1. Définition

La notion de « design d’expérience » ne se trouve pas dans les dictionnaires d’usage courant. Il faut donc se référer aux occurrences du terme pour en comprendre le sens. Mais ces occurrences ne sont pas toujours très explicites. En effet, comme l’ont mentionné Nicolas et Jean-Paul Minvielle1 : « Le concept de design d'expérience mérite certaines précisions, au même titre que son équivalent anglo-saxon experience design qui, bien que beaucoup plus utilisé, n'en demeure pas moins encore relativement flou par certains aspects. »

Cette difficulté à expliciter cette notion provient du fait que le design d’expérience concerne la façon dont nous vivons ainsi que ce qui nous environne. Il est donc possible d’analyser ce concept sous différents axes, d'un point de vue autant psychologique, que marketing, commercial, etc.

Chaque auteur emploie donc ce terme sous l’angle ou les angles de son choix, ce qui donne lieu à de multiples définitions. Par exemple, à travers « Design d’expérience », Géraldine Hatchuel a développé une approche singulière de la conception et du management2. Mais Pine et Gilmore envisagent le design d’expérience notamment en termes de scénarisation poussée du lieu de vente et de la relation avec le client3.

Néanmoins tous ces axes d'analyses sont explorés et utilisés pour comprendre les dimensions d'une expérience. L’objectif de Géraldine Hatchuel, autrice de l’ouvrage Design d’expérience : scénariser pour innover, est de faire vivre des « expériences transformantes4». Elle décrit également l’enjeu du design d'expérience comme suit : « il s'agit de concevoir toute offre comme une expérience attractive proposée à un client ou à un récepteur5. » Nous pouvons donc dire que le design d’expérience est bien plus qu’un concept. C’est avant tout un outil, qui se nourrit de différentes approches, évolue au fil du temps, et sollicite des disciplines d’ordinaire cloisonnées.

2. De l’anglais au français

Dans DESIGNING JAPAN : A Future Built On Aesthetics, Kenya Hara écrit : « I always argue that I design experiences, not things6».
Kenya HARA, DESIGNING JAPAN : A Future Built On Aesthetics , Zurich, Lars Muller Publishers, 2019, p. 136.

Au travers de cette citation nous pourrions penser que parler d'expérience, c’est tout d’abord réhumaniser la consommation. En effet, ici l’auteur insiste sur le vivant et l'âme immatériel du produit qu’il propose, il ne s’agit pas simplement d’une chose ou d’un objet matériel, prêt à consommer. Kenya Hara tente de placer l’humain au centre au travers de sa conception et il s’agit d’un des paramètres primordiaux au design d’expérience. De l’édition anglaise de l’ouvrage au français il n’y a pas de changement de sens, on peut traduire cette citation par « J'affirme toujours que je conçois des expériences, pas des objets. » C’est au-delà de la transparence des langues que cette expression, qui mêle expérience et design, trouve son intérêt.

3. Explication et problématisation du concept

L'auteur dans son ouvrage DESIGNING JAPAN : A Future Built On Aesthetics n'emploie pas le concept « design d’expérience » en tant que tel, il parle seulement d'expérience. Néanmoins, malgré la définition approximative de ce groupe de mots, il paraît intéressant de l'évoquer et de l'expliciter, car il semble s'agir de cela. En effet, cette notion sous-tend une partie du discours de Kenya Hara dans une sous-partie intitulée « Fashion and Fibers », où il parle de « fashion scenario ». Il cite la prévisionniste hollandaise des tendances Li Edelkoort, fondatrice de l'entreprise TrendUnion, et affirme « I am always impressed by her stories and commentary on trends7 ». Or, ce terme d'« histoires » est justement un fondement du concept du design d'expérience. Comme le rappelle Géraldine Hatchuel « nous nous racontons des histoires tous les jours ; dès que nous parlons, […] si nous ne comprenons pas le récit de quelque chose […] nous avons du mal à en saisir le sens8. » Nous pouvons donc penser que l’objectif du design d'expérience est d’offrir une compréhension totale et une transparence du bien ou service à son utilisateur. Ainsi, lorsque l’utilisateur accorde du sens à ce qu’il consomme, cela permet une appropriation individuelle du produit, attacher une valeur sentimentale en évoquant des souvenirs (l’affect, la mémoire), de par le biais des histoires. Ces « outils » sont primordiaux à la conception d'une expérience plus ou moins intense et donc plus ou moins percutante selon son utilisateur (différents degrés d'intensité).

Consommer devient alors un acte plus symbolique et chargé de valeurs. Comme le rappelle également le cinéaste Brian de Palma « nous ne voyons le monde qu'à travers des histoires9 ». Nous pouvons donc constater que l’utilisateur aime la narration et la mise en scène. En effet, Kenya Hara insiste sur le fait que finalement peu importe la matière première, le but est le même : toucher une corde sensible dans l'esprit de celui qui la regarde « strikes a chord in people's minds10 ». Il évoque suite à cela certains paradoxes qui en découlent. Par exemple, les rédacteurs de tendances au travers de divers médias, peuvent nous faire apprécier même ce qui nous déplaît à l'origine. Hara cite le cas de la vieillesse, au travers d'une vidéo de Mick Jagger. Ce qui frappe en premier lieu ce n'est pas son âge, ni sa vieillesse, c'est son charisme, un charisme comme s'il était jeune. En voyant cela, nous pouvons même dire « I can't wait will I get old11 ! ». C'est grâce à ces nouveaux corps de métiers qui se sont développés ces dernières années que ce genre de message est d'autant plus impactant. Grâce à l'image le plus souvent, au travers d'histoire(s) et de scénario(s), nous sommes susceptibles de changer notre façon de penser. Il s'agit d’un des enjeux premiers du design d’expérience, c’est à dire repenser la manière de proposer des biens et des services.

Prenons un cas détaillé par le designer. Ce dernier nous livre une réponse assez méthodique pour marquer l'esprit du consommateur au travers du textile. Comme l’écrit Hara : « Each creation is first developed at the raw material level, and every step must reflect the new fashion scenario – the story – beginning with the process that is the farthest upstream : thread production. Then fabric is woven from thread dyed in a trending color. It must be decided what hue, texture, and textiles are the most fitting to boost the story12. » En proposant une approche comme celle-ci, c'est-à-dire, en insistant sur l'histoire de la fibre, de sa couleur, etc., l'utilisateur peut se sentir plus en confiance. Si le discours est cohérent et transparent, il a le pouvoir de toucher l’affect de l’utilisateur, lui rappelant des valeurs qu'il partage, des goûts ou encore des souvenirs. Il est donc plus facile pour lui de s'identifier et donc d'éventuellement consommer. Ce genre de pratique, lorsqu'elle est utilisée à bon escient, permet de mieux consommer, en moins grande quantité, d'avoir des produits plus personnalisés, une prise de conscience, etc.

Néanmoins, beaucoup d'entreprises pensent le design d’expérience comme un outil de marketing, et donc comme un moyen d'augmenter le chiffre d'affaires. Le design d'expérience est-il éthique ou simplement un fait de manipulation qui prône le bonheur comme argument marketing ? De plus, un autre questionnement peut se poser, de par la surabondance d’expérience, il est possible de s’interroger sur les limites de ce concept, ainsi que sur les limites de la création d’expérience.

Pour finir, le design d’expérience est important pour le champ du design en général car nous pouvons penser que nous sommes arrivés à un moment dans l’histoire du design où, comme le mentionne Géraldine Hatchuel, « Le design d’expérience est une mutation contemporaine du design industriel13 » : l’histoire admet enfin que le design se concentre sur l’utilisateur ou « l’humain de l’ère post-industriel ». Il se différencie à partir des années 90 par l’éco-conception et « design durable », en pensant la finalité des choses ou encore le design d'expérience.

4. Illustration

Figure 1. Penser le produit en vue de l’expérience, Célia CHARRA.

Célia CHARRA, Master 1 « Design, Arts et Médias », Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.


  1. Définition apportée par Nicolas Minvielle et Jean-Paul Minvielle, dans l'ouvrage Design d'expérience : Un outil de valorisation des biens et des services, De Boeck Supérieur, 2010, p. 35. 

  2. Pionnière dans cette discipline, Géraldine Hatchuel a créé le premier cours sur le design d’expérience en France pour L’ENSCI. Elle a ensuite fondé l’agence Choregraphy pour proposer une approche centrée sur la notion d’expérience. 

  3. B.J. PINE, J.H. GILMORE, The experience economy, Boston, Harvard Business Review Press, 2019. 

  4. Définition tirée du site Design et Collectivités, https://design-et-collectivite.com/design-experience-geraldine-hatchuel/, consulté le 01 

  5. Géraldine HATCHUEL, Design d’expérience : scénariser pour innover, FYP éditions, 2018, p. 25. 

  6. Proposition de traduction : « J'affirme toujours que je conçois des expériences, pas des objets. » 

  7. Kenya HARA, DESIGNING JAPAN : A Future Built On Aesthetics , Zurich, Lars Muller Publishers, 2019, p. 141. On peut traduire la citation « I am always impressed by her stories and commentary on trends » de la manière suivante, « Je suis toujours impressionné par ses histoires et ses commentaires sur les tendances.» 

  8. Géraldine HATCHUEL Design d’expérience : scénariser pour innover, FYP éditions, 2018, p. 112. 

  9. Brian DE PALMA « nous ne voyons le monde qu'à travers des histoires », citation non datée. 

  10. Kenya HARA, DESIGNING JAPAN : A Future Built On Aesthetics , Zurich, Lars Muller Publishers, 2019, p. 141. 

  11. Kenya HARA, DESIGNING JAPAN : A Future Built On Aesthetics , Zurich, Lars Muller Publishers, 2019, p. 141. La citation « I can't wait will I get old ! » peut se traduire en français de la sorte, « J’ai hâte de devenir vieux ». 

  12. Kenya HARA, DESIGNING JAPAN : A Future Built On Aesthetics , Zurich, Lars Muller Publishers, 2019, p. 141. « Each creation is first developed at the raw material level, and every step must reflect the new fashion scenario – the story – beginning with the process that is the farthest upstream : thread production. Then fabric is woven from thread dyed in a trending color. It must be decided what hue, texture, and textiles are the most fitting to boost the story. » Une des traductions possibles peut être celle-ci : « Chaque création est d'abord élaborée au niveau de la matière première, et chaque étape doit refléter le nouveau scénario de mode - l'histoire - en commençant par le processus le plus en amont : la production de fils. Ensuite, le tissu est tissé à partir d'un fil teint dans une couleur tendance. Il faut décider de la teinte, de la texture et des textiles les plus appropriés pour dynamiser l’histoire. » 

  13. Géraldine HATCHUEL Design d’expérience : scénariser pour innover, FYP éditions, 2018, p. 51.