1. Définition

Une « matrice » est un moule naturel ou un cadre artificiel. Le terme désigne « un milieu où quelque chose prend racine, se développe, se produit ». C’est aussi « un moule creux, en métal ou d'une autre matière, servant à donner une forme déterminée à un objet par compression, découpage, déformation ou emboutissage ».
« Matrice », dictionnaire en ligne CNRTL (consulté le 27 octobre 2021), disponible sur https://www.cnrtl.fr/definition/matrice .

Dans L'Obsolescence de l'homme, la matrice est, selon Günther Anders, le moule dans lequel doivent s’implanter toute chose et tout homme, et qui conditionne leur fonctionnement. L’auteur, dans sa définition de la matrice, se rapproche de la définition scientifique du terme. Il écrit :

« Puisque le fabricant de matrices veut camoufler le fait que les stéréotypes sont des stéréotypes et les formes conditions des formes conditions, il les présente comme “monde” et comme “choses” - ce qui signifie : comme fantômes ».

ANDERS, Günther, L'Obsolescence de l'homme, Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle, trad. Christophe DAVID (1956) ; Paris, Éd. de l'Encyclopédie des nuisances, coll. Éditions Ivrea, 2002, p. 194.

« Nous avons dit que la réussite de la matrice était totale lorsqu’elle modelait non seulement nos expériences mais même nos besoins. |...] Les matrices ne conditionnent pas que nous, mais aussi le monde lui-même ».

ANDERS, Günther, L'Obsolescence de l'homme, Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle, trad. Christophe DAVID (1956) ; Paris, Éd. de l'Encyclopédie des nuisances, coll. Éditions Ivrea, 2002, p. 204.

Selon Edouard Jolly, autre occurrence permettant de mieux saisir ce qu’il en est de la notion de matrice, « l’existence de ces produits de série est due à une idée, modèle, plan ou matrice. Ce caractère standardisé en tant que copie d’une Idée, interchangeable avec d’autres produits issus de cette même Idée, fait qu’aucun de ces produits ne peut prétendre à l’individualité, à être soi-même, sinon en un sens arithmétique ».

JOLLY, Édouard. « La honte Prométhéenne » dans Nihilisme et technique : Étude sur Günther Anders [en ligne], Toulouse, EuroPhilosophie Éditions, 2017 (consulté le 27 octobre 2021). Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/europhilosophie/248.

Ces occurrences permettent de comprendre le lien entre matrice et technique. En effet, la matrice en tant que dispositif est intrinsèquement liée au développement des techniques et au dépassement physique de l’homme par les machines qu’il fabrique. Les définitions données par Anders et Jolly sont par conséquent directement liées au monde des machines et de la standardisation.

2. De l’allemand au français

Matrice est une traduction littérale de l’allemand matrizen, comme l’indiquent les occurrences suivantes. Dans un premier temps, Anders définit ce qu’est une matrice et comment elle se met en place :

« In dieser Matrizen - und Vorbereitungsleistung besteht die Abzweckung der Sendungen. Da aber, wie wir gesehen haben, die Matrizenformen nicht verraten dürfen, dass sie Matrizen sind, müssen die Bedingungen in Form von Dingen, die Matrizen als Weltstücke auftreten1 ».

Ensuite, Anders continue en développant le concept de conditionnement des besoins :

« Die Tatsache, dass jede als “gebotene” uns angebotene und so gekaufte Ware wiederum Bedürfnisse birgt, die unsere Bedürfnisse werden, stellt den Klimax des Matrizen Phänomens dar. Denn unsere Bedürfnisse sind nun nichts anderes mehr als die Abdrücke oder die Reproduktionen der Bedürfnisse der Waren selbst2 ».

La traduction de l’allemand au français ne pose aucun souci de transparence, le sens des traductions françaises n’étant pas éloigné du texte d’origine.

3. Explication du concept

La matrice selon Anders constitue tout le schéma, la grille, qui régit la société et qui constitue les rapports de dominance entre l’homme et la machine. D'abord, nous assistons à la disparition de l’unique et de l’individu avec l’avènement de la standardisation. Ensuite, un dispositif de conditionnement des besoins est mis en place : l’homme doit avoir besoin de ce qui lui est offert. La demande se fait alors en fonction de l’offre, et non l’inverse. Le refus d’acheter et de consommer devient dangereux, car un homme qui ne consomme pas sera marginal. Refuser une partie du système sociétal serait refuser le système tout entier : ce n’est donc plus possible. Si la matrice est le moule dans lequel l’homme doit entrer, elle est aussi le moule dans lequel sont façonnés tous les produits de consommation, que ce soient des objets physiques ou non. Dans cette course à l’innovation, la matière première doit rester matière première le moins longtemps possible, alors l’homme préfère se créer des besoins que de laisser quelque chose inutilisé. Ce qui n’existe qu’une fois, ce qui n’est pas exploitable n’existe plus, n’a plus de valeur.

Une autre expression de la matrice est la reproductibilité. Les hommes deviennent les fantômes de leurs reproductions visuelles, télévisées ou imprimées. La retransmission devient l’intérêt de tout : parce que c’est retransmis alors c’est important.

La matrice est donc le dispositif sociétal auquel tous les hommes doivent se plier. Le monde des techniques est venu remplacer le fonctionnement pré-industriel et s’est imposé petit à petit comme la marche à suivre pour se sentir accepté par la collectivité.

4. Problématisation

Les designers sont pris dans une course à l’innovation afin de répondre aux besoins des hommes. Le but est de devancer ces besoins afin d’anticiper les futurs, et produire une offre qui induira la demande. Aussi, l’image devient aujourd’hui plus importante que le propos, les besoins réels étant de plus en plus difficiles à créer. Un exemple de design de l’image est celui de l’entreprise Apple. Chaque année, de nouveaux appareils sont commercialisés et présentés au cours d’un événement retransmis sur les réseaux sociaux, à la manière d’un spectacle. Les nouveaux appareils présentés suscitent à chaque fois un véritable engouement de la part des consommateurs. Pourtant, les nouveaux appareils n’ont rien de réellement nouveau, ni dans le fond, ni dans la forme, et beaucoup de consommateurs vont jeter leur ancien téléphone qui fonctionne encore pour acheter le plus récent.

Le refus d’acheter étant un signe de marginalité, et même si le designer en tant que concepteur est parfois marginal, il lui est à lui aussi nécessaire de consommer pour continuer à travailler : un designer sans ordinateur est voué à l’échec. Les designers sont donc eux aussi bloqués dans le dispositif de la matrice de consommation et de faux besoins. Cependant, depuis l’époque d’Anders, la pratique du design a évolué. Le monde du design est divisé, de plus en plus de designers adoptant une pratique plus éthique. Il est de moins en moins marginalisant pour les créateurs de sortir de la matrice imposée par la société. Par exemple, Anthony Masure propose une méthode pour s’émanciper de la matrice et mettre au jour les pièges du dispositif matriciel ainsi qu’une libération possible par les appareils. En composant avec la technique, en l’utilisant de manière comportementale et non instrumentale, il est possible de détourner les dispositifs pour en faire des appareils.

Suzanne ANGER, Master 2 « Design Arts Médias », Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.


  1. « C’est à la mise en place de ces matrices et à la réalisation de ce conditionnement que sont destinées les émissions. Mais puisque [...] la forme des matrices ne doit pas révéler qu’elles sont des matrices, les conditions doivent se présenter sous la forme de choses, et les matrices comme des fragments du monde ». Texte original pris dans ANDERS, Günther, Die Antiquiertheit des Menschen : Über die Seele im Zeitalter der zweiten industriellen Revolution, Munich, C. H. Beck, 1956, p. 169 ; traduction de Christophe David. 

  2. « La réussite de la matrice est totale quand toute marchandise, dont l’offre était déjà un “commandement” auquel nous nous sommes pliés, recèle de nouveaux besoins qui deviennent à leur tour nos besoins. Car nos besoins ne sont désormais plus que l’empreinte ou la reproduction des besoins des marchandises elles-mêmes». Texte original pris dans ANDERS Günther, op. cit., p. 178 ; traduction de Christophe David.