État de sièges

« Je suis surpris que l'on me fasse une telle fête », répète le designer Pierre Paulin, qui a célébré le 7 juillet ses 80 ans à la Villa Noailles de Hyères (Var). Chevelure blanche, visage de viking qui garde toutes les traces de sa beauté flamboyante, silhouette de terrien encore gaillard. « Ma beauté ne m'a servi à rien, j'avais trop mauvais caractère », reconnaît-il avec malice.

Souvent, Pierre Paulin se présente comme un homme blessé. « On ne m'a pas reconnu en France. J'ai eu du mal toute ma vie à m'intégrer. » Ses meurtrissures, Paulin a besoin d'en parler, plus volontiers que de ses meubles qui sont pourtant devenus des icônes de l'histoire du design.

Il est né d'un père français et d'une mère suisse allemande qui, dit-il, « aimait l'ordre». Il se souvient d'une enfance rigide, triste, à Laon (Aisne), où pesait le respect de la culture allemande. Il a la chance à 13 ans de croiser son oncle Georges, qui dessine des voitures. Il entrevoit avec lui ce qui le passionnera plus tard: le design. Mais cet oncle, résistant, est fusillé en 1942 par les Allemands. « Et quand je découvre, à l'âge de 17 ans, au sortir de la guerre, l'existence des camps de concentration, je suis effondré. » Paulin nourrit une culpabilité inguérissable et intrigante par rapport à « l'ordre allemand » dans lequel il a été élevé. « Le romantisme, la propreté, le travail, la perfection, j'ai été nourri à cela, on souffre de ce mal-là. » C'est sa boîte de Pandore, on ne fera que l'entrouvrir.

Ce garçon « renfermé » fait des études chaotiques, l'école n'est pas faite pour lui. Une table à dessin, offerte par son père, l'aide à « surnager ». Il a envie d'être sculpteur, travaille dans des ateliers de taille de pierre à Beaune, et là, au cours d'une bagarre, il se sectionne le nerf cubital du bras droit. Nouvelle entaille, il met deux ans à redessiner. Et décide de faire l'école Camondo à Paris, où il décline studieusement tous les styles du mobilier français.

C'est à cette époque qu'il découvre l'art de vivre scandinave et les designers américains Charles et Ray Eames, « les meilleurs, j'étais fasciné par leurs sièges ». Il comprend qu'il ne sera pas artiste, il sent qu'il a une énorme facilité à voir en volume. « Les objets se mettaient à tourner dans ma tête. Je me suis mis à aimer cela. »

En 1952, en autodidacte instinctif et déterminé, il invente son premier siège important: « Chez moi, je prends deux manches à balai, je les appuie contre le mur, et à partir de papier kraft, je réalise un anneau. La structure est composée de deux rectangles d'acier reliés par des bagues. Le tour était joué, ce siège était comme un sac. » Paulin n'insiste jamais sur ses réussites, mais dans les années 50, il connaît un petit succès. Surtout quand il expose au salon des Arts ménagers une maison destinée aux jeunes ménages d'après-guerre, « du Ikea d'aujourd'hui. J'étais un boy-scout qui voulait servir le public, obsédé par la reconstruction sociale ».

On se dit que cet homme au physique de Don Juan gentleman-farmer, qui était «une éponge» et qui « captait l'air du temps » aurait pu être une star. Mais Pierre Paulin fait partie d'une génération de pionniers qui permettront le passage des dessinateurs aux designers. Les manufactures de l'Hexagone regardent avec frilosité son mobilier innovant. « Les Français n'ont pas de goût pour la modernité », se désole Paulin. Édité chez Artifort, une entreprise dirigée par un « Hollandais éclairé», il est repéré au Japon, aux États-Unis, mais pas en France. Ses contemporains rencontrent les mêmes difficultés. Olivier Mourgue se replie à Brest. Roger Tallon, trop souvent réduit à « monsieur TGV », est sauvé par son caractère jouisseur. Il faudra attendre les années 80 pour que Philippe Starck popularise le mot « design » et se fasse tête de file d'une génération médiatique qui évincera ces trois défricheurs inventifs avant que les années 90, ne les exhument et ne les copient.

Il y a évidemment un paradoxe spécifique à Paulin : c'est ce grand écart entre sa crispation de tourmenté et l'extrême sensualité qu'il a su donner à ses assises.

Des sièges vivants, organiques, colorés, aux matériaux innovants, adaptés à un corps décontracté, pour une vie ras du sol. Le Champignon, un de ceux qu'il préfère, il le gaine de jersey, comme une femme. Le plus célèbre de ses fauteuils, maintes fois utilisé sur des images de pub, c'est le Ribbon Chair, un ruban voluptueux, doté d'un pied sculptural, au tissu zébré ou panthère. « La sensualité était refoulée chez moi, elle s'est exprimée à mon insu, en révolte contre ma famille protestante. Moi, je numérotais mes sièges. Leurs noms, ce sont les autres qui les ont trouvés, en y projetant leur poésie. J'étais sérieux, pas mondain.»

Pourtant c'est aussi ce solitaire qui a conçu Amphis, dit « le boudin », une assise collective qui serpente et qui « se rassemble ». Pas du tout « pop art » mais voyageur ouvert, il a le goût des tapis d'Orient, des tatamis. C'est ainsi qu'il transforme un tapis en divan collectif pour Roche Bobois. « On me disait : Mais c'est un baisodrome ! »

Pendant les « trente glorieuses », Paulin, lui, a fui le bonheur. En 1971, il se voit confier l'aménagement des appartements de l'Élysée pour le couple Pompidou.

« C'est avec Mme Pompidou que je me suis bien entendu. J'ai voilé l'architecture, sculpté les pièces pour créer un igloo. Avec le recul, je trouve ce travail un peu vieillot, mais j'ai aimé le faire, même si cela m'a valu des tas d'ennuis. La droite trouvait ces salons trop onéreux. La gauche me prenait pour un homme de compromis. Après, je ne trouve plus de travail en France, et les soucis financiers ont commencé. Je me retrouve au placard. »

Un placard pas complètement fermé. Il collabore à l'agence de design industrielle AD SA, y dessine la gamme de produits Calor et travaille avec sa future épouse, Maïa Wodzilawska. Mais il est vite frustré, inadapté au travail collectif d'une grande agence. Il crée aussi un bureau pour Mitterrand. Et, dernier de pied de nez, il se réfugie dans ce qu'il appelle «l'ébéno-moderno», une série de meubles précieux où il revisite le mobilier de style.

En 1993, « remercié » par AD SA, il quitte tout, se réfugie dans les Cévennes au pied du mont Aigoual avec sa femme Maïa, son plus jeune fils – il avait eu deux autres enfants avec sa première femme. Il construit sa maison, se venge de son sentiment d'exclusion en coupant des arbres. Une maison de ville à la campagne, où tous ses meubles suaves n'organisent pas un musée mais démontrent à quel point il sait maîtriser formes et espace.

Cet homme qui a été un designer complet – industriel, indépendant et étatique – estime alors qu'il n'a plus rien à dire. « J'étais un survivant, un cosmopolite européen inadapté à la société française. J'avais gagné peu d'argent. Sans Maïa, je ne sais pas ce que je serais devenu. C'est elle qui a maintenu le lien familial, social, professionnel, autour de moi. »

Aujourd'hui, Pierre Paulin prend un malin plaisir à nier sa satisfaction, celle qu'il ressent à être mis en lumière. S'il lance encore des ruades contre la terre entière,

s'il reste assiégé par toutes ses guerres, il y a un apaisement chez ce râleur. Une ouverture à reconnaître le talent de jeunes designers, comme celui des frères

Bouroullec. Il n'a pas fait école, mais il est un passeur à qui il reste encore « deux ou trois bricoles à faire. Je ne suis pas content mais, nuance-t-il, je suis satisfait. »

Pierre Paulin en 6 dates

1927
Naissance à Paris.

1953
Expose au salon des Arts ménagers.

1965
Crée le fauteuil « Ribbon », ou « Ruban ».

1971-1972
Aménage les appartements des Pompidou à l'Élysée.

1973-1993
Travaille pour l'agence industrielle AD SA.

2007
Rétrospective à la Villa Noailles, à Hyères.

© Libération