE, Design et humanités numériques, Paris, Éditions B42, Collection Esthétique des données, 2018, p. 73.
L’idée n’est donc pas de nier les besoins de l’utilisateur, mais d’ouvrir la création plus largement qu’à une simple commande ou réponse à un besoin supposé. Loin de se réduire ç l’utilisateur et à un besoin, il s’agit de changer le monde. Pour le dire avec les mots de l’auteur :
« De façon plus générale c’est bien le design, dans sa capacité à transformer le monde, qui ne saurait “se centrer” sur quelque chose. Le design n’a d’intérêt que s’il est empreint de tensions, de polarités, de contradictions - soit tout le contraire d’un centre. »
Anthony, MASURE, Design et humanités numériques, Paris, Éditions B42, Collection Esthétique des données, 2018, p. 89
2. Du français à l’anglais
L’expression « design acentré » est un terme français qui est traduit en anglais par le terme « Acentric design » dans la version anglaise du livre d’Anthony Masure. Le concept d’« Acentric design » semble peu repris hors de cet ouvrage. Est-ce parce que l’ouvrage est récent ? Doit-on plutôt y voir une résistance des designers à abandonner l’idée d’un design centré utilisateur ?
Pour nous faire une idée de la notion en anglais, nous pouvons donner la version anglaise des passages traduits ci-dessus.
« Another factor suggesting a design constructing against technological innovations – i.e., for habits – is this history of the “center,” a term which should now be examined. This twofold suffix coupled with design could have been the subject of variations. Why does one never speak, for example, of “form-centered” design, for example, or of “practice-centered” design? Perhaps is this because these two concepts (there could be others) resist the idea of a “center,” of delimitation. »
Anthony, MASURE, Design et humanités numériques, Paris, Éditions B42, Collection Esthétique des données, 2018, p. 88
« In a more general way, design, in so far as it encompasses the capacity to transform the world, cannot “center” on anything. Design is only of any interest if it is derived from tensions, polarities, contradictions – in other words, the opposite of a center. »
Anthony, MASURE, Design et humanités numériques, Paris, Éditions B42, Collection Esthétique des données, 2018, p. 89
3. Explication du concept
Cette notion façonnée par Anthony Masure remet en question la conception, la destination et la réception d’une production du design. Le but de cette notion est de repenser la manière dont on élabore un projet de design dès le début, sans penser aux besoins des utilisateurs dans les premières étapes de conception.
Dans un passage cité précédemment, Anthony Masure se demande « Pourquoi ne parle-t-on jamais de design ʺcentré formeʺ par exemple, ou bien de design ʺcentré pratique1 ʺ ? ». En tentant de répondre à la première question, même si ce n’est pas ce que vise l’auteur qui cherche plutôt à indiquer le caractère incongru de cette idée de centre, on remarque que ce concept fait émerger des questionnements d’ordre esthétique telle que la beauté et le goût. Or, au cours de l’histoire du design, on voit que cette notion d’esthétique n’est pas si simple et tenable si l’esthétique prédomine dans une production de design. En effet, Étienne Souriau avait relevé ce problème d’ordre esthétique, car selon lui on ne peut pas garder à vit aeternam une même esthétique ou, plus exactement, un même style. Un design centré forme serait vite dépassé…
Une autre question concerne le design acentré en son lien avec l’esthétique. Ne tend-il pas vers une certaine forme d’art, si le but n’est plus d’être utile à quelqu’un ? En effet, si l’on ne conçoit pas dans un but utilitaire, le résultat final de la conception n’a-t-il pas vocation à n’être qu’observé ?
4. Problématisation
On voit aisément que l’explication du concept pose de multiples questions. La notion de design acentré ne dit pas qu’il faut bannir l’expérience utilisateur mais plutôt qu’il ne faut pas lui donner la priorité lors de la conception, une production pouvant donc être conçue pour être belle puis éventuellement utile. Mais si ce type de design empreinte ce chemin, ne sommes-nous pas confrontés aux critiques que Vilém Flusser adressait aux designers plus soucieux de tromperies et d’artifice (d’habillage de produits) qu’autre chose ? Quelle est la place de l’éthique dans ce type de design ? Le design acentré orienté vers la beauté ne serait-il pas réduit à la part formelle des productions ?
5. Illustration
Figure 1. Schéma illustrant les questionnements émergeant du concept de design acentré, Éléna LUZIO.
Éléna LUZIO, Master 1 « Design, Arts et Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.
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Anthony, MASURE, Design et humanités numériques, Paris, Éditions B42, Collection Esthétique des données, 2018, p. 88. ↩