1. Définition
Selon le Trésor de la langue française, le mot « interface » peut être compris de deux manières. Pour les sciences physiques et chimiques, une interface est une « surface de contact entre deux milieux »1 ; depuis au moins les années 1970 et les développements de l'informatique, le mot peut également désigner une
« jonction entre deux matériels ou logiciels leur permettant d'échanger des informations par l'adoption de règles communes physiques ou logiques ».
TLFi : Trésor de la langue Française informatisé, « Interface », en ligne : https://www.cnrtl.fr/definition/interface [consulté le 6 janvier 2024].
Avec l'évolution récente des technologies numériques, voilà toutefois plusieurs décennies que le terme d'« interface » est de plus en plus employé dans des champs de recherche très différents, de l'économie à la métaphysique, au point d'être devenu omniprésent2. Ce recours transdisciplinaire à la notion d'« interface » semble moins renvoyer à un concept unifié qu'à un souci de caractériser les nouveaux « seuils3 » qui donnent forme aux interactions entre les individus et les choses qui les entourent -- et en particulier les dispositifs techniques --, parfois sur le mode d'une injonction à adhérer à un supposé « rendez-vous avec la modernité4 ».
En cela, dans le champ du design, l'interface a pu être définie de plusieurs manières, parfois contradictoires. Jean-Louis Fréchin considère ainsi qu'à l'heure des nouvelles technologies de l'information et de la communication, qui façonnent ce qu'il appelle des « néobjets », l'élaboration d'interfaces devient l'enjeu même des pratiques de design qui tirent parti de ce nouveau contexte :
« Le design intervient de manière globale et contextuelle pour modéliser ou concevoir une idée, une technologie, en un service et des pratiques incarnés. Pour cela, il s'attache à répondre à ce que l'on fait, ce que l'on voit, ce que l'on ressent, et à la manière dont on utilise un appareil ou un dispositif technique. L'interface cristallise le potentiel, l'utilisation et la personnalité des néobjets ; elle est à ce titre un enjeu de création et d'identité qui est indissociable du produit et des pratiques induites par l'ensemble.
L'interface est consubstantielle aux nouveaux produits industriels. Elle est l'aboutissement, la finalité et l'agrégation du processus de design numérique. »
Jean-Louis FRÉCHIN, « Interfaces : un rôle pour le design », in Bernard STIEGLER (dir.), Le Design de nos existences, Paris, Mille et une nuits, 2008, p. 258.
Prenant le contrepied de cette définition qui rend indissociables design et interface, Dominique Sciamma propose au début des années 2010 une conception plus réduite et polémique de la notion d'« interface » en l'associant à un outil de contrôle. Non seulement design et interface ne sont plus confondus, mais le design devrait se penser et se pratiquer sans interface. Si nous le suivons, selon la conception aujourd'hui dominante,
« Hors de l'interface, point de salut (pour reprendre nos métaphores religieuses) ! L'interface représente alors le point d'entrée, de contact, de déclenchement, de contrôle, de sortie de l'expérience interactive. Elle en est l'alpha et l'oméga. Puisque deux mondes existent et qu'il faut passer de l'un à l'autre -- ou souvent, plutôt, se projeter de l'un dans l'autre -- il faudrait bien passer par ce mécanisme de l'interface. Une interface n'est‐elle d'ailleurs pas, par définition, la surface résultant de la mise en contact de deux milieux différents ? Nous pensons que ce concept est à la fois réducteur et stérile. Véritable œillère intellectuelle, il interdit de fait toute conception d'expériences où il serait absent. Castrateur créatif, il interdit d'imaginer et de sortir des catégories associées s'imposant en monument autoritaire au designer. »
Dominique SCIAMMA, « Demain le design. De l'interaction à la relation », Interfaces numériques, 2012, vol. 1, n° 1, p. 42.
2. De l'anglais au français
Le terme français « interface » vient directement du mot anglais « interface », forgé au XIX^e^ siècle par l'ingénieur James Thomson dans ses travaux sur la dynamique des fluides, pour désigner la séparation entre les zones d'un fluide en mouvement qui ne partagent pas les mêmes caractéristiques (vitesse, viscosité, pression, densité, température, etc.5). Le mot devient plus courant et prend son sens informatique avec l'ordinateur, à partir des années 1960 : articulant software et hardware (« programming interface »), humain et machine (« user interface »), ou d'autres sources de données, l'« interface » désigne alors un dispositif technique assurant une fonction de communication6.
Lorsque les ordinateurs personnels se démocratisent dans les années 1980, le design s'empare de cette notion pour concevoir des interfaces utilisateur·ices. En 1984, Bill Moggridge introduit ainsi la notion de « soft-face », mêlant software et interface, avant de lui préférer le terme plus fédérateur d'« interaction design » (« design d'interaction7 »), ouvrant la voie à un vaste champ de recherche se développant à mesure que les interfaces informatiques se complexifient (interfaces graphiques, interfaces haptiques, écrans tactiles, etc.). En France, cette branche du design -- parfois également appelée « design numérique » -- s'est développée à partir des années 2000 grâce aux activités d'agences comme NoDesign (fondée par Jean-Louis Fréchin en 2001) et d'associations comme Designers interactifs (fondée par Benoit Drouillat, Guillaume Brachon et Dominique Playoust en 2006).
3. Explication du concept et problématisation
Ce bref historique masque toutefois une ambiguïté portant sur l'étendue de la notion d'« interface », que paraît révéler l'opposition entre Jean-Louis Fréchin et Dominique Sciamma : ou bien l'interface est considérée comme le propre d'un certain type de dispositifs techniques, du Memex de Vannevar Bush à l'écran tactile des smartphones, qui demandent une nouvelle pratique du design ; ou bien l'interface désigne plus largement un certain mode de relation, parfois lié à une idée de contrôle ou de manipulation8, que les nouvelles technologiques numériques mettraient en œuvre de manière exemplaire (sans forcément s'y réduire) mais dont elles ne constitueraient qu'un exemple saillant. Si nous suivons cette seconde option, il serait alors possible de dessiner une histoire longue de l'interface qui préexisterait au terme d'« interface », et qui serait indifférente à la présence ou non d'un dispositif technique particulier. Selon Alexander Galloway9, nous pourrions ainsi faire remonter anachroniquement la notion d'« interface » jusqu'à la Théogonie d'Hésiode, où la parole du poète n'est pas à l'origine du poème mais constitue un intermédiaire des paroles des Muses situées « au commencement ainsi qu'à la fin de chacun de [ses] chants10 ».
Quelle que soit l'approche privilégiée, les définitions de l'interface en théorie du design et des médias semblent le plus souvent la concevoir comme un « seuil » fonctionnant à la fois comme une séparation et une mise en relation, contre le « mythe de la transparence » que véhiculent certaines interfaces « invisibles », dont la « window » de Microsoft est un exemple célèbre11. Cette caractéristique centrale de l'interface peut être résumée par une proposition de Michel Serres dans Le Parasite, sans que le philosophe fasse directement appel à cette notion : « le non-fonctionnement reste essentiel pour le fonctionnement12 », en d'autres termes : une interface ne peut exercer son rôle médiateur qu'à la condition de ne pas tout à fait disparaître dans le processus de médiation, de ne pas dissoudre la discontinuité de la séparation dans la continuité de la communication. En ce sens, Marshall McLuhan caractérise le jeu de l'interface comme une « friction » entre médias13.
Ce « reste » propre à l'interface a pu être caractérisé de différentes manières. Certaines théories insistent sur l'inscription de l'interface dans un contexte culturel spécifique, qui peut produire cette impression d'invisibilité : Lev Manovich parle ainsi d'« interface culturelle14 » pour désigner l'interface humain/ordinateur. D'autres approches ont pensé ce « reste » comme une marge de choix et d'autonomie susceptible de faire de l'interface une « fructueuse convergence » (François Dagognet15), ou comme la marque d'un espace interne à l'interface constituant en soi une « surface signifiante » (Vilém Flusser16).
Si la notion d'« interface » est entendue de manière contradictoire, c'est donc qu'elle désigne des objets aux propriétés différentes, qui ne sont pas porteurs des mêmes conséquences en termes de pratiques du design. Cette diversité de définitions semble difficilement réductible en une synthèse satisfaisante, mais dessine une pluralité d'approches pour s'emparer de cette notion.
Eliott BERNARD DE COURVILLE, Master 2 Dramaturgies, ENS de Lyon, supervisé par Occitane Lacurie, 2023-2024
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L'Encyclopaedia Universalis définit également l'interface comme « la zone qui sépare deux milieux A et B. [...] En fait, l'usage est de parler [...] d'interface pour désigner la zone séparant deux milieux condensés » (Simone BOUQUET et Jean-Paul LANGERON, « Interfaces », in Encyclopaedia Universalis, vol. 12, 2002, p. 254). ↩
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Malcolm Heim, dans les années 1990, caractérisait en ce sens l'interface comme un « buzzword » de nos vocabulaires contemporains. Voir Malcolm HEIM, The Metaphysics of Virtual Reality, New York/Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 75. ↩
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Alexander GALLOWAY, The Interface Effect, Cambridge, Polity, 2012, p. vii. ↩
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François DAGOGNET, Faces, Surfaces, Interfaces, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 1982, p. 206. ↩
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Branden HOOKWAY, Interface, Cambridge/London, The MIT Press, 2014, p. 59. ↩
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Florian CRAMER et Matthew FULLER, « Interface », in Matthew FULLER (éd.), Software Studies. A Lexicon, Cambridge/London, The MIT Press, 2008, p. 149-153. Voir aussi Guillaume GIROUD, « L'interface entre philosophie et numérique », Implications philosophiques, 18 juin 2021, en ligne : [https://www.implications-philosophiques.org/linterface-entre-philosophie-et-numerique/]{.ul} [consulté le 6 janvier 2024]. ↩
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Bill MOGGRIDGE, Designing Interactions, Cambridge/London, The MIT Press, 2007, p. 14. ↩
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Voir Jon KOLKO, Thoughts on Interaction Design, San Francisco, Morgan Kaufmann, 2010, p. 15. ↩
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Alexander GALLOWAY, The Interface Effect, op. cit., p. 31-33. ↩
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HÉSIODE, Théogonie, trad. Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1947, p. 33. ↩
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Jay David BOLTER et Diane GROMALA, Windows and Mirrors: Interaction Design, Digital Art, and the Myth of Transparency, Cambridge/London, The MIT Press, 2005, p. 42. ↩
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Michel SERRES, Le Parasite, Paris, Grasset, 1980, p. 107. ↩
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Marshall MCLUHAN, « Media and Cultural Change », in Essential McLuhan, New York, Basic Books, 1995, p. 89, cité dans Alexander GALLOWAY, The Interface Effect, op. cit., p. 149. ↩
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Lev MANOVICH, The Language of New Media, Cambridge/London, The MIT Press, 2001. ↩
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François DAGOGNET, Faces, Surfaces, Interfaces, op. cit., p. 49. ↩
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Vilém FLUSSER, Pour une philosophie de la photographie [1996], Belval, Circé, 2004, p. 87. ↩