1. Définition
Le « néo-objet » est une notion qui vise à dépasser la notion classique d'objet qui se donne comme une :
« Chose solide, maniable, généralement fabriquée, une et indépendante, ayant une identité propre, qui relève de la perception extérieure, appartient à l\'expérience courante et répond à une certaine destination. »
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, consulté le 9 avril 2022, https://www.cnrtl.fr/definition/objet.
De façon plus directe, on peut retenir que :
« les objets classiques s'inscrivent dans un espace euclidien à 3 dimensions ; les néo-objets se situent dans une espace non-euclidien à N dimensions. »
CADIX, Alain, « Néo-objets : divagation géométrique (2/3) », L'Usine digitale, publié le 12 mars 2014, consulté le 23 mars 2022, https://www.usine-digitale.fr/article/neo-objets-divagation-geometrique-2-3.N247033.
Le néo-objet serait cond un objet, toujours solide, toujours potentiellement manipulable, mais qu'on ne peut pas parfaitement voir. Il est paradoxalement à la fois présent et absent. Autrement dit, sa manifestation locale n'est pas entièrement lui. Le designer et enseignant français Jean-Louis Fréchin le définit ainsi :
« Le néo-objet, c'est d'abord une situation et un système dynamique et en temps réel, une conjonction de références spatiales, temporelles et contextuelles. Régi par des programmes, inscrit dans un écosystème technique et en réseau, il n'est jamais solitaire ni orphelin. »
FRÉCHIN, Jean-Louis, Le design des choses à l'heure du numérique, Limoges, FYP éditions, 2019, p. 104.
Les néo-objets sont toujours une formation de différents objets et de situations rentrant en relation, grâce au numérique, les uns aux autres, ils ont une ou plusieurs finalités. Ces objets en relations sont présents dans différents endroits grâce aux technologies numériques, en opposition aux ensembliers de la tradition décorative qui cherche eux aussi à produire des systèmes d'objets. Ils sont par exemple la conjonction d'un téléphone, d'une antenne-relais, de datas centers et d'algorithmes afin de faire fonctionner l'application Twitter. Ils sont, en somme :
« des objets capables de s'hybrider avec un ensemble de services, de connaissances, d'expériences, de cultures, de modèles de production, etc., grâce à la plasticité du numérique et du réseau. »
FRÉCHIN, Jean-Louis, Le design des choses à l'heure du numérique, Limoges, FYP éditions, 2019, p. 103.
2. Du français à l'anglais
Ayant une origine récente et francophone, la notion de « néo-objet » n'a aucune occurrence connue dans d'autres langues. Nous proposons donc ici une traduction inédite en anglais, celle simple de neoobject. En effet le neo français et anglais partagent une origine commune, celle du grec ancien néos ; de même pour objet et object qui tous deux proviennent du latin objectum.
Néanmoins il nous semble intéressant de la comparer à une autre notion provenant du champ philosophique anglophone, celle d'hyperobject du philosophe anglais Timothy Morton. Comparaison intéressante car ce philosophe et son concept ont donné lieu à de fréquents emplois dans le champ du design, notamment dans le numéro 11 de Sciences du design intitulé « Anthropocène et effrondement ». L'on pourrait dès lors évoquer l'hypothèse non pas d'une traduction littérale de la notion de néo-objet, mais de profiter de la reconnaissance déjà acquise de celle d'hyperobjet pour faciliter le transfert idiomatique.
Timothy Morton définit cette notion hyperobjet comme une nouvelle catégorie d'objets, induite par l'anthropocène, caractérisées par leur démesure spatio-temporel comme de leur discernabilité complexe1. C'est une notion en phase avec la pensée écologiste qui vise à décrire « un séisme fondamental de l'être » à cause d'une fin du monde non pas vécue par le rêve et la projection, mais qui est déjà arrivée, qui se situe déjà dans les hyperobjets nous entourant ubiquitement. Ils produisent comme une faille dans le temps. Néanmoins, cette notion possèdant un souffle ontologique important que ne possède pas celle de néo-objet, il me semble maladroit de venir la traduire ainsi. Le néo-objet n'est ni un égal de l'hyperobjet ni une sous-partie de ce dernier. Car la catégorie primordiale de la technicité numérique du néo-objet est absente de l'hyperobjet.
3. Explication du concept
Le « néo-objet » est à mettre en phase d'autres « néo » que nous connaissons et employons : néolibéralisme, néocapitalisme, néodarwinisme, néofacisme, etc. Ce qui apparaît dans ces notions est un processus qui prend origine dans une tradition et qui cherche à la prolonger, la modifier, sans jamais en dépasser les principes fondateurs. Ce faisant, les « néo-objets » restent des objets, c'est-à-dire qu'ils sont tangibles, visibles et manipulables.
Ils sont néanmoins « néo » car ils formulent des réponses dynamiques à un contexte toujours différent, possèdent une hybridité formelle relative et surtout — contrairement à une chaise laissée à une existence propre dès qu'elle s'esquive d'une chaîne de production — ils ont une existence partagée et connectée dans une grande chaîne fragmentée d'artefacts matériels. Alexa est tout autant le petit objet cylindrique que l'algorithme la faisant fonctionner, que les divers data centers liés à l'échelle de la Terre. Et la totalité de cette chaîne vise à nous connaître au mieux par les différents types de signaux qu'elle reçoit, enregistre et interprète. Le « néo-objet » est donc paradoxalement à la fois un objet commun et intime, à la fois global et local.
4. Problématisation
Cette existence floue et complexe (on ne possède pas un néo-objet, on l'utilise) pose, de façon plus fondamentale qu'avant, la question de l'interface dans le sens où l'individu ne peut être en rapport avec la totalité de l'objet. Son expérience en est forcément tronquée. L'interface doit alors faire écran, c'est-à-dire que, à la manière d'une image, elle nous offre un champ d'interactions possibles flottant dans un hors-champ d'infrastructures oubliées de tous. Ils proposent donc un nouveau défi aux designers2 car ils rentrent en opposition avec une méthode habituelle de la conception. Une large partie de l'histoire du design visait à légitimer cette discipline en la distinguant d'une activité d'ennoblissement d'objets (nous pensons à Adolf Loos ou encore à Tomás Maldonado). Le néo-objet impose une telle lecture puisque, sans être dans la réfutation extrême de Tomás Maldonado dans sa conférence sur la « Formation du designer3 », ils demandent un intérêt aux relations produites, primordialement avec les être humains. La conception des néo-objets appelle la tradition humaniste du design, car ils — les designers — doivent prendre la complète mesure de l'humain, c'est-à-dire sa compréhension.
Dès lors, deux pratiques apparaissent dans l'ouvrage de Jean-Louis Fréchin cité plus haut, qui sont comme deux faces d'une même pièce, comme deux tendances pharmacologiques du néo-objet. Celle de l'UX Design qui « devient l'outil de production industrielle de captation de [nos] attentions4 », et qui crée malgré nous, par des pièges, de la richesse, véritable moteur de son emploi. Et une autre, inédite, de l'UA pour « User Activity5 » qui vise à favoriser la créativité d'un individu, de ces « milles manières de braconner6 »*, et le développement de savoirs en favorisant pour lui une « scénographie d'usages [...] [appelant] un potentiel d'actions et d'improvisations7 ». Cette latitude laissée ouverte par le designer permet aux individus d'entrer en relation avec les interfaces de manière plus empathique, permettant des phénomènes de résonance de désirs plus importants que ceux qui favorisent des réponses génériques.
Le néo-objet, de nature pharmacologique, impose donc au designer de devenir un espiègle et sensible poète-pharmacien, plaçant (de nouveau) la perspective anthropique au centre de ses préoccupations.
4. Illustration
Figure 1. Schéma du fonctionnement du « néo-objet »*, Alban FAUGEROUX
Alban FAUGEROUX, Licence 3 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022
-
MORTON, Timothy, « Hyperobjets », Multitudes, vol. 72, no. 3, 2018, traduit de l'anglais par BURY Laurent, p. 109-116, https://www.cairn.info/revue-multitudes-2018-3-page-109.htm?contenu=article, consulté le 13 avril 2022. ↩
-
FRÉCHIN, Jean-Louis, Le design des choses à l'heure du numérique, Limoges, FYP éditions, 2019, p. 104. ↩
-
MALDONADO, Tomás, « La formation du designer », 1958, cf. https://monoskop.org/images/5/50/Ulm_2.pdf. ↩
-
FRÉCHIN, Jean-Louis, Le design des choses à l'heure du numérique, op. cit., p. 146. ↩
-
Ibidem, p. 177 ↩
-
CERTEAU, Michel (de), L'invention du quotidien. Tome 1 : Arts de faire, Paris, éditions Gallimard, 1990, p. XXXVI. ↩
-
FRÉCHIN, Jean-Louis, Le design des choses à l'heure du numérique, op. cit., p. 179. ↩