DEFORGE, Yves, L’Œuvre et le produit, Seyssel, Editions Champ Vallon, collection milieux, 1990.

La période industrielle a révolutionné notre rapport aux objets. Les artisans ne sont plus les seuls à fabriquer des choses, on retrouve également des machines. Cependant, on observe différents types de production industrielle automatisée qui ressemblent beaucoup aux mécanismes de production artistique, comme c’est le cas des répliques en séries de certaines œuvres artistiques. Partant de ce constat dans L’Œuvre et le produit, Yves Deforge se demande selon quels critères on peut encore différencier l’œuvre du produit.

Selon Yves Deforge il y a très peu de différences entre les deux car chacun possède un éventail de sous catégories qui ne les distinguent que légèrement. Une œuvre d’art peut utiliser certains mécanismes dits « industriels » lors de sa création. Par exemple, dans la mode, les couturiers s’aident de machines afin d’optimiser leur temps de travail et la précision de la couture.

L’auteur propose une argumentation en trois temps avec, dans un premier temps, une définition de ce qu’on appelle couramment œuvre et produit. Il les distingue surtout par la différence d’intentions de création et dans le processus de création. Chez l’artiste, on retrouve un investissement personnel et une pratique manuelle alors que ce sont généralement de grandes firmes qui sont à l’origine des produits, ce qui suppose peu d’investissement personnel d’une seule personne et une production à grande échelle en usine par des machines. L’auteur observe aussi que la quantité n’est pas l’objectif de l’artiste contrairement au designer qui, lui, préfère optimiser la production.

Dans un deuxième temps, Yves Deforge nuance cependant ce propos, car de nombreux exemples viennent contredire sa première hypothèse. En effet, on peut retrouver certaines caractéristiques des « œuvres » dans des « produits » et inversement. Par exemple, dans les réalisations industrielles qui se terminent par des assemblages à la main, on retrouve bien un certain processus manuel à ces objets industriels. En un dernier temps, Yves Deforge traite d’une nouvelle piste de considération de l’objet par le consommateur. En effet, les objets industriels se transforment dès lors qu’ils sont en la possession du consommateur. Ce dernier a la possibilité de les soustraire à leur destin de produits en les customisant, en les personnalisant et en les détourant de leur finalité première. On peut alors parler d’ « objets hybrides », issus du fruit de la production industrielle, mais aussi d’œuvres, car ils deviennent uniques par l’implication personnelle du consommateur et par le processus manuel de customisation. Yves Deforge considère alors que la question d’« œuvre » ou bien de « produit » ne se pose plus aujourd’hui, car nous rentrons dans une société qui tend vers cette hybridation des deux processus afin de moins produire et de réduire les quantités d’objets produit.

Yves Deforge aborde les notions d’œuvre et de produit afin de les comparer et d’entremêler leur définition propre, ce qui ouvre un large éventail d’hybrides qu’il est important de considérer à leur juste valeur. L’Œuvre et le produit permet ainsi d’éclaircir un débat central et encore actuel dans le champ du design, à savoir la comparaison de ce champ et de l’art. En effet, le design étant un domaine artistique très particulier, les personnes extérieures à ce milieu ne lui trouvent parfois que peu d’intérêt dans la mesure où il est composé selon elles de répliques. C’est une question que l’on retrouve par exemple chez Walter Benjamin dans son ouvrage L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique. Ce dernier explique en quoi l’œuvre unique et originale est supérieure à sa reproduction, car c’est bien l’original qui est détenteur d’une aura. En repartant de cet ouvrage, l’on pourrait penser que l’objet en série serait peut-être dépourvu d’aura ce qui le placerait dans une posture d’infériorité vis-à-vis de l’art qui, lui, produit des pièces uniques. Pourtant, cette comparaison entre l’art et le design pourrait tourner à l’avantage de ce dernier. Si l’objet de design ne peut détenir une aura, il ne peut pas le perdre. Si le designer peut réfléchir comme un artiste ou artisan pour créer une pièce unique, il peut aussi manifester sa volonté créer une série accessible au plus grand nombre. Le designer franchit ainsi des barrières économiques, là où tout le monde ne peut accéder aux œuvres d’art.

Thalia AZOUT, Master 1 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023.