Alice Rawsthorn, « Chapitre 1. Qu’est-ce que le design attitudinal? »

Alice Rawsthorn, "Chapter 1. What Is Attitudinal Design ? ", in Alice Rawsthorn Design as an Attitude, Genève, JRP|Editions et Dijon, les Presses du réel, 2020, p. 15-26.

Trop souvent, le rôle du designer est d'habiller un ensemble de messages auxquels il n'a pas participé. Voici un livre. Vous ne l'avez pas écrit. Vous ne le modifiez pas, sauf dans la mesure où vous présentez les informations que quelqu'un d'autre a générées. Vous ne collaborez pas vraiment non plus, parce que les choses sont là, un fait accompli. J'ai décidé que je devais me sortir cela de la tête1.
Muriel Cooper

Si l'on peut dire qu'un designer incarne le design en tant qu'attitude, c'est bien Willem Sandberg. En tant que directeur du Stedelijk Museum d'Amsterdam de 1945 à 1962, Sandberg n'a pas seulement fait de ce musée l'une des institutions culturelles les plus dynamiques de l'après-guerre en défendant de nouveaux mouvements artistiques et en introduisant le design et la photographie dans la collection, il a également joué un rôle officieux et non rémunéré en tant que graphiste. Travaillant tard dans la nuit et griffonnant sous la table lors des réunions du conseil d'administration, il a conçu des centaines de catalogues d'exposition et d'affiches, ainsi que toute la papeterie et les billets du Stedelijk. Sandberg était fier de l'économie de ses réalisations graphiques. De nombreuses affiches étaient purement typographiques, réalisées à partir de la petite sélection de polices de caractères disponibles à l'imprimerie municipale d'Amsterdam, jamais en plus de trois couleurs dont une était toujours rouge. Pourtant, ses compositions étaient aussi habiles, avec leurs savants contrastes de couleurs et de caractères, que ses dessins étaient élégants, attrayants et tout à fait appropriés au thème de chaque exposition.

Si sa réputation reposait uniquement sur ses graphismes pour le Stedelijk, Sandberg serait célébré comme un designer moderniste talentueux, mais il a obtenu bien plus que cela en utilisant le design à des fins très différentes. Fils d'une famille néerlandaise fortunée, Sandberg, né en 1897, vécut une jeunesse heureuse au sein de l'intelligentsia européenne. Après avoir étudié l'art à Amsterdam pendant un an, il a fréquenté des groupes d'avant-garde en Autriche, en France et en Allemagne, et a travaillé dans une imprimerie suisse, où il s’est passionné pour la typographie. De retour à Amsterdam en 1928, il ouvrit un studio de conception graphique et commença à travailler pour le Stedelijk. Les conseils de Sandberg sur le contenu des expositions s'avérèrent si incisifs que le musée l'engagea comme conservateur en 1937. L'année suivante, fut organisée l'exposition d'art abstrait, l'une des premières études sur le sujet dans un grand musée international. Mais sa vie a radicalement changé pendant la Seconde Guerre mondiale, après l'invasion des Pays-Bas par l'Allemagne en 1940, et il rejoignit la Résistance néerlandaise, où il trouva de nouvelles applications pour ses compétences en matière de design.

Au cours des premières années de l'occupation allemande, Sandberg a utilisé sa dextérité graphique et sa connaissance de la typographie pour fabriquer des papiers d'identité pour des centaines de Juifs, de dissidents politiques et d'autres personnes menacées de persécution. Les faux documents étaient imprimés le dimanche dans une imprimerie appartenant à l'un de ses plus proches amis et collègues de la Résistance, Frans Duwaer. Les faux de Sandberg étaient si convaincants que la plupart des personnes qu'il a aidées ont réussi à échapper à leur arrestation. (Il décrivit plus tard cela comme « le plus grand éloge jamais fait d'un travail typographique »). Pourtant, il existait un moyen infaillible pour la Gestapo de vérifier si les papiers d'identité étaient faux — en les comparant aux documents officiels conservés au bureau des archives publiques d'Amsterdam. En 1943, désespérés par cette éventualité, Sandberg et quatre de ses amis élaborèrent un plan pour mettre le feu au Bureau des archives publiques et détruire son contenu. Ils furent dénoncés à la Gestapo et entrèrent dans la clandestinité.

Un par un, la plupart des coconspirateurs de Sandberg furent capturés et exécutés. Il survécut en vivant tranquillement dans le sud et l'est des Pays-Bas, sous le pseudonyme d'Henri Willem van den Bosch. Subsistant à peine à une époque de graves pénuries alimentaires, Sandberg vivait dans la terreur d'être capturé, hanté par le fait que nombre de ses amis étaient déjà morts, que sa femme était en prison et leur fils dans un camp de concentration. Après avoir utilisé ses talents de dessinateur pour sauver tant de vies dans son travail pour la Résistance, il s'en est servi pour supporter l'existence solitaire et précaire d'un fugitif. De décembre 1943 à avril 1945, Sandberg entreprit la conception et le prototypage d'une série de 19 brochures qu'il a appellée Experimenta Typographica.

Chaque pamphlet mesurait environ 20 centimètres et comportait jusqu'à 60 pages de dessins, de collages, d'exercices typographiques et de textes écrits par Sandberg ou par l'un de ses écrivains préférés, notamment le romancier Stendhal et le philosophe politique Pierre-Joseph Proudhon. Sandberg réalisait plusieurs copies de chaque ouvrage à partir des matériaux qu'il pouvait trouver : le plus souvent des bouts de papier et de carton ramassés dans la rue, des morceaux de papiers peints ou des pages arrachées à des magazines. Chaque édition était consacrée à un thème qui l'intriguait et avait influencé son travail avant la guerre, comme l'architecture, la mort, l'éducation, l'amour et la typographie. La production des premiers numéros d'Experimenta Typographica n'était pas sans danger. Frans Duwaer accepta de les imprimer, mais il fut arrêté et tué par la Gestapo. Les pamphlets ont finalement été publiés par une imprimerie connue sous le nom de Vijpondpers, ou « presse à cinq livres », en référence à l'interdiction par les nazis des publications nécessitant plus de cinq livres de papier2. En le faisant s’immerger dans un processus de conception prolongé, imprégné des idées et des valeurs qu'il avait chéries avant la guerre, le projet Experimenta Typographica a donné à Sandberg le courage de vivre dans la crainte de perdre sa propre vie et celle des personnes qu'il chérissait.

À la fin de la guerre, il revint à Amsterdam, où il retrouva sa femme et son fils, et fut nommé directeur du Stedelijk. Le design ultérieur de Sandberg pour le musée a bénéficié de la précision et de l'ingéniosité technique de ses contrefaçons pour la Résistance, et de la frugalité joyeuse d'Experimenta Typographica. En déployant le design non seulement comme un outil culturel, mais aussi comme un moyen de défense contre les violations des droits de l'homme et un moyen d'expression profondément personnel, il a servi d'exemple pour l’approche du design attitudinal par Lázló Moholy-Nagy.

Pourtant, le design avait été pratiqué de cette manière depuis des siècles, bien avant qu'un mot ne soit inventé pour le décrire ou que Moholy-Nagy ne cherche à le redéfinir. Chaque fois que les êtres humains se sont adaptés à des changements dans leur vie — que ce soit en fabriquant de nouveaux objets ou de nouvelles structures, ou en développant des moyens de modérer leur propre comportement ou celui d'autres personnes — ils ont fait appel au design, mais de manière intuitive, souvent inconsciente. Les hommes et les femmes préhistoriques ont agi en tant que designers en aiguisant des bâtons et des pierres pour les rendre plus utilisables comme outils agricoles, ou en moulant de l'argile pour en faire des récipients pour manger ou boire. Il en était de même pour les Égyptiens de l’Antiquité lorsqu'ils se sont lancés dans des projets épiques, comme la construction de pyramides colossales dans le cadre de rituels funéraires élaborés, ou dans des projets intimes, comme la conception et la fabrication d'un orteil artificiel en bois et en cuir méticuleusement confectionné. Découverte en 1997 par des archéologues qui fouillaient une chambre funéraire près de Louxor, cette prothèse antique aurait été fabriquée sur mesure pour une femme fortunée il y a plus de trois mille ans3.

En matière de design, de nombreuses prouesses ultérieures ont été tout aussi instinctives. Le drapeau blanc a été officiellement reconnu comme un symbole de reddition par les conventions de La Haye de 1998 et 1907, mais il avait été utilisé à cette fin dès la dynastie orientale des Han au premier siècle de notre ère. Le poing levé a été reconnu comme un signe de force et d'unité face à l'adversité pendant plus de quatre mille ans, c’est-à-dire depuis qu'il a été identifié comme l'emblème d'Ishtar, la déesse mésopotamienne de l'amour, du sexe et de la guerre. Le même symbole a été adopté par une succession d'activistes politiques, depuis les militants pour les droits des travailleurs au début des années 1900 jusqu'aux membres du Black Power et des mouvements féministes des années 1960 et 1970 et, plus récemment, par les Black Lives Matter.

Improvisés, les coups d'éclat du design ont également alimenté la réussite économique. Prenez la ville de Venise, dont les habitants se sont battus pour défier les lois de la physique et de la nature : d'abord en construisant une ville sur les minuscules îles de boue de la Laguna Venezia au cinquième siècle, puis en la défendant contre la menace de d’érosion, d'humidité, de pollution et d’inondations. Pour ce faire, ils ont conçu des méthodes de construction et de réparation innovantes, à commencer par les troncs d'arbres qu'ils ont expédiés de Slovénie à Venise et enfoncés profondément dans la boue pour hisser la ville au-dessus de l'eau. À la fin des années 1600, Venise était devenue la ville la plus riche et la plus raffinée d'Europe, avec un empire qui s'étendait presque jusqu'à Milan à l'ouest et jusqu'à Chypre de l'autre côté de la mer, grâce, pour une part non négligeable, aux prouesses de conception du chantier naval Arsenale. Salué comme le complexe manufacturier le plus efficace de l'époque, l'Arsenale occupait plus de cent hectares de terrain, soit environ un huitième de la ville. Il devait son succès à l'efficacité avec laquelle plusieurs générations d'ingénieurs navals vénitiens avaient accéléré la production sans compromettre la qualité des navires finis. Des zones spécifiques du site étaient désignées pour se spécialiser dans la fabrication de cabines, de gréements et d'autres parties de navires, et le design de chaque composant était standardisé dans un souci de vitesse et de précision. Les navires partiellement construits flottaient d'une zone à l'autre le long des canaux qui traversaient l'Arsenale. Au début du XVIe siècle, ce système était si robuste que l'Arsenal pouvait accueillir jusqu'à cent navires en même temps, était capable de construire un navire de base en quelques heures et de l'équiper d'armes de pointe à la fin de la journée, fournissant ainsi une formidable flotte pour défendre et agrandir l'empire vénitien.

Fidèle au principe préhistorique selon lequel « nécessité est mère d'invention », le design n'a pas non plus cessé de jouer son rôle dans des circonstances difficiles, en demeurant un outil utile pour les personnes ingénieuses. Lorsque la réformatrice des soins de santé du XIXe siècle, Florence Nightingale, s'est portée volontaire pour travailler dans les cliniques militaires de l'armée britannique en Turquie pendant la guerre de Crimée, elle fut horrifiée de découvrir que les patients mouraient plus souvent d'infections contractées dans les salles insalubres que de blessures de guerre. Nightingale s'est inspirée des recherches d'un médecin et réformateur social travaillant à Manchester, John Roberton, qui avait conçu des maquettes d’hôpitaux et de maisons de convalescence dans un souci de propreté et de sécurité. Elle a adapté ses principes de design à l'usage militaire et a fait pression sur le gouvernement pour obtenir des fonds afin de les mettre en œuvre, devenant l'une des premières championnes du design d’information en dessinant des diagrammes circulaires astucieusement illustrés pour communiquer ses arguments de manière claire et convaincante. De retour en Grande-Bretagne après la guerre, Nightingale a déployé une stratégie similaire de design dans une nouvelle campagne visant à construire des hôpitaux civils plus grands, plus hygiéniques et mieux équipés.

À cette époque, le processus de design avait été appliqué, sciemment et systématiquement, pendant plus d'un siècle pour fabriquer d'énormes quantités d'aiguillons de qualité constante. La pratique du design avait également été formalisée et professionnalisée avec l'introduction de programmes de formation, d'écoles spécialisées, de catégories et de méthodologies clairement définies. Malgré les efforts de Moholy-Nagy, de Buckminster Fuller, de l'Atelier Populaire, de Gran Fury, de Sandberg et d'autres attitudinistes, le design a principalement continué d'être considéré sous l’aspect d’une profession industrielle. Grâce à leurs nouveaux outils numériques, les designers d'aujourd'hui ont été libérés et habilités à travailler de manière autonome dans l'esprit attitudinal préconisé par Moholy-Nagy. Que font-ils de cette liberté retrouvée ?

Dans Vision in Motion, Moholy-Nagy a identifié les qualités qui définissent le design attitudinal. L'une d'elles consiste à interpréter le design comme une « attitude d'ingéniosité et d'inventivité », plutôt que comme un processus formel. Une autre tient à la conviction que le design doit être appliqué aux grandes questions de l'époque : aux défis sociaux, politiques, environnementaux et économiques déconcertants que The Economist appelle les « grands problèmes ». Moholy-Nagy pensait également que les designers attitudinaux devraient être suffisamment audacieux pour identifier les causes qu'ils souhaitaient embrasser, tout en étant suffisamment ouverts d'esprit pour s'appuyer sur l'expertise de personnes d'autres domaines, et pour leur permettre de s'immerger dans le design.

Boyan Slat, Sara Khurram et Iffat Zafar correspondent parfaitement à ces critères, tout comme une foule d'autres designers à l'esprit ouvert qui s'attaquent à des défis tout aussi urgents. Prenez Brave New Alps, un groupe de design fondé dans le Tyrol italien en 2005 par Bianca Elzenbaurner et Fabio Franz. Ils ont planifié et réalisé des projets de design social qui répondent aux tensions politiques et économiques des communautés locales dans toute l'Italie, en travaillant généralement avec des collègues designers et des collaborateurs d'autres domaines. En 2016, ils ont contribué à l'ouverture de QuerciaLAB, un espace de fabrication dans la ville alpine de Rovereto, qui propose des formations en menuiserie et à d’autres compétences, ainsi que des outils, à la population locale et aux demandeurs d'asile qui tentent de se forger une nouvelle vie dans la région. Brave New Alps s'est ensuite associé à d'autres activistes pour organiser une campagne de financement participatif afin de financer Hospital(ity), une nouvelle entreprise destinée à fournir un soutien médical et juridique ainsi que des ressources de formation pour un autre groupe de personnes vulnérables, les ouvriers agricoles migrants vivant à Rosarno — ville du sud de l'Italie ayant récemment un brutal conflit racial — dans ce qu'un prêtre local a décrit comme des « conditions inhumaines et désespérées ».

Un autre projet attitudinal s'attaque à des situations extrêmes en utilisant des méthodologies très différentes. Forensic Architecture est une agence de recherche en design dirigée par Eyal Weizman, architecte israélien de l'université Goldsmiths de Londres, qui cherche à obtenir justice pour les victimes de crimes climatiques et de guerre, ainsi que pour d'autres violations des droits de l'homme. En collaboration avec des codeurs, des avocats, des archéologues et des scientifiques, l'agence analyse des données provenant de diverses sources, notamment des enregistrements de téléphones portables et des plans d'architecture, afin de découvrir la vérité sur des catastrophes telles que l'attaque dévastatrice d'un hôpital syrien et les raisons pour lesquelles 63 migrants ont été laissés pour morts sur un bateau à la dérive en Méditerranée centrale. Forensic Architecture reconstitue également ces incidents en concevant des modèles numériques et des animations qui seront utilisés comme preuves dans le cadre d'enquêtes officielles, de révisions de politiques et d'affaires judiciaires4.

Ni Forensic Architecture ni Brave New Alps n'auraient pu réaliser des programmes de conception aussi courageux, ambitieux et profondément personnels sans les outils numériques qui ont alimenté l'essor du design attitudinal. Il en va de même pour la nouvelle génération de designers qui travaillent actuellement dans les pays africains, où les personnes ont davantage accès à des réseaux cellulaires qu'à de l'eau courante propre. L'Afrique est rarement mentionnée dans les récits orthodoxes de l'histoire du design du siècle XXe dernier, pourtant les cultures du design du Burkina Faso, du Ghana, du Kenya, du Mali, du Nigeria et d'autres nations africaines sont aujourd'hui transformées par les technologies qui s’offrent à des personnes qui en étaient jusqu'alors exclues par manque de formation ou d'investissement, le plus souvent des deux.

Les concepteurs africains sont déjà à la pointe du développement des technologies de l'internet des objets, dans lesquelles des informations sont échangées entre des réseaux interconnectés. Plusieurs d'entre eux conçoivent des produits médicaux destinés à améliorer les soins de santé des personnes vivant dans des zones rurales reculées, à des centaines de kilomètres d'hôpitaux bien équipés et disposant d'un personnel spécialisé. Le concepteur de logiciels camerounais Arthur Zang a adapté un ordinateur tablette pour créer un moniteur cardiaque mobile, le Cardiopad, avec lequel les infirmières et les ambulanciers locaux peuvent contrôler le cœur des patients et envoyer les données en ligne à un hôpital distant pour analyse. Le diagnostic est renvoyé avec des recommandations de traitement, évitant ainsi aux patients des voyages pénibles, coûteux et potentiellement inutiles. Un groupe de médecins et de designers du Kenya a appliqué un principe similaire à un autre appareil numérique portable, le Peek Retina, qui identifie les problèmes oculaires. En facilitant et en accélérant le diagnostic et le traitement des patients, ces produits promettent d'aider des millions de personnes, non seulement au Cameroun et au Kenya, mais aussi dans d'autres pays.

La nouvelle accessibilité du design attire des personnes de disciplines différentes, comme les médecins kenyans qui ont participé au développement de Peek Retina et leurs homologues pakistanais de Sehat Kahani. Une autre convertie est la spécialiste britannique des sciences sociales Hilary Cottam, qui a utilisé le design comme un outil dans sa quête pour réinventer l'État-providence du XXIe siècle. Traditionnellement, le rôle d'un designer dans la résolution de problèmes de société tels que le chômage, les sans-abris et les difficultés de la population âgée en pleine expansion, se limitait à la production de sites web ou de brochures expliquant ce que les spécialistes des sciences sociales, les politiciens et les économistes avaient décidé de faire, mais Cottam a intégré les designers dans le processus décisionnel. Elle a réuni des équipes pluridisciplinaires dirigées par des designers et a appliqué le processus de design pour analyser des défis sociaux complexes et concevoir des réponses alternatives. L'un des projets a remplacé les ensembles de soins standardisés relativement coûteux et inutiles, qu'un conseil local de Londres proposait aux résidents âgés, par un système personnalisé dans lequel les personnes âgées, vivant dans telle ou telle zone d’un arrondissement, mettent à profit leurs connaissances et leurs compétences pour aider leurs pairs, au lieu de recevoir passivement l'aide d’autrui. Ce modèle de conception a été reproduit par des programmes similaires dans toute la Grande-Bretagne, et le travail de Cottam a influencé d'autres groupes de conception sociale dans le monde entier.

Il existe d'innombrables autres applications pour le design attitudinal, comme le relateront les chapitres suivants : des designers conceptuels qui utilisent le processus de design en tant que moyen de recherche et d'investigation intellectuelle, comme dans l'enquête des designers italiens du Studio Formafantasma sur le commerce mondial des déchets numériques et électroniques, jusqu’aux aventuriers du design écologique. Il existe également des traces d'un esprit attitudinal parmi les équipes de design d’entreprise. Plus de 1 000 designers employés par Nike dans le monde entier peuvent utiliser librement un espace expérimental, le Blue Ribbon Studio, au cœur de son siège mondial de Beaverton, dans l'Oregon, où ils trouvent des outils de menuiserie et de métallurgie, des imprimantes 3D, des cuves de teinture, un kit de lavage de pierres, des cours d'ikebana et plusieurs milliers de livres sur l'art, l'architecture et le design. Fuseproject, IDEO et d'autres cabinets de conseil en design commercial encouragent leurs employés à expérimenter des projets pro bono pour compléter d'autres missions. Ce n'est pas que leurs motivations — ou celles de Nike — soient totalement dépourvues d'intérêt personnel. De telles expériences font souvent émerger des idées intéressantes et inattendues pour des projets commerciaux, encouragent les diplômés en design les plus recherchés à rejoindre ces sociétés et les dissuadent, en outre, d’investir des sociétés concurrentes. Fuseproject a également ajouté un zeste attitudinal à l'aspect commercial du design en forgeant ce qu'il appelle des projets de conception avec des entreprises naissantes, et en réduisant ses honoraires de conception en échange de la conservation d'une participation au capital ou aux bénéfices sur les produits qui en résultent.

Inévitablement, toutes les tentatives de design attitudinal n'ont pas été couronnées de succès. Les programmes de design humanitaire, comme ceux de Brave New Alps et Forensic Architecture, peuvent être aussi difficiles et litigieux que tout autre domaine du développement économique. Le design soutenable s'est avéré tout aussi houleux, comme l'a découvert5 le projet Ocean Cleanup ; et même certains des exercices les plus réussis en matière de conception sociale, y compris les expériences de Cottam, ont été mis en péril par des changements politiques soudains, tels que des réformes de la politique gouvernementale ou des réductions de financement public. Le design attitudinal est un travail en cours, et pourrait bien le rester. Néanmoins, les avantages de l'ouverture du design à de nouveaux domaines et à des personnes aux compétences diverses sont d’ores et déjà évidents, comme Willem Sandberg l'avait démontré de manière si concluante.


  1. Janet Abrams, "Muriel Cooper", https://www.aiga.org/medalist-murielcooper

  2. Ank Leeuw Marcar (ed.), Willem Sandberg — Portrait of an Artist, Valiz, Amsterdam 2014. 

  3. Jason Daley, “This 3,000-Year-Old Wooden Toe Shows Early Artistry of Prosthetics”, Smithsonian.com, June 21, 2017. https://www.smithsonianmag.com/smart-news/study-reveals-secrets-ancient-cairo-toe-180963783

  4. Eyall Weizman, Forensic Architecture: Violence at the Thresbold of Detectability, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts 2017. 

  5. Lindsey Krarochwill, "Too Good to Be True? The Ocean Cleanup ProProject Faces Feasibility Questions", The Guardian, March 26, 2016. https://www.theguardian.com/environment/2016/mar/26/ocean-cleanup-project-environment-pollution-boyan-slat