1. Définition
Absent des dictionnaires français, le concept de «société matricielle » est développé par Andrea Branzi, dans son ouvrage Nouvelles de la métropole froide : design et seconde modernité1. Il le définit comme une :
« société présentant une forme stable, celle d’un échiquier ou, selon la terminologie des mathématiques, d’une matrice : ensemble de diversités équilibrées, ni provisoires ni expérimentales, définies par des styles formels et comportementaux. »
BRANZI, Andrea, Nouvelles de la métropole froide : design et seconde modernité, Paris, Les essais, Centre Georges Pompidou, 1991, p. 21.
Cette définition proposée par l’auteur nous permet de mieux saisir les dynamiques sociales qui sont à l'œuvre dans la « société matricielle ». Composée d’une pluralité d'identités fortes qui se côtoient et s’actualisent en permanence, cette société semble se définir par sa grande complexité culturelle.
Voici un autre extrait du même ouvrage susceptible de faire la lumière sur le concept:
« Un tel système fonctionne donc à deux conditions : d’une part, l’adhésion à une case quelconque de la matrice ne doit pas requérir une participation morale ou idéologique, et d’autre part, chacune des cases doit constituer une valeur morale permanente, solide et éprouvée. Le provisoire, l’éphémère, l’expérimental ne sont acceptables que s’ils se présentent comme une catégorie officielle, c’est-à-dire, paradoxalement, stable. Ainsi parvient-on à une majorité bariolée qui a les caractéristiques d’une addition de fausses minorités et adopte l’excentricité comme nouvelle règle commune. L’anormalité est donc définie comme une technique normale de la vie. Dans cette société matricielle, le design rencontre de nombreuses difficultés pour imposer ses théorèmes historiques : grande rigueur stylistique et cohérence méthodologique absolue. Mais il a également de la peine à faire accepter la règle de l’expérimentation, souvent dépourvue de stabilité et recourant à des images faibles. »
BRANZI, Andrea, Nouvelles de la métropole froide : design et seconde modernité, Paris, Les essais, Centre Georges Pompidou, 1991, p. 22.
Comme l’indique Branzi dans la présente citation, la « société matricielle » présente des identités sociales extrêmement variées. De ce fait, la pratique de design est malmenée puisqu’elle est désormais dans l’obligation de produire continuellement de nouvelles esthétiques. Ainsi, il est ici question de répondre à cette grande diversité culturelle avec l’introduction de nouveaux artefacts toujours plus singuliers.
2. De l’italien au français
La notion de « société matricielle » a été traduite en français depuis l’italien « società postmoderna » (société postmoderne) : elle est ici directement entendue comme une caractéristique inhérente aux sociétés postmodernes.
« Il venir meno di punti di riferimento sicuri determina la fluidità delle identità personali e collettive ed un movimento incessante, talvolta ossessivo e patologico, nel vano tentativo di inseguire e catturare forme identitarie che mutano di continuo. Ma – sebbene la ricerca dell‟identità si connoti come uno zapping depersonalizzato, carico di sofferenza perché l‟identità viene continuamente sottoposta a processi di fluttuazione e di fluidificazione – si tratta pur sempre di una ricerca che si caratterizza come un momento indispensabile nella vita di ogni persona, e anzi “diventa sempre più importante per quegli individui che cercano disperatamente un “noi” di cui entrare a far parte”. Le identità vecchio stile, tutte d‟un pezzo, certe, definite, monolitiche e non negoziabili, oggi sono divenute semplicemente inadatte2. »
GRAZIA ROMANO, Rosa, « Identità e alterità nella società postmoderna : quale dialogo? », Quaderni di Intercultura, 2010, p. 5.
3. Explication du concept
Le concept de « société matricielle », défini et situé historiquement au seuil de la dernière décennie du siècle dernier par Andrea Branzi, peut être illustré par un échiquier composé d’une multitude de cases animées par des codes, des langages et des comportements variés. Cet ensemble de langages et de médias constitue une pluralité d'identités fortes qui se côtoient et s’actualisent en permanence. Une autre spécificité de la société matricielle est qu’elle permet aux individus de naviguer presque quotidiennement entre une grande diversité d’identités sociales, ce qui était impossible dans le paysage social précédent qui se présentait sous la forme de strates horizontales déterminées par le patrimoine et la classe sociale de l’individu.
Bien qu’extrêmement complexe, la société matricielle se compose d’identités stables où même l’expérimental et le provisoire est parfois intériorisé et assumé comme un style formel fixe. À ce titre, nous pouvons penser à la culture Dub qui apparaît à la fin des années 60 et qui se forge à travers l’expérimentation sonore permise par les nouveaux outils analogiques.
Enfin, en plus d’offrir à l’individu une certaine fluidité dans la détermination de son ou ses identités, ce système en échiquier ne le contraint pas à cultiver et à assurer dans le temps les valeurs morales qui sont associées à chaque case.
4. Problématisation
L’avènement d’une société matricielle pose de nombreux défis au design et notamment en ce qui concerne ses théories et méthodologies. En effet, la discipline ne peut plus se permettre de porter un projet général et universel comme c’était le cas à l’ère de la société moderne et rationaliste, mais doit diversifier sa pratique au regard du nombre d’identités sociales qui se manifestent dans cette société nouvelle. L’objet en design passe d’une production de masse, normalisée par des codes, des langages et techniques stables et bien définis à une production plus disséminée, créant des objets véhiculant de nouveaux comportements et langages. Le design doit alors répondre à une société en demande croissante de diversité culturelle. De ce fait, il doit se battre pour cesser l'uniformisation générale du monde et intégrer dans sa culture de projet l’aptitude à définir de nouveaux codes relationnels entre les personnes. Dans ce contexte, le design doit mener des expérimentations linguistiques et technologiques et appréhender les nouvelles qualités de l’environnement. Il vise désormais à créer de nouvelles réalités venant s’ajouter à celles qui existent déjà, afin de les rendre plus complexes et d’augmenter les possibilités de choix. La culture de projet en design doit ainsi intégrer dans sa pratique et sa théorie les territoires imaginaires, du récit, et de la communication.
Etienne VIBERTI, Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022
-
BRANZI, Andrea, Nouvelles de la métropole froide : design et seconde modernité, Paris, Les essais, Centre Georges Pompidou, 1991. ↩
-
« L'absence de repères sûrs détermine la fluidité des identités personnelles et collectives et un mouvement incessant, parfois obsessionnel et pathologique, dans la vaine tentative de poursuite et de captation de formes identitaires en constante évolution. Mais - bien que la recherche de l'identité soit connotée comme un zapping dépersonnalisé, pleine de souffrance parce que l'identité est continuellement soumise à des processus de fluctuation et de fluidification - c'est encore une recherche qui se caractérise comme un moment indispensable dans la vie de chaque personne, et même « devient de plus en plus important pour les personnes qui recherchent désespérément un « nous » auquel faire partie ». Les identités démodées, d'un seul tenant, certaines, définies, monolithiques et non négociables, sont désormais devenues tout simplement inadaptées » Cette traduction est proposée par Google Traduction et adaptée par mes soins. ↩