1. Définition
Il n’existe pas de définition française établie du design critique. La définition proposée par Anthony Dunne du studio Dunne & Raby éclaire ce qu’il nomme Critical Design, point d’ancrage qu’il établit, conjointement avec Fiona Raby, pour rassembler les initiatives critiques sous un même drapeau.
On peut définir le design critique comme une attitude réflexive plus qu’un mouvement, une posture de designer face à la discipline, ses productions et leur contexte de naissance. Cette attitude peut se réclamer d’une lignée généalogique qui remonte jusqu’aux radicaux italiens, en passant par le design hollandais, et le précité Critical design anglais.
Le design critique se caractérise par une capacité à matérialiser un fil de pensée critique, même si celui-ci ne s’achève pas systématiquement par une production. Sa vocation a pour but de réfléchir et d’identifier des problématiques en réaction aux attitudes de consommation, aux habitudes de conception du design et à différents faits de société. Il cherche à mettre en exergue des problèmes et à poser des questions, contrairement à la conception traditionnelle du design, qui se veut tout désigné pour réfléchir à des solutions optimales à des problèmes sélectionnés. Le design critique utilise la distance, la provocation, l’ironie, l’absurde, le décalage ou encore la fiction pour opérer un déplacement de la perspective et questionner les évidences. L’attitude critique se démarque car elle est le terrain d’une remise en question des opérations de conceptions et création des designers, leur rapport à l’industrie, et défie les préconceptions de ce que doit être leurs productions ou encore leur rôle.
La citation suivante énonce cela de façon lapidaire :
« Le design traditionnel consiste à résoudre des problèmes, tandis que le design critique cherche à identifier les problèmes ».
Sudjic, DEYAN, Le langage des objets, Paris, France, Pyramyd, Traduit par Claire Reach. 2012, p. 123.
2. De l’anglais au français
En passant de l’anglais au français, les contours du design critique s’effacent et se confondent avec les notions de design fiction et design spéculatif. Une définition claire du terme de design critique n’existe pas et il faut s’en tenir aux propos de Deyan Sudjic ou aux traductions des textes de Dunne & Raby qui, à la fin des années 1990, cherchent à rassembler les initiatives critiques derrière la notion de « Critical Design ». Les différences et aspérités entre les champs de la critique, de la fiction et du spéculatif se confondent en français dès lors que l’on assimile ces trois manières d’engager une démarche réflexive, ce qui peut s’observer, par exemple, en cherchant la définition de « design critique » dans un moteur de recherche. Celui-ci présentera alors un condensé de textes sur le design-fiction et des définitions amalgamant les notions précitées. La revalorisation du terme « design fiction » par, en exemple, Max Mollon1, la revue de Nicolas Minvielle et Olivier Wathelet2, ou encore les travaux d’Alexandra Midal3, permet de mieux définir les contours de cette posture disciplinaire et, par la même occasion, de dessiner plus clairement ses frontières avec le design critique. Celui-ci manque cependant d’occurrences et d’explications françaises. Les passages de textes anglais que nous allons citer éclairent ce point.
2.1 Design critique
« Critical Design uses speculative design proposals to challenge narrow assumptions, preconceptions and givens about the role products play in everyday life. It is more of an attitude than anything else, a position rather than a method. There are many people doing this who have never heard of the term critical design and who have their own way of describing what they do. Naming it Critical Design is simply a useful way of making this activity more visible and subject to discussion and debate.
Its opposite is affirmative design : design that reinforces the status quo4. »
DUNNE & RABY, « Critical Design FAQ » [en ligne], consulté le 1er juillet 2021 : \<http://dunneandraby.co.uk/content/bydandr/13/0>
« We coined the term critical design in the mid-nineties when we were researchers in the Computer Related Design Research Studio at the Royal College of Art. It grew out of our concerns with the uncritical drive behind technological progress, when technology is always assumed to be good and capable of solving any problem5. »
DUNNE, Anthony, et Fiona RABY, Speculative everything : design, fiction, and social dreaming, London, The MIT Press, 2013, p. 34.
« Critique is not necessarily negative ; it can also be a gentle refusal, a turning away from what exists, a longing, wishful thinking, a desire, and even a dream. Critical designs are testimonials to what could be, but at the same time, they offer alternatives that highlight weaknesses within existing normality6. »
DUNNE, Anthony, et Fiona RABY, Speculative everything : design, fiction, and social dreaming, London, The MIT Press, 2013, p. 34-35.
« Critical design is critical thought translated into materiality. It is about thinking through design rather than through words and using the language and structure of design to engage people. It is an expression or manifestation of our skeptical fascination with technology, a way of unpicking the different hopes, fears, promises, delusions, and nightmares of technological development and change, especially how scientific discoveries move from the laboratory into everyday life through the marketplace. The subject can vary. on the most basic level it is about questioning underlying assumptions in design itself, on the next level it is directed at the technology industry and its market-driven limitations, and beyond that, general social theory, politics, and ideology7. »
DUNNE, Anthony, et Fiona RABY, Speculative everything : design, fiction, and social dreaming, London, The MIT Press, 2013, p. 35.
Ici, les citations éclairent un sens général du design, il est également question d’éclairer avec plus de finesse le positionnement personnel du duo Dunne & Raby. Elles permettent aussi de comprendre les frontières du design critique, les terrains sur lesquels il peut intervenir, et clarifier les intentions qui peuvent mener la critique.
2.2 Design Fiction
« Malgré son nom, ce dernier ne partage rien avec l’art conceptuel : il s’agit simplement d’une activité de design qui ne s’achève pas par une production […] La « voie du design-fiction » permet d’être designer autrement, en poursuivant une voie parallèle. Les gens tentent d’exclure ou de traiter avec légèreté le non-réel et la fantaisie, mais je suis convaincu qu’avec un minimum d’habilité ces domaines peuvent se révéler extrêmement puissants et ouvrir en retour à une réflexion essentielle. »
MIDAL, Alexandra, CLEMENS, Nadine, et Musée d’art moderne Grand-Duc Jean. Tomorrow Now : When Design Meets Science-Fiction, MUDAM Luxembourg, Musée D’art Moderne Grand-Duc Jean. MUDAM Luxembourg, 2008.
3. Problématisation
Le problème qui se pose lorsque l’on aborde la notion de design critique est la confusion lorsque l’on doit traduire le terme. Le design critique est régulièrement associé au design fiction/design spéculatif. Ces deux postures disciplinaires sont rassemblées sous la même catégorie dès lors que le sujet est abordé en français. Les deux attitudes s’adoptent, en effet, à travers une démarche visant à questionner plutôt qu’à résoudre, et elles ne se caractérisent pas systématiquement par une production achevée. Si le design fiction et le design critique cherchent à faire naitre le débat et poussent le questionnement, et que les deux peuvent utiliser le décalage, la narration ou la spéculation, la présence de l’un ne garantit cependant pas la présence de l’autre.
Le design fiction permet de réfléchir à des alternatives, à « penser l’impossible » et questionner l’usage à travers des narrations qui se veulent axées sur un futur proche ou lointain, sur les comportements et objets de demain : une question de temporalité entre dans sa pratique, qui relève parfois de la Science-Fiction, genre avec lequel le design fiction entretient des liens étroits.
La fiction et la spéculation peuvent être au service de la critique et la critique au service de la fiction, mais les deux domaines peuvent se penser distinctement. Le design fiction relève de l’alternative, présentant pourquoi pas une « voie parallèle8 » du design tandis que le design critique aurait tendance à davantage s’inquiéter du présent. Les deux attitudes disciplinaires se complètent, et les frictions entre les deux domaines sont difficilement traduites dans les textes français.
Hanne REIBRE, designer, diplômée du master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2019-2020.
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Voir Design Fiction Club [en ligne], (consulté le 9 juillet 2021). Disponible sur \<https://designfictionclub.com/bienvenue> ↩
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Nicolas MINVIELLE et Olivier WATHELET, « Design-fiction », Usbek & Rica [en ligne], no 1 à 12 (juin 2017), consulté le 9 juillet 2021. Disponible sur : \<https://usbeketrica.com/auteur/nicolasminvielle-olivierwathelet> ↩
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Voir MIDAL, Alexandra, ClEMENS, Nadine et Musée d’art moderne Grand-Duc Jean, Tomorrow Now : When Design Meets Science-Fiction, MUDAM Luxembourg, Musée D’art Moderne Grand-Duc Jean, MUDAM Luxembourg, 2008.
Et Tomorrow Now : When Design Meets Science-Fiction, MUDAM Luxembourg, Musée D’art Moderne Grand-Duc Jean, MUDAM Luxembourg, 2008. ↩ -
« Le Critical Design use de propositions de design spéculatif pour défier des suppositions limitées, les idées préconçues et évidences autour du rôle que les productions jouent dans le quotidien. Il s’agit davantage d’une attitude qu’autre chose, une posture plus qu’une méthode. Il y a beaucoup de gens qui use de ça qui n’ont jamais entendu le terme de « critical design », et qui ont leur propre manière de décrire ce qu’ils font. Appeler cela Critical Design est simplement une manière utile de rendre cette activité plus visible et sujette à la discussion et au débat. », traduction par nos soins. ↩
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« Nous avons formulé le terme critical design à la moitié des années 90’s quand nous étions chercheurs au Computer Related Design Research Studio du Royal College of Art. Il est né de nos préoccupations concernant la conduite dépourvue d’esprit critique derrière le progrès technologique, quand la technologie est présupposée bonne et capable de résoudre n’importe quel problème. », traduction par nos soins. ↩
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« La critique n’est pas nécessairement négative ; elle peut aussi être un doux refus, un rejet de ce qui existe, une aspiration, un vœu, un désir et même un rêve. Les Critical designs sont les témoignages de ce qui pourrait être, et en même temps, ils offrent des alternatives qui soulignent les faiblesses de la normalité existante. » : traduit par nos soins. ↩
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« Le Critical Design est la pensée critique traduite matériellement. Il s’agit de penser à travers le design plutôt qu’à travers les mots, et user du langage et de la structure du design pour engager les individus. C’est l’expression ou la manifestation de notre fascination sceptique de la technologie, une manière de défaire les différents espoirs, peurs, promesses, illusions et cauchemars du développement et changements technologiques, et spécialement comment les découvertes scientifiques se déplacent du laboratoire dans la vie de tous les jours via le marché.
Le sujet peut varier. Au niveau le plus élémentaire il s’agit de questionner les préconceptions sous-jacentes du design en lui-même, au niveau suivant, la critique est dirigée vers l’industrie technologique et ses limitations conduites par le marché, et au-delà encore, la théorie sociale générale, la politique et l’idéologie. » Traduction par nos soins. ↩ -
Propos d’Anthony Dunne en entretien avec Alexandra Midal, dans Midal, Alexandra, Nadine Clemens, et Musée d’art moderne Grand-Duc Jean. Tomorrow Now : When Design Meets Science-Fiction, MUDAM Luxembourg, Musée D’art Moderne Grand-Duc Jean. MUDAM Luxembourg, 2008. ↩