1. Définition

Selon le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales, l’utopie concerne un

« plan imaginaire de gouvernement pour une société future idéale, qui réaliserait le bonheur de chacun » ou encore à un « système de conceptions idéalistes des rapports entre l'homme et la société, qui s'oppose à la réalité présente et travaille à sa modification ».

Le terme renvoie en même temps à son impossible existence dans la réalité, et est également souvent employé de manière péjorative pour désigner « ce qui appartient au domaine du rêve, de l'irréalisable »
https://www.cnrtl.fr/definition/utopie, consulté le 15/04/2022.

Ce terme peut être lié au champ du design, en tant que but visé par le designer, vers lequel il faudrait tendre pour que cette pratique soit bénéfique, délaissant le côté irréalisable de l’utopie.

Cette approche n’est cependant pas plébiscitée. Ainsi Jean Baudrillard emploie le terme en insistant sur l’idée d’idéalisation, dans une déclaration lors du sommet d’Aspen de 1970, afin de critiquer la récupération idéologique de l’enjeux environnemental érigée en utopie pour permettre aux classes dirigeantes de détourner les masses des contradictions dont les premiers sont responsables :

« Aspen, c’est le Dysneyland du design et de l’environnement ; on y traite de l’Apocalypse et de thérapeutique universelle dans une ambiance idéale et enchantée. Mais le problème dépasse de loin Aspen : c’est toute la théorie du design et de l’environnement elle-même, qui constitue une utopie généralisée, utopie mise en place et sécrétée par un ordre capitaliste, qui se donne pour une seconde nature, afin de se survivre et de se perpétuer sous le prétexte de la nature. »

Propos rapportés par Gilles de Bure dans les « Sommets d’Aspen », Créé n° 6, novembre-décembre 1970.

2. Du néologisme grec au français

Le mot « Utopia », d'où provient notre français utopie, est un néologisme grec qui, étymologiquement, signifie « qui ne se trouve nul part ». Le terme a été forgé par l’écrivain anglais Thomas Moore, désignant l’île imaginaire et par métonymie la société idéale qu’elle abrite dans son ouvrage Utopia en 15161.

Depuis le XVIe siècle le terme est passé dans le langage courant et de nombreux auteurs de pays divers se sont emparés du concept. Dans l’italien de l’ouvrage Environnement et Idéologie de Tomás Maldonado2 le terme renvoie principalement à l’écart entre la réalité contingente et le projet portée par les utopistes, Maldonado distinguant les « nouveaux utopistes » des « anciens utopistes »3.

3. Explication du concept et problématisation

Le concept d’utopie est ambivalent et contradictoire, porteur d’espoir et en même temps de désillusion car il est caractérisé par son impossible concrétisation, sa non-existence. Le concept est positif dans la mesure où malgré sa non-réalisation, il est l’expression d’un désir d’amélioration de l’environnement humain, de société parfaite, ce qui est à garder selon Maldonado, face au nihilisme refusant toute espoir d’alternative4.

La non-réalisation de l’utopie peut découler du refus des utopistes d’envisager un processus de concrétisation par refus de compromis avec la réalité contingente, se retournant ainsi fatalement dans ce que Maldonado nomme « nihilisme-projectuel » ou bien encore par une méconnaissance des caractéristiques sociales, écologiques ou techniques de l’environnement humain dans laquelle l’utopie doit prendre forme, empêchant la matérialisation de cette utopie ou bien lui retirant son caractère idéal, concrétisant ainsi un projet n’étant plus utopique. Maldonado anticipe également l’impossible réalisation ou bon fonctionnement de certaines utopies qu’il attribue à l‘incapacité de certains projeteurs/urbanistes à saisir le rôle égal de la politique vis-à-vis de leur discipline dans la concrétisation d’une alternative à la réalité non-utopique, souhaitant pour certains remplacer la politique par leurs mégastructures. Selon Maldonado les alternatives nécessaires face au danger écologique pesant sur l’humanité ne doivent pas négliger la dimension politique, sous peine de rester des utopies, de demeurer à l’état de fiction, ou de se transformer en projet négligeant les humains. Pour Maldonado il faut garder la volonté d’amélioration de l’environnement humain, voué à la catastrophe en cas d’absence d’alternative, mais dépasser les erreurs qui limitent l’utopie à un idéal, à quelque-chose d’immatériel, en se rapprochant pour cela de l’action politique révolutionnaire.

Le concept d’utopie peut également être compris comme un possible outil des classes dirigeantes qui, face à leurs contradictions, essayent de fédérer les masses autour d’un objectif pour mieux détourner l’attention et redorer son image, comme le dénonce Baudrilard au sommet d’Aspen de 1970.

Le concept semble crucial dans le champ du design car il pose le problème de l’intention morale du projet, quant à une volonté d’amélioration de la société, et des écueils à éviter pour ne pas transformer les intentions positives en échecs, ainsi que du rôle du designer dans l’amélioration de la société. Cette ambition d’améliorer la société se manifeste notamment chez William Morris, auquel Henry Van de Velde reproche son penchant pour l’utopie5. Cette conception du design, continuant de se perpétuer notamment avec le design social, a pu s’opposer à une autre plus mercantile, proche du marketing. Se pose également la question de la justesse de l’idéal visé, pouvant s’avérer inatteignable à dessein pour que le projet continue de le poursuivre en vain au profit d’une classe dirigeante consciente de sa responsabilité dans le mauvais fonctionnement de la société. Le but énoncé pourrait ainsi être une façon de détourner des causes l’attention de l’opinion publique.

4. Illustration

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Figure 1. Utopie et concrétisation selon Maldonado, Paul Floutié

Paul FLOUTIÉ, Licence 3 « Design, Arts, Médias, Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2021-2022


  1. MOORE, Thomas, Utopia, Louvain, éditeur Dirk Martens, 1516. 

  2. MALDONADO, Tomás, La speranza progettuale, ambiente e società, Turino, Giulio Einaudi editore, piccola biblioteca einaudi,1970.
    MALDONADO, Tomás, Environnement et idéologie, Union générale d’édition, 10/18, 1972. 

  3. MALDONADO, Tomás, Environnement et idéologie, op. cit. : « nouveaux utopistes » p. 41 et « anciens utopistes » p. 49. 

  4. MALDONADO, Tomás, Environnement et idéologie, op. cit., p. 21-29. 

  5. VAN de VELDE, Henry, La Triple offense à la Beauté, Paris-Bruxelles, éditions des Archives d’Architecture Moderne, 1979.