1. Définition
La notion de « Design de l'étrange » n'est pas définie dans les dictionnaires courants, les occurrences la mentionnant demeurent peu fréquentes, ce qui la rend difficilement définissable. Jehanne Dautrey écrit néanmoins : « Ses propriétés sont celles d'une autre nature, d'une nature différentielle et non substantielle : elles ne consistent pas tant dans des contenus que dans les écarts au réel tel qu'il est connu1. »
La difficulté à formuler une définition de cette notion s'explique en partie de par son apparition très récente. De plus, le « Design de l'étrange » est avant tout l'expérience d'une altérité empêchant d'agir selon les normes établies provoquant ainsi une expérience réflexive, cela relève donc également du design des comportements.
Il est cependant possible, toujours selon Jehanne Dautrey, de donner sens à cette notion grâce à la psychanalyse du concept « d'inquiétante étrangeté2 ». Freud écrit notamment : « L'inquiétante étrangeté est cette variété particulière de l'effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier3 ». Dans cette perspective le « design de l'étrange » réside dans l'ambivalence de l'inquiétant et de l'intime, et plus particulièrement dans le design au point où les formes ne valent plus par un effet de ressemblance mais par la manière dont elles agissent directement.
Le « design de l'étrange » est donc bien plus qu'une notion, c'est un outil mêlant art, design, philosophie permettant de s'affranchir des normes esthétiques et méthodologiques du design en suscitant de nouveaux usages.
2. Du français à l'allemand
Ayant une origine récente, il n'existe qu'une seule apparition en anglais du « Strange Design », c’est encore elle qui est présente dans le titre de l'ouvrage co-signé par Jeanne Dautrey et Emanuel Quinz, que l’on s’attache au titre en français — Strange Design. Du design des objets au design des comportements — ou en anglais : « Strange Design. From Object to Behaviors4 ».
Bien qu'il existe une traduction littérale anglaise (dont l’occurrence est quasi-inexistante), il est néanmoins intéressant selon nos deux auteurs de comparer le « design de l'étrange » au concept psychanalytique allemand « umheimlich » dans lequel se situe la généalogie du concept. La comparaison rendue notoire au début du XX^e^ siècle par Ernst Jentsch et Sigmund Freud permet en effet de théoriser la perception de l'étrange et plus particulièrement le paradoxe dans lequel l'étrange ne réside pas dans l'étranger mais dans le connu.
Cette ambivalence est confirmée par la langue : si « unheimlich » apparaît comme l'étrange, « heimlich » désigne ce qui est familier et intime mais peut également prendre un sens péjoratif comme le recouvert et le caché. Ainsi, il est possible de faire apparaître une définition de l'étrange sur laquelle repose la notion : l'étrange face à l'intime, l'étrange face au recouvert, l'étrange comme expérience de la perte des repères.
3. Explication du concept
La notion du « design de l'étrange » est apparue en français à la fin des années 1960, en référence au design radical italien, puis émerge à différentes époques de l'histoire du design. Elle sera finalement utilisée et théorisée par Jehanne Dautrey et Emmanuel Quinz dans l'ouvrage Strange Design. Du design des objets au design des comportements (2014).
La notion est née dans la perspective de construire une critique du design critique et plus particulièrement de produire des outils critiques. En la théorisant, Jehanne Dautrey et Emmanuel Quinz proposent une nouvelle définition du design qui met en avant explorations critiques, questionnements conceptuels permettant ainsi aux designers et aux usagers de s'engager dans un questionnement éthique.
Un des exemples les plus corrosifs de cette notion dans l'art est constitué par les Deux Chaises de Mathieu Mercier (1998), qui pose une copie de la Red Blue Chair de Rietveld à côté d'une chaise de jardin en plastique, produit issu de série. Les similitudes formelles et fonctionnelles permettent une mise en regard entre les deux régimes de valeurs et donc une réflexion sur la production industrielle.
Philippe Rahm, architecte, propose quant à lui une pratique du design étrange avec sa notion d'« architecture physiologique5 » grâce à l'altération de l'espace passant par une déformation des facteurs physiques et de leurs impacts sur le corps et par conséquence une altération des comportements.
Le « design de l'étrange » permet un ancrage social et conceptuel qui relève de la critique restituant ainsi une fonction à l'objet de l'ordre de l'utilité. Cette utilité sociale et non pas instrumentale vise des comportements, des usages ordonnés par des systèmes de valeurs, ce qui donne la perspective d'un impact, d'une contestation, d'un design qui n'est pas assujetti à l'industrie.
4. Problématisation
Finalement, toute la question est là : comment dépasser la fonction sans s'en débarrasser ? Comment la déplacer ? La fonction peut-elle être un terrain d'expérimentation plus qu'une acceptation des normes ? Les projets issus du « design de l'étrange », aux allures utopiques, proposent des visions de la réalité actuelle à un nouveau niveau de conscience critique.
Les logiques sémiotiques du « design de l'étrange » répondent au besoin de l'homme qui est d'exister en développant des pratiques lui permettant de laisser une trace de ce en quoi consiste sa singularité. Pour ce faire, le « design de l'étrange » procède par une mise à distance de l'objet directement fonctionnel, ainsi le designer ne se focalise plus l'objet mais sur les comportements qu'il implique. Dans cette perspective, les projets ancrés dans cette démarche finissent par échapper à la dimension unique du produit, ils deviennent une fusion entre art et design, ce qui leurs permettent d'échapper aux impératifs de la fonctionnalité tout en en redéfinissant les frontières.
Alice L'HOTTE, Master 1 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023
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DAUTREY Jehanne et QUINZ Emanuele, Strange Design. Du design des objets au design des comportements, Villeurbanne, it: éditions, 2014, op. cit., p. 349. ↩
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De l'allemand « das unheimlich » ↩
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FREUD Sigmund, L'inquiétante Étrangeté et autre essais, Paris, Gallimard, traduction Bertrand Féron, 1985. p. 215. ↩
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DAUTREY Jehanne et QUINZ Emanuele, Strange Design. Du design des objets au design des comportements, Villeurbanne, it: éditions, 2014. ↩
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RAHM Philippe et DESCOTERD Jean-Gilles, Architecture Physiologique, Bâle, Berlin,
Boston, Birkhäuser, 2002. RAHM Philippe, Architecture météorologique, Paris, Archibooks, 2009. ↩