Et vous trouvez sabot ?

Matali Crasset, 34 ans, designer. Entre loufoquerie ingénue et technologie domestique, elle cultive son enfance bucolique.


Une coiffure au bol déjà emblématique, pantalon et gilet souvent mauves, une voix doucement fluette, une allure robuste, et un visage, pâle, qui lui sert de logo !

Matali Crasset, dans sa frénésie de donner vie à toute une gamme de meubles «amis », comme son populaire lit d'appoint nommé Quand Jim monte à Paris, en héritière de Starck, inventerait-elle une nouvelle forme de narcissisme-marketing ? Du genre « Matali aime Matali », au même titre que sa chaise Jules est plutôt dandy ou que son fauteuil avec accoudoir est donné comme un Caprice de Ugo ? « Non, utiliser le dessin de mon visage, comme image, ce n'est pas pour me mettre en valeur, c'est juste pour envoyer un signe amical, une communication plus humaine », assume cette designer de 34 ans. « Il n'y a pas de calcul de ce type chez Matali, précise son compagnon, Francis Fichot, de la galerie Area, mais un désir de lisibilité, généreux. Un peu ingénu, peut-être ? »

Ce qui est sûr, c'est que cette créatrice aux allures de Jeanne d'Arc n'a pas entendu les voix du design dans les chemins crayeux de sa Champagne natale. Née dans une famille d'agriculteurs aisés, une sœur jumelle (« très différente », avec qui elle inventait « un langage spécifique ») et deux frères (ils étaient « tous quatre très soudés »), elle n'était pas prédisposée à ce devenir.

« Certes, j'ai beaucoup observé mon père, paysan-bricoleur, qui adorait transformer ses machines et ses outils. Qui sait ? » Cette mère d'une petite Popline de quelques mois dit encore « ma maman » et « mon papa », marquée par les traditions d'entraide de son village, Normée (80 habitants) : « Il n'y avait pas de coupure entre vie privée et profession. Mais j'étais vierge en art, handicapée par le vide culturel rural, ce qui peut expliquer une certaine naïveté. »

Décidée à fuir l'ennui, l'ado paysanne, qui se nomme encore Nathalie, prend d'abord la route de Troyes pour y suivre des études de marketing à l'IUT. Et, au hasard d'un exercice de lancement de parfum, elle se surprend à aller jusqu'à la fabrication du flacon. Ivresse d'une révélation, « comme une évidence ». La lecture du dépliant vantant les études des Ateliers (l'École nationale de création industrielle), déclenche une soif « d'art » et la fait monter à Paris. Après un passage à Londres, un stage à Berlin, c'est une véritable boulimique, sans formation graphique, qui débarque rue Saint-Sabin. Pour compenser ses lacunes, elle propose « une avalanche de projets bizarres qu'elle jette dans une lessiveuse », se souvient, en riant, Francis Fichot. Au sortir de l'École, un diplôme qui enthousiasme le jury, et toute la fantaisie d'une première œuvre « manifeste » : Trilogie domestique, soit trois diffuseurs d'eau, de chaleur et de lumière. Où l'apprentie-designer « revisite les rites domestiques et mélange poésie et électronique », fidèle à son enfance bucolique dont elle reste tout empreinte. Même à travers le choix de son prénom de Matali : « À cause d'une petite fille, qui ne savait pas prononcer les "n" et qui m'appelait ainsi. » Sa recherche pragmatique et irrépressible entre en symbiose avec les rêveries de l'inspirateur qu'elle s'est choisi, le designer italien Denis Santachiara (49 ans). Elle admire particulièrement Notturno italiano, une lampe de chevet qui projette des petits moutons au mur pour endormir les insomniaques. Évidemment, Matali fonce à Milan pour le rencontrer et, premier coup de chance, travaille un an avec lui, en 1992. « Je me sentais très en confiance avec ce prestidigitateur, dont l'intention poétique passe au premier plan. J'étais en lévitation. » De retour à Paris, elle ne se laisse pas porter longtemps. Deux simples lettres envoyées à Philippe Starck et la voici, en 1994, nommée responsable, par l'auteur de la lampe Miss Sissi, du projet Thomson Multimedia, puis du Tim Thom, design center de Thomson. « Pendant cinq ans, j'ai vécu une expérience professionnelle unique, dont j'ai eu du mal à faire le deuil. Un apprentissage industriel, technologique, un travail en équipe très riche. Et surtout, je pouvais imaginer des objets courants au service des gens. Mon rêve. » Entre loufoquerie et réalisme, elle conçoit de nouveaux téléviseurs, des radiocassettes dont le Don-O, objet inclassable, «au dessin pataud, car, pour Matali, c'est l'usage qui prime », dit Francis Fichot. « Dans les années 80, la signature très individualiste des créateurs a fait beaucoup de mal au design », rétorque Matali.

Et justement, ses rapports avec Philippe Starck ? Pour lui, elle était son « cerveau ». Et elle? « Ce n'était pas un maître mais j'admirais sa capacité à se libérer des contraintes. C'est un type complexe. Chez Thomson, il avait le don de visualiser très vite le résultat d'un travail en cours d'élaboration. » Parallèlement, et avant de créer sa propre structure en 1998, « pour se défendre de Starck », elle développe son propre appétit pour « l'empathie ». C'est-à-dire pour des objets « de compagnie, sensibles, qui racontent des histoires, destinées à certaines personnes ». Ainsi on commence à découvrir cette mi-impassible, mi-feu follet, qui s'impose dans le monde du design, évidemment dominé par les hommes. Le VIA (Valorisation de l'innovation dans l'ameublement) lui donne carte blanche pour un improbable bureau à la maison (Work at Home), où elle explore l'espace domestique et les nouvelles technologies. Elle croque un verre à dents pour Authentics, mijote des cocottes pour Seb et enrichit la gamme des objets « Amis de Matali ». Au musée des Arts déco, elle installe, en 1999, un café souk en regard de l'exposition sur le Maroc. « C'était léger de travailler avec elle, déclare Constance Rubini, chargée de recherche au musée. Elle sait rebondir avec rien. On ne parle pas assez de ses dons de scénographe. Pour moi, son look est naturel, en cohérence avec sa simplicité. » L'année 2000 verra Matali, qui cumule les récompenses depuis 1991, très exposée ce week-end au Salon international du meuble à Paris, et pendant six mois au Centre Pompidou pour l'exposition « En quête d'objets ». « Quel est le but de Matali Crasset ? », se demande Alin Avila, un critique-éditeur et un fidèle de la designer. D'abord, elle n'est pas designer. C'est pour cela qu'elle peut susciter la défiance de certains de ses collègues. Elle est l'envers du design. Elle n'a aucun style identifiable. Son fameux lit-colonne, Quand Jim monte à Paris, c'est nul, mal foutu, inconfortable, et pourtant ! C'est un objet d'amour, d'accueil ! Matali se débarrasse de l'épouvantail des formes, pour "designer des sentiments, la mémoire, ses souvenirs, la lumière de midi, l'heure du thé" C'est sans doute pourquoi elle est originale et essentielle. » Sans vraiment trahir son énigme, ou sa non-énigme, sans sortir de son sillon, cette elfe techno pourrait répondre : « J'ai encore beaucoup de champs dans la tête, encore beaucoup de strates d'idées, en jachère, en assolement, en labours. À récolter" ».

Matali Crasset en 8 dates :

1965 : Naissance à Châlons-en-Champagne.

1988-1991 : Paris. Études aux Ateliers, École nationale supérieure de création industrielle.

1992 : Milan. Travaille dans le studio de Denis Santachiara.

1993-1997 : Paris. Travaille pour l'agence Philippe Starck.

1996 : « Work at Home », carte blanche du VIA.

1998 : Crée sa propre structure.

1999 : Scénographie du salon « Who's Next ».

2000 : Salon international du Meuble de Paris.

Centre Georges-Pompidou : scénographie et conception de l'exposition « En quête d'objets ».

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