Les 400 coups de Tallon
Roger Tallon parle. Beaucoup. Rapide, malin et avec un esprit d'escalier comme celui qu'il a conçu en 1964, hélicoïdal, qui semble décomposer, de ses marches en forme de pétales métalliques, le mouvement d'une hélice. Il parle aux carrefours de plusieurs chemins, sans foncer tout droit au but comme le train Corail et le TGV qu'il a dessinés. Il y a de multiples facettes chez ce designer né en 1929 : le rigoureux industriel qui a fait des études d'ingénierie et travaillé en équipe, le chercheur qui a «exploré » des champs personnels avec les artistes Yves Klein et César. Puis il y a le jouisseur, rieur ou râleur, le débatteur1.
Esthétique sixties
Après avoir fustigé tous les « nonistes » français de tout temps, pesté contre le TGV « déco » de Lacroix, expliqué « qu'il reste un peu anar, qu'il fut un "galloricain" après-guerre plus dadaïste que surréaliste », il parvient à se fixer autour de la série de ses « Module 400 », rassemblée aujourd'hui par la galerie Jousse. « Un petit morceau de ma vie, en 1965. Quand j'en avais assez du travail parfois desséchant dans l'industrie même si cela demandait d'être virtuose, de faire des doubles sauts, je m'ouvrais à d'autres aventures, comme la conception globale d'une boîte de nuit, le Garage, évoquant un tronçon d'autoroute. » Sur la base des modules métalliques du sol (de 400 x 400 mm), il a décliné tabourets, chaises, fauteuils, bancs, tables, cendriers, portemanteaux... Pieds en solide aluminium poli, assises recouvertes de mousse noire alvéolée. « Je m'étais inspiré d'un matelas du Vieux Campeur !»
L'exposition organise un paysage des années 60, qui fait datation, une photo du film la Piscine montre la jeune Birkin face au grand lit bas trapézoïdal de la série.
Mais ce flash-back n'est pas nostalgique, ni seulement vintage et commercial. Ensemble ou séparément, ces pièces gardent une puissante étrangeté, offrant une infinie composition. Avec, on pourrait jouer aux échecs. Il y a surtout ce suave paradoxe entre l'érection des pieds qui semblent jaillir du sol et la douceur surprenante de la mousse hérissée sous les fesses. Un contraste entre la luminosité du métal et l'aspect mat charbonneux de la mousse spazmolla. Sa complice Catherine Millet, pour qui il créa la grille graphique d'Art Press en 1973, y voit des «évocations végétales », invente « un conte pour enfants » dans ce « jardin onirique ». Pour elle, Tallon est l'homme qui « arrondit les angles », ceux du téléviseur Teleavia en 1966 « plus tout à fait parallélépipède », ceux de « l'habitacle aux lignes douces du TGV ».
Fusions
Tallon s'évade vite, reprend le flot de sa parole. Il tient à ce qu'on comprenne ses multiples visages, tracés par sa vie. Une famille éclatée. Une mère, qui a travaillé chez Patou, un père mécano, « élégant », mais vite invalide. « J'ai été marqué par l'internat sévère, cela m'a rendu méchant, pas trop. Je n'ai pas été un enfant assis à une table familiale, il y avait un vrai contraste entre ma vie dans la rue et les concerts de Fauré, aux Jeunesses musicales de France, où m'emmenait ma mère. Mon héros, c'était Mermoz : j'aurais voulu être pilote. Mais ma vie, c'était aussi le cinéma. Ma mère me voyait devenir l'artiste qu'elle aurait aimé être. » En fait, Tallon est devenu designer, comme s'il avait fait la fusion entre machine et création, mais sans jamais entretenir « aucune ambiguïté entre design et art ».
Celui qui a la réputation d'avoir étrenné le mot anglo-saxon de « design » dans les années 60 en France a adopté cette démarche « rigoureuse et globale » grâce à son attachement pour l'Amérique « où tout était design ». Une attirance, et une compréhension acquises pendant et après-guerre, lorsqu'il était officier de renseignements en Allemagne. « J'étais aux croisements d'informations, de cultures, c'est la bonne place du designer. »
Le design a été pour lui une bataille « idéologique. En France, personne ne parlait de ce boulot. Dominaient la décoration, les styles ; les entreprises fonctionnaient plus comme des exploitations agricoles que comme des industries modernes. Plus tard la traduction "esthétique industrielle" a été avancée pour rattraper le coup, j'étais contre. Mais, finalement, sémantiquement, la réussite du mot design, une victoire du structuralisme sur le comportementalisme, s'est transformée en échec. Le mot a dérivé, ça ne veut plus rien dire aujourd'hui. On parle de design, mais c'est toujours de la déco ! ».
Tallon sait qu'il n'est plus très en vue aujourd'hui (« Je n'ai jamais fait de cinéma comme Super Starck »), mais il déroule un CV considérable depuis 1951 qui l'a vu conseil, enseignant, directeur d'agences, aussi bien créateur d'une pelle Poclain, du funiculaire de Montmartre que de son emblématique chaise pliante TS. Aujourd'hui, il se bat pour une Maison dôme, inspirée « par le dôme de Genbaku, bâtiment qui a résisté à Hiroshima. Une structure minimale autonome étanche, qui serait produite industriellement dans l'esprit de Jean Prouvé, dans différents matériaux, adaptée à différentes situations, de l'urgence à la Folie ». Son igloo garde cette rondeur qui lui est propre, mais lui ne cherche pas à adoucir ses propos : « On voit mal le monde. »
© Libération
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Roger Tallon, exposition Galerie Jousse Entreprise jusqu'au 29 octobre. 24 et 34, rue Louise-Weiss, 75013. 01 53 82 13 60. www.jousse-entreprise.com ↩