Design européen, 20 ans d'années folles
Les Stéphanois ont de la chance. Non seulement leur Musée d'art moderne possède un ensemble de design du XXe siècle, mais ils accueillent, Biennale oblige, l'exposition « Moins & Plus », qui rassemble 620 pièces appartenant au Fonds national d'art contemporain, choisies parmi les 3 500 numéros de cette collection d'État. À un moment où, à Paris, le Musée des arts décoratifs, en travaux, n'est pas encore en mesure de montrer ses richesses au pavillon de Marsan et où le Centre Pompidou ne peut présenter que par fragments la collection constituée sous la direction de Marie-Laure Jousset, ce panorama est d'autant plus appréciable que Saint-Etienne est la première étape française d'une exposition qui n'a été vue qu'à l'étranger - Taipeh (Taïwan) en 2001, Séoul (Corée) en 2002.
Panorama généreux, européen pour l'essentiel, dont les dates sont calées sur les années 1980 et 1990. La période correspond à un nouvel essor du design, à Milan d'abord, en France ensuite, et à un engouement du public pour des créations, du purisme rationaliste au lyrisme ironique, qui n'excluent aucun style.
D'entrée de jeu, le déballage des caisses affiche une ambition encyclopédique. Christine Colin, commissaire de l'exposition, inspecteur à la délégation aux arts plastiques, connaît son sujet puisqu'elle participe aux choix lors des acquisitions. Classer, ranger, c'est la moindre des choses, quand on évoque l'habitat, les meubles et les objets de la vie quotidienne. Mais l'exercice a ses limites : les thèmes retenus autorisent des rapprochements plus ou moins explicites et ce sera au visiteur de ne pas se laisser submerger, avec l'aide du catalogue, fort bien fait. Au fil du parcours, des pans de murs sont réservés à telle ou telle vedette, Sottsass et Mendini parmi les Italiens, Starck et Nouvel parmi les Français, mais aussi Droog Design (Pays-Bas), Ron Arad et Jasper Morrison (Grande-Bretagne) ou Bulthaup et Axel Fuxus (Allemagne). Vision éclectique.
On les retrouve, les fous et les sages, les exubérants et les laconiques, certains créateurs prolixes étant parfois capables d'osciller d'un mode d'expression à l'autre. Tout se passe comme si le message des avant-gardes, formulé dans les années 1920 et 1930, au Bauhaus en Allemagne, à Paris avec l'Union des artistes modernes, avait été transmis, presque intact, dans sa rigueur et son idéalisme, à la génération de l'après-guerre. Ceux qui eurent la chance, en Europe et aux États-Unis, d'avoir en face d'eux quelques industriels prêts à populariser leurs inventions.
Que se passe-t-il autour de 1980 ? Devant l'abondance apparente, un regain d'esprit critique entraîne un double mouvement : approfondissement de la recherche du fonctionnel, du démontable, du superposable, du pratique ; effervescence de la créativité formelle, de l'amusement, du jeu. Le purisme et l'exubérance cohabitent. On les retrouve dans l'exposition.
Parcours syncopé, vision éclectique. Si, en musique, certains peuvent se flatter d'avoir l'oreille absolue, ici, il est préférable d'avoir l'œil relatif. Quoi de commun entre les chaises ultralégères de Jasper Morrison, minces feuilles de contreplaqué pâle, et le fauteuil club en acier déroulé de Ron Arad ? Entre la table en fibre de carbone de Sylvain Dubuisson et les matières plastiques dégoulinantes que modèle Gaetano Pesce ? Comment mettre en relation les bouteilles de lait suspendues en batterie par Droog Design pour en faire un luminaire et le somptueux arbre à lumières de Garouste et Bonetti ? Quelle filiation trouver entre les chaises démontables d'Enzo Mari et les séries de rangements conçues par Axel Fuxus qui affichent leur design zéro ?
Mais ce que le visiteur perçoit sans doute, c'est le fil d'ironie qui court au long de cette vingtaine d'années fastes. Cela commence avec les éclats d'insolence du groupe Memphis à Milan redessinant l'histoire de l'objet sous la baguette fantasque d'Ettore Sottsass. Le mouvement enchaîne sur les performances contestataires (bois et métal à l'état presque brut) de Garouste et Bonetti, traverse toutes les phases de Starck, Ubu prolifique et versatile, et se déploie en malice dans les trouvailles des Radi designers, qui se jouent avec brio d'une discipline où la fantaisie finit par l'emporter sur toute référence à la norme et au bon goût.
Durant le même temps, le design s'est approché jusqu'à le frôler vraiment des autres disciplines de la création contemporaine. Le critère de la grande série n'a pas été retenu pour l'encadrer. C'est ainsi que cette collection a parfaitement sa place dans un Fonds national d'art contemporain. C'est heureux pour la vivacité du parcours, même si on peut encore espérer que la grande industrie ne se contente pas de jouer les observateurs.
© Le Monde