Alice Rawsthorn, « Prologue. Le Design comme attitude ».
Alice Rawsthorn, "Prologue. Design as an Attitude", in Alice Rawsthorn Design as an Attitude, Genève, JRP|Editions et Dijon, les Presses du réel, 2020, p. 4-14.
Designer n'est pas une profession mais une attitude1.
László Moholy-Nagy
La nouvelle année avait mal commencé. Après six ans passés à déjouer des crises financières et des conflits politiques pour créer une nouvelle école de design à Chicago, László Moholy-Nagy se retrouvait de nouveau en conflit avec le conseil d'administration : en ce début de 1945, il s’agissait cette fois d’une pénurie d’étudiants. Au printemps, il avait également relevé le défi de trouver de nouveaux locaux lorsque le bail du bâtiment de l'école avait expiré. La première école que Moholy-Nagy avait fondé à Chicago avait fermé un peu plus d'un an après, et la seconde était maintenant guettée par le même sort. Il finit par convaincre le conseil d'administration et l'école survécu, mais la bataille pour la sauver eu un impact brutal sur Moholy-Nagy lui-même.
Il avait espéré que, à 50 ans passés, 1945 serait l'année où il pourrait consacrer plus de temps à la rédaction du livre sur la théorie visuelle qu'il avait commencé deux ans auparavant. Mais les problèmes de l'école s’étaient révélés si pernicieux que les journées de Moholy-Nagy étaient accaparées par l'enseignement et l'administration, tandis que ses soirées croulaient sous le poids des projets de design commercial avec lesquels il subvenait aux besoins de sa famille, ce qui ne lui laissait que quelques heures, prises sur les week-ends, pour travailler au livre. Pour ne rien arranger, Moholy-Nagy était tombé gravement malade à l'automne 1945 et on lui avait diagnostiqué une leucémie. Même après avoir été admis à l'hôpital, il insistait auprès de sa femme Sibyl pour qu'elle lui apporte des portfolios de photographies, de dessins et de notes lors de ses visites, afin qu'il puisse travailler sur les maquettes pendant les transfusions sanguines, les injections et les radiographies2.
Moholy-Nagy fut autorisé à sortir avant Noël, et avait repris ses fonctions à l'école le mois suivant. Il profitait de tous les moments libres du printemps et de l'été pour terminer le livre, mais son état se détériorait et il mourut le 24 novembre 19463. Son livre, Vision in Motion, fut publié l'année suivante. Que ce soit à l’époque ou de nos jours, aucun lecteur ne pourrait deviner la terrible épreuve que son auteur a endurée pendant qu’il l’écrivait. Manifeste de la conception que Moholy-Nagy se faisait du design, de l'art, de la technologie, de l'éducation à la création et de leurs rôles dans la société, il synthétise les idées et les observations d'un individu remarquablement doué et dynamique, qui avait vécu la naissance du constructivisme dans sa Hongrie natale après la Première Guerre mondiale, l'apogée du Bauhaus en Allemagne en 1920 et l'émergence du modernisme dans les années 1930, d'abord en Grande-Bretagne, puis aux États-Unis. Même si Moholy-Nagy était gravement malade lorsqu'il a écrit Vision in Motion, le livre résonne de son énergie et de son optimisme, notamment en ce qui concerne sa croyance dans le pouvoir du design à construire un monde meilleur.
Cette conception éclectique et stimulante du design, ainsi que la conviction passionnée que la société se porterait mieux en adoptant une approche plus ouverte et progressiste à son égard sont résumées dans le chapitre deux de Vision in Motion, par les mots suivants : « Designer n'est pas une profession mais une attitude ». J'ai toujours aimé cette phrase, aussi clinquante que la référence au « design » paraisse aujourd'hui. « L'idée du design et la profession de designer doivent être réformées en abandonnant la notion de fonction spécialisée au profit d’une attitude faite d'ingéniosité et d'inventivité qui, valable en toute occasion, permet de considérer les projets non pour eux-mêmes mais en relation avec les besoins de l'individu et de la communauté », écrivait Moholy-Nagy. « En fin de compte, tous les problèmes de design reviennent à un seul grand problème : "concevoir pour la vie". Dans une société saine, ce design pour la vie encouragera chaque profession et vocation à fournir sa part d’efforts puisque c’est le degré d’interaction entre tous les métiers qui confère à toute civilisation sa grandeur4 ».
Libérer le design des contraintes du professionnalisme qui le définissait depuis la révolution industrielle en le considérant comme un moyen d'improvisation accessible à tous et enraciné dans l'instinct, l'ingéniosité et la débrouillardise, était typique de Moholy-Nagy. Intrépide, généreux, subversif et d'une curiosité irrépressible, il demeure l'un de mes personnages préférés de l'histoire du design. Qui pourrait résister à l'artiste et intellectuel émigré, qui portait un vêtement de travail d'ouvrier chaudronnier pour signifier sa passion pour la technologie alors même qu'il enseignait au Bauhaus ? Bauhaus où il permettait aux femmes d'étudier tout ce qu'elles souhaitaient, y compris des sujets traditionnellement réservés aux hommes. Et qui n'admirerait pas le courage de Moholy-Nagy après son arrivée aux États-Unis? Au quotidien, un complet-veston lui servait d’uniforme, mais il était plus radical que jamais dans sa politique, notamment en accueillant des Afro-Américains dans son école de design de Chicago, à une époque où le système éducatif de la ville était largement ségrégué. Où qu'il soit, et quelles que soient les circonstances entourant sa situation personnelle, Moholy-Nagy a conservé son enthousiasme pour l'expérimentation, qu'il s'agisse d'explorer en pionnier les nouveaux médias tels que le cinéma et la photographie ou d'étudier leur impact sur la culture visuelle et sur tous les autres aspects de la vie quotidienne.
La conception de Moholy-Nagy du design en tant qu'attitude est ancrée dans son engagement de jeunesse en faveur du constructivisme, mouvement qu'il avait connu dès la fin de la Première Guerre mondiale alors qu’il débutait en tant qu’artiste. Le design a joué un rôle pivot dans le travail des constructivistes qui, à leurs débuts, c’est-à-dire dans les dernières années de la guerre, constituait un groupe d'artistes, d'écrivains et d'intellectuels russes d'avant-garde se réunissant pour échanger des idées et préparer le renversement de l’ordre social. Parmi eux figuraient Alexandre Rodchenko, sa femme Varvara Stepanova, et leurs amis : Aleiksei Gan, El Lissitzky et Lyubov Popova. Leur conviction que les artistes, les designers et les scientifiques devaient travailler en collaboration avec l'industrie pour construire une société meilleure et plus juste en créant « de nouvelles choses pour la nouvelle vie », comme le disait Popova, était partagée par les sympathisants constructivistes que Moholy-Nagy a rencontrés lorsqu'il vivait à Vienne et à Berlin au début des années 1920.
Telle était l’approche du design que Moholy-Nagy a introduite au Bauhaus après son arrivée, en mars 1923. Au cours des cinq années qui suivirent, il devait s’imposer comme le professeur le plus influent de l'école et a joué un rôle décisif dans l’orientation progressiste, inclusive et ouverte à l’expérimentation de cette institution. Après avoir quitté le Bauhaus en 1928, Moholy-Nagy a insufflé le même état d’esprit à toutes ses nouvelles entreprises, y compris les écoles de Chicago ; état d’esprit qu’il a brillamment résumé, dans Vision in Motion, par le concept de design attitudinal.
Ce livre s'intitule Design as an Attitude en hommage à Moholy-Nagy, mais aussi parce que cette formule traverse la plupart des travaux qu’il rassemble. Design as an Attitude est basé sur les chroniques que j’ai publiées de 2014 à 2017, sous le titre de By Design, dans le magazine d'art Frieze : elles tenaient d’une enquête sur les problèmes que je considère comme étant les plus importants du design contemporain. Mon objectif est de dépeindre ce qui constitue, selon moi, une période aussi exaltante qu'intensément difficile pour le design dès lors que la discipline elle-même et son impact sur nos vies changent radicalement.
Étant donné que le design a tellement changé de signification en fonction des différentes époques et selon les différents contextes, et qu'il a fait l’objet de confusions et de clichés, il semble judicieux de commencer par définir ce qu'il est selon moi. À travers toutes ses manifestations, le design a toujours joué un rôle essentiel en tant que vecteur de changement et interprète des mutations de tout type — sociales, politiques, économiques, scientifiques, technologiques, culturelles, écologiques ou autres — pour s'assurer qu'elles nous affectent en bien plutôt qu’en mal. Design as an Attitude explore comment les designers, professionnels ou non, endossent ce rôle à une époque extraordinairement turbulente, souvent périlleuse, où nous sommes confrontés aux changements qui, d'une rapidité et d'une ampleur sans précédent, interviennent sur de nombreux fronts.
Parmi ceux-ci figurent des défis mondiaux tels que l'urgence environnementale et la crise des réfugiés ; la montée de la pauvreté, des préjugés, de l'intolérance et de l'extrémisme ; la reconnaissance du fait que bon nombre des systèmes et institutions qui ont organisé nos vies au siècle dernier ne sont plus efficaces ; et le torrent de technologies toujours plus complexes et puissantes qui promettent de transformer la société, mais pas toujours pour le mieux. Design as an Attitude décrit comment les designers réagissent en planifiant et en réalisant des projets visant à lutter contre le changement climatique, à réinventer les secteurs dysfonctionnels des soins de santé et des services sociaux, à fournir une aide d'urgence aux victimes de catastrophes naturelles ou d'origine humaine, à aider les demandeurs d'asile à s'installer dans de nouvelles communautés et à défendre la justice sociale. Il retrace l'évolution de la relation du design avec d'autres disciplines, telles que l'art et l'artisanat, et son rôle dans le regain d’intérêt pour la fabrication, que celle-ci soit manuelle, mécanique ou numérique. Le livre cartographie également les récents changements advenus dans la culture du design à mesure qu’elle devient plus diversifiée et inclusive, non seulement en termes de genre, d’aire géographique et d'ethnicité, mais aussi en accueillant des personnes qui, issues de domaines très différents, sont désireuses de s’engager dans le design alors qu’elles n’ont pas été formées pour devenir des concepteurs.
L'évolution technologique est un thème récurrent. Tout en évaluant les succès et les échecs du design dans le développement d'applications pour des technologies qui, tels les smartphones, les médias sociaux, les blockchains et les logiciels d'identification biométrique, sont aujourd’hui omniprésentes alors qu’elles paraissaient autrefois aussi déconcertantes que futuristes, Design as an Attitude anticipe l'impact de l'intelligence artificielle, de l'informatique quantique, des voitures sans conducteur, de la fabrication numérique et des autres avancées qui, nous le savons, nous affecteront dans un avenir proche. Comment de telles innovations changent-elles ce dont nous avons besoin et ce que nous attendons du design ? Et comment affecteront-elles nos attentes concernant le choix et le niveau de contrôle des différents aspects de nos vies que nous souhaitons préserver ? Qu’en sera-t-il de notre capacité à exprimer nos identités personnelles de plus en plus fluides, nuancées et idiosyncrasiques ?
Tous les projets décrits dans le livre n'ont pas été réalisés par le type de designers attitudinaux décrits par Moholy-Nagy, mais beaucoup d'entre eux l'ont été. En définissant le design comme « une attitude », Moholy-Nagy a reconnu son potentiel à devenir une puissante force sociale dès lors que, libéré des contraintes commerciales, il agit comme un vecteur de changement efficace et ingénieux. Il y a toujours eu des designers pour agir ainsi: Rodchenko, Stepanova, El Lissitzky, Popova et Gan en faisaient partie, tout comme Moholy-Nagy lui-même. Il en va de même pour le designer, ingénieur, architecte et activiste américain R. Buckminster Fuller qui, dès les années 1920, s'est insurgé contre les dommages environnementaux causés par l'industrialisation et a consacré sa vie professionnelle à y remédier. Fuller s'était également lancé dans la conception de solutions pratiques à la pénurie de logements pendant et après la Seconde Guerre mondiale en mettant au point des structures préfabriquées pouvant être construites rapidement et en toute sécurité. Au cours des années 1960 et 1970, il a mené une campagne internationale pour constituer un collectif de « concepteurs entiers » dont il espérait qu’ils abandonneraient le mercantilisme, dédieraient leurs compétences à la construction d'un avenir meilleur et ressembleraient ainsi à s’y méprendre aux attitudinalistes de Moholy-Nagy.
Le design s’est également déployé comme une forme éloquente de protestation politique. En mai 1968, alors que grondait la révolte étudiante, de jeunes artistes et designers français ont occupé l'École des Beaux-Arts de Paris pour fonder l'Atelier Populaire : ils y produisirent des centaines d'affiches qu'ils ont appelées « armes au service de la lutte ». À la fin des années 1980 et au début des années 1990, une autre cause a bénéficié de l'ingéniosité des membres anonymes de Gran Fury, un collectif qui a conçu des bannières, des panneaux d'affichage, des T-shirts et des autocollants pour sensibiliser le public au sida et combattre les idées fausses qui circulait à ce sujet dans le monde entier. Typique des travaux de Gran Fury, une série d'affiches promouvait le slogan tout aussi pertinent que mémorable : « Le baiser ne tue pas : la cupidité et l'indifférence s’en chargent5 ».
Aussi inspirants que furent ces projets, le design attitudinal est resté en marge de la communauté du design tout au long du XXe siècle. Pourtant, la dernière décennie a connu une transformation radicale design en média aussi fluide et ouvert que Vision in Motion l’avait décrit.
Le principal catalyseur — outre la détermination et la vigueur des individus concernés — est la pléthore d'outils numériques qui ont transformé la pratique et les possibilités du design. La plupart de ces technologies sont assez basiques et peu coûteuses mais, si elles sont utilisées de manière imaginative, elles peuvent être remarquablement utiles pour aider les designers à travailler de manière indépendante. L’accessibilité de plateformes de financement participatif leur permet, par exemple, de lever des fonds. (Aide également la possibilité d'obtenir des subventions auprès de fondations caritatives qui, telles Acumen, la Fondation Bill et Melinda Gates et le Fonds Kendeda, sont de plus en plus nombreuses à soutenir des projets de design social et humanitaire). Les designers sont également en mesure de gérer d'énormes quantités de données complexes sur des ordinateurs abordables, et d'utiliser les réseaux sociaux pour faire connaître leur travail, débusquer des collaborateurs, des fournisseurs et des fabricants, trouver des financements ou générer une couverture médiatique. Individuellement, chacun de ces changements aurait eu un impact positif sur la culture du design mais, collectivement, ils se sont avérés métamorphiques. Les concepteurs attitudinaux d'aujourd'hui bénéficient également du fait de plus en plus avéré que les méthodologies classiques ne sont plus adaptées aux domaines extrêmement importants que recouvrent, entre autres, les services sociaux, les soins de santé, le développement économique et les secours en cas de catastrophe : les spécialistes de ces secteurs n’en sont que plus enclins à essayer de nouvelles approches.*
Ce n’est pas que tous les designers deviendront attitudinaux, ou qu’ils devraient le devenir. Nombre d'entre eux continueront à étudier et à pratiquer dans des secteurs spécialisés de la discipline — tels que la conception automobile, la mode, le graphisme, l'architecture d’intérieur, le design de produits, de logiciels ou le design d’expérience utilisateur — ; et ils travailleront, de manière conventionnelle, dans des environnements commerciaux. Les plus chanceux trouveront ce travail agréable, stimulant, productif et utile. Comme pour l’essor des systèmes de production d'énergie propre et renouvelable rendus plus efficaces, certains d'entre eux contribueront aux programmes de conception qui, bien qu’à finalité commerciale, stimulent le progrès social et environnemental6. Cependant, de plus en plus de designers saisiront l'opportunité de persévérer dans leur engagement politique, culturel et écologique en travaillant de manière indépendante. Ils chercheront également à définir des méthodes idiosyncrasiques de travail tout en collaborant, le plus souvent, avec d'autres spécialistes tels que des artistes, des programmeurs, des économistes, des politiciens, des anthropologues, des experts en sciences sociales, des psychologues ou des statisticiens. Inversement, ces corporations seront plus promptes à s'engager dans le design, tout comme Moholy-Nagy l’avait envisagé.
Le chapitre suivant décrira ce que le design attitudinal signifie en pratique, mais voici deux exemples. Le premier concerne l'un des projets les plus audacieux et les plus médiatisés à ce jour : Ocean Cleanup est une association néerlandaise à but non lucratif qui cherche à résoudre l'un des plus gros problèmes de pollution au monde en nettoyant la masse de déchets plastiques qui empoisonnent les océans. Elle fut fondée en 2013 par un étudiant en ingénierie du design de 19 ans nommé Boyan Slat qui, lors d'un séjour de plongée en Grèce, avait découvert plus de sacs plastiques dans l'eau que de poissons. The Ocean Cleanup a commencé par collecter 2,2 millions de dollars grâce au financement participatif, l’objectif étant de concevoir une structure flottante géante grâce à laquelle Slat espérait collecter, contenir et éliminer les déchets plastiques issus des immenses plaques d'ordures que contient le Pacifique. Ses plans ont été critiqués par les scientifiques et les écologistes mais, en 2018, il a réussi à obtenir plus de 30 millions de dollars pour achever le prototypage, procéder aux premiers tests du système et entamer des essais avancés dans l'océan Pacifique.
Tout aussi ambitieux, bien que moins visible, Sehat Kahani est un projet qui, grâce au design instinctif de deux médecins inspirées — Sara Khurram et Iffat Zafar — a déjà eu un impact significatif sur la qualité des soins de santé pour les femmes pakistanaises. Le Pakistan souffre d'une grave pénurie de femmes médecins, même si trois sur quatre des diplômés en médecine que compte le pays sont des femmes. Tout comme Khurram, qui fut contrainte de quitter son emploi après être tombée enceinte, nombre d'entre elles se marient peu après l'obtention de leur diplôme et subissent une intense pression sociale et familiale qui les pousse à arrêter de travailler. En conséquence, il y a une grave pénurie de femmes médecins pour soigner les femmes pakistanaises dont beaucoup ne souhaitent pas être traitées par des hommes. En collaboration avec l'entrepreneur social pakistanais Asher Hasan, Khurram et Zafar ont développé un réseau de télé-cliniques pour permettre aux femmes médecins d'exercer depuis leur domicile et d’examiner en direct les patientes par liaison vidéo. Les médecins assurent la liaison avec les infirmières et les agents de santé communautaires des cliniques qui organisent, quant à eux, le traitement des patientes. Le concept, initialement nommé DoctHERS, a été testé dans le quartier de Sultanabad à Karachi en 2014, avant d'être étendu à d'autres zones urbaines et à des régions rurales où les ressources médicales sont encore plus rares. Khurram, Zafar et leurs collègues ont rencontré de nombreux problèmes — qui vont d’un approvisionnement insuffisant de l'alimentation électrique dans les cliniques rurales à la nécessité de convaincre des patientes sceptiques et technophobes que le médecin qui leur parlait à l'écran était qualifié pour les traiter — mais elles ont réussi à trouver des solutions. Elles prévoient maintenant d'étendre le réseau de Sehat Kahani à tout le pays.
Traditionnellement, le design n’était pas considéré comme une solution évidente aux pénuries de soins de santé ou à la pollution plastique. On ne s'attendait pas non plus à ce que des designers indépendants collectent un capital de départ aussi important que 30 millions de dollars pour monter des projets écologiques épiques à l'échelle d'Ocean Cleanup, ni à ce que des médecins comme Khurram et Zafar reconnaissent que le design pouvait s'avérer utile à leur travail. Aujourd'hui encore, il y a plus de gens susceptibles de percevoir le design comme une affaire de stylisme ou comme la raison pour laquelle tant de déchets plastiques empoisonnent les océans, plutôt que comme un moyen de les éliminer. Si l'on veut que la vision de Moholy-Nagy d'un « design pour la vie » se réalise, ces stéréotypes doivent être combattus. La seule façon d'y parvenir est de faire en sorte que le design, qu'il soit attitudinal ou non, prouve sa valeur dans d'autres domaines. Sinon, pourquoi les politiciens, les bureaucrates et les ONG considéreraient-ils qu'il est capable d'aider les victimes de crimes de guerre à obtenir justice, ou susceptible de développer des systèmes de gestion des déchets numériques plus efficaces à l’échelle mondiale ? Et pourquoi les médecins en poursuivraient-ils l’expérimentation ? Le design ne sera habilité à jouer un rôle plus important et plus décisif dans nos vies que si utilisé avec sagesse et sensibilité — et donc conformément à « l'attitude, valable en toute circonstance, faite d'ingéniosité et d'inventivité » que décrit Vision in Motion7 — on le juge digne d’un tel mérite.
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László Moholy-Nagy, Vision in Motion, Paul Theobald & Co., Chicago, Illinois 1947, p. 42. [Nous avons traduit « designing » par « designer » pour conserver l’idée d’action contenue dans le verbe anglais, pour correspondre à l’idée générale de l’extrait qui traite d’une profession et non d’un domaine (le design), et pour jouer sur l’ambiguïté d’un terme renvoyant à un verbe qui n’existe pas en français (designer) et au substantif qui désigne la profession de concepteur.] ↩
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Sibyl MohoIy-Nagy, Moholy-Nagy: Experiment in Totality, Harper & Brothers, New York 1950, p. 213-223. ↩
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Ibid., p. 247. ↩
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László Moholy-Nagy, Vision in Motion, p. 42. ↩
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["Kissing Doesn't Kill: Greed and Indifference Do."] ↩
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Dans son discours intitulé "The Case for Optimism on Climate Change", prononcé lors d’un TED Talk de 2016 à Vancouver, AI Gore a vu dans l'augmentation étonnamment élevée de la production d'énergie propre et renouvelable, ainsi que dans la baisse de son coût, une des principales raisons de rester optimiste. Al Gore a expliqué qu'au moment de son discours, la production d'énergie éolienne était 20 fois plus importante que ce qui avait été prévu en 2006, lors de sa conférence « Une vérité qui dérange ». Il a également expliqué que la production d'énergie solaire était à peine 70 fois plus importante, ce qui nous permet de consommer moins de combustibles fossiles. Al Gore, "The Case for Optimism on Climate Change". TED Talk, https://ww.ted.com:talks/al\_gore\_the\_case\_for\_optimism\_on\_climate\_change. ↩
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László Moholy-Nagy, Vision in Motion, p. 42. ↩