Tendances Intérieurs. L'Internet, le dessin en 3D et le e-business bousculent les pratiques des designers et les modes de distribution. Assis sur du virtuel.

Ora-ïto passera-t-il le portail du réel1 ? Depuis deux ans, ce très jeune homme français (né en 1977 en Italie) n'a rien conçu d'autre que du virtuel : un (faux) sac à dos Vuitton, une contrefaçon de chaussures Nike, un anticatalogue parodiant Good Good's de Starck, etc. De piratage en coups de pub, il a créé une « ora-ïto-mania » sur le Net. En tout, avec une petite quinzaine d'objets ou de projets à son catalogue virtuel, il a imposé une ligne et improvisé un bureau de style : un sampling d'influences entre Bauhaus et space age, hip hop et BD. Est-il le défricheur d'une voie radicalement cybernétique pour le design ? Ou l'auteur d'un bon canular fantasmatique techno-dadaïste ? « J'ai créé la première marque virtuelle, "Ora-ïto, anagramme de mon nom-prénom et le logo de mon studio de création (4 personnes jusqu'à présent) », se défend le créateur. Ce pionnier s'apprête à attaquer, très sérieusement, en un même geste, la création, le marketing, la publicité, la fabrication, l'édition et la diffusion d'objets. « À présent que j'ai popularisé ma marque, je ne veux pas ramer dix ans pour éditer une montre. Je souhaite démocratiser l'accès à la création et accélérer tous les processus. » L'idée, simple comme un clic, est dans l'air du temps. Ito et son équipe inventent un objet, le modélisent en 3D, le dotent d'un pré-devis établi avec un industriel, d'un objectif marketing, et mettent la « chose » en ligne, au banc d'essai des internautes. Dès que le nombre de commandes nécessaires est atteint, l'objet est fabriqué sous licence. « Les internautes deviennent les mécènes d'une montre », argumente Ito. « Je veux aussi intégrer d'autres designers à ce système, comme Christophe Pillet, Jean-Louis Massaud pour les pointures, l'ouvrir aux élèves des écoles, à la génération "home-studio, faire de l'"ora site une galerie" » Chiche !

Sollicité pour participer à l'aventure, Jean-Marie Massaud, designer de l'entêtant flacon Nemo pour Cacharel, se dit « bluffé » : « Non, Ora-ïto n'est pas qu'un provocateur. J'aime son impertinence pertinente. Il a un bon esprit créateur, avec sa part d'insouciance, d'utopies" » Pourtant Massaud n'est pas un fétichiste des logiciels de dessin en 3D : « L'ordinateur n'est qu'un outil-gain de temps. L'image de synthèse, ça bluffe, attention aux recettes ! » De son côté, le designer Christophe Pillet, pour qui l'ordinateur est « encore archaïque et contraignant », est prêt à se «laisser faire» par les manipulations informatiques. « En ce sens, Ora-ïto est un rentre-dedans nécessaire, dans notre petit milieu bien poli, il y a longtemps qu'on n'avait pas vu un tel personnage au bluff arrogant. » Mélange des genres. Pourtant, Ora-ïto n'est pas le seul à bousculer le bel ordonnancement de la planète design : d'un bout à l'autre de la chaîne, de la conception à la production et la distribution, les nouvelles technologies se sont introduites partout. Et la vague de l'e-design n'a pas fini de provoquer quelques tsunamis dans la profession. La percée du commerce électronique aiguise les appétits et, sur le Web, les sites se multiplient qui se livrent à un joyeux mélange des genres : éditorial et vente, de-sign et décoration, édition et distribution (lire ci-contre). « Le contenu éditorial apporte du trafic », explique Sophie Jabès, productrice artistique à Decoralia.com, un site déco-style-design. Le magazine attire l'internaute, qui finit par cliquer sur le meuble joliment présenté pour remplir son panier. Imparable. « Notre objectif est de créer une marque sans enseigne », ajoute-t-elle. Même logique pour Anatomique Edition, présent sur le Net depuis 1996 et passé avant Noël d'un simple magazine « mode et art de vivre » à un « recentrage sur la mode et le design avant-gardiste », comme l'expliquent les fondateurs, Jean-Yves et Hubert Lanvin (frères et arrière-petits-neveux de la célèbre Jeanne). Sur le site, la « collection » est renouvelée très fréquemment. De jeunes designers, Ashley Hall, Ultimo Grito, Richard Hutten, Nicoletta Brusamento sont approchés et édités, certains fabricants choisissent Anatomique pour l'exclusivité d'un produit (comme le Surrounder de Sennheiser). « D'ici cinq à six ans, la vidéo, primordiale pour la vente, gommera la crainte "je vois le produit, je ne peux pas le toucher", de mini sites de téléachat se développeront », affirme Jean-Yves Lanvin, un ancien de la banque Lazard qui entend lever 50 à 100 millions de francs d'ici la fin de l'année. Et ouvre son show-room à Paris mi-avril, pour boucler la boucle. Comme Ora-ïto, les Frenchtouch.com, Decoralia.com et autres Anatomique-edition.com inversent le processus traditionnel de production du design, le lieu « réel » n'étant au final qu'une vitrine façon Colette. L'Internet bouleverse aussi la création elle-même, permettant à de jeunes designers d'être édités à l'échelle de la planète, en petites séries. Une démocratisation qui pourrait être mal perçue par une profession prompte à critiquer une esthétique « froide », due à l'utilisation des logiciels de conception 3D. La même critique avait été adressée aux architectes usant d'images de synthèse pour présenter leurs projets. Copier-coller. Aujourd'hui, on ne dessine à la main dans aucun studio. Dominique Matthieu, 29 ans, est pourtant à moitié revenu de cette esthétique informatique figée, lui qui très vite avait exploré des logiciels comme Alias, pour l'agence Deis. Il en a testé les limites avec son Buro, en 1996 (pour le Via). « Je l'avais rêvé en tôle à l'écran, mais ce matériau ne supportait pas le bel arrondi de l'image. J'ai dû adapter les angles. » Aujourd'hui, il devine que sa Table bleue (édition Kréo), faussement siamoise, a peut-être été conçue par un « copier-coller. » Son Lampadaire XL résulte de l'affranchissement de toute échelle. Ce dont il est sûr, c'est que sa table aux trois rouges, qui soulignent un jeu d'ombres sur le meuble, est née du dessin numérique. « J'ai pris l'habitude, sur écran, de souligner les ombres de mes objets ; ce qui s'est traduit, là, concrètement. » L'ordinateur n'est-il qu'un simple outil ou permet-il de concevoir de nouvelles formes ? Pour Matt Sindall, designer britannique vivant à Paris depuis dix ans et professeur « d'informatique » à l'Esad, les beaux-arts de Reims, « l'ordinateur permet de rendre des détails indessinables avec un crayon. Pour le lit Red-bed, exposé au Salon du meuble 2000, j'ai pu projeter virtuellement un tracé compliqué et le faire tailler ensuite réellement dans la mousse. En faisant pivoter les volumes à l'écran, j'ai conçu des sièges sens dessus dessous, qui basculent dans la réalité comme des images de synthèse. La duplication informatique permet aussi de décliner une gamme de meubles. De se réintéresser à la décoration de surface, en répétant, à l'infini, un motif complexe. » Sindall répète, comme à lui-même, qu'il ne faut pas oublier la barre du réel et des matières. « C'est ce que j'enseigne à mes élèves qui adorent inventer des objets irréalisables. Mais il faut des Ora-ïto pour aller plus loin. »

Objets.com www.ora-ito.co : Le site tout en Flash du trublion du design, Ora-ïto.

www.madeindesign.com : Vente en ligne des « petits » objets de « grands » noms du design (Starck, Arad, Vitra design museum, Alessi).

www.anatomique-edition.com : Mélange d'objets techno et design, un brin de mode et un côté très « Colette » (impératif : parler tendance avant les autres).

www.decoralia.com : Ressemble à un magazine de déco mais pratique aussi le commerce électronique.

© Libération


  1. [L’article a été publié en collaboration avec Annick Rivoire.]