Les frères Bouroullec, un grand moment
Rétrospective. Avec « Momentané », le duo breton déploie aux Arts décoratifs quinze années de créations dans une scénographie monumentale1.
Et nous voilà une fois de plus attrapés dans les filets (ou les algues) de Ronan et Erwan Bouroullec ! En quinze ans, les deux frères bretons, nés respectivement en 1971 et 1976, ont monté trente-deux expositions dans le monde, de Los Angeles à Tokyo, de Londres à la galerie parisienne Kreo. Depuis 2008, on a vu ces accros des cimaises à la Villa Noailles, à Arc en rêve, à Bordeaux, puis au centre Pompidou-Metz en 2011. Les voici culminant (momentanément) à Paris, aux Arts décoratifs, où leur rétrospective se nomme précisément « Momentané ». Ces designers talentueux et perfectionnistes vont-ils finir par se répéter ?
C’est en voltigeurs que les Bouroullec s’emparent de la monumentale nef des Arts décoratifs, où il est si difficile de scénographier. Ils l’ont habillée d’une voûte équilibriste, en jersey blanc et métal, de 12 mètres de haut. Nous voici dans une spectaculaire cathédrale contemporaine.
Astucieux. Pour faire entrer dans leur monde (total), comme de coutume, ils n’utilisent que leurs créations. À commencer par leurs cloisons étagères Nuages modulaires (Cappellini), en polystyrène alvéolé blanc, qui font déboucher sous un chapiteau coloré. Là, ils ont vu grand, plus haut qu’au centre Pompidou-Metz. « On veut créer une sensation forte immédiate, s’enthousiasme Erwan, montrer notre capacité à transformer un espace, à construire tout, du sol au plafond, à jouer avec toutes les échelles. Avec un scénario calculé qui ne donne pas à voir tout d’un seul coup. » On marche ainsi sur le beau carrelage Pico (Mutina), tandis qu’on effleure différentes parois. Dialoguent là une gigantesque surface de tuiles de laine très colorées et une immense cloison d’Algues en plastique (Vitra). « Ces Algues sont très populaires, on en a vendu huit millions », se réjouit Ronan. Derrière ce filtre graphique se profile la suite de l’exposition, en trois parties, jusqu’au fond de la nef. Une apparition voilée.
Mais on ne passe pas ! Les deux larrons détournent le parcours vers l’espace qui longe les jardins des Tuileries. Ouf, c’est lumineux, les grandes fenêtres ont été ouvertes et donnent à voir pelouses, arbres et promeneurs. Là, ces travailleurs acharnés nous mettent au boulot. Leurs projets de bureaux pour la marque Vitra, tous inventifs, se succèdent dans un long open space, délimité par les rideaux astucieux Ready Made Curtain (Kvadrat) légers, prêts à poser. On peut s’asseoir, tester ces mobiliers, ce n’est pas muséal, c’est vivant.
Au centre s’allonge leur emblématique projet, Joyn (Vitra), dispositif élémentaire de tables blanches modulables. La nouveauté, vue à Milan 2013, c’est Workbay, des petits isoloirs en feutre. Un peu sévères et trop fermés peut-être ? « On n’équiperait pas un bureau entier comme cela, rétorquent-ils, mais des recoins. On les verrait bien dans un aéroport, des espaces publics…» Quant à leur Alcôve Sofa à très haut dossier, à la fois canapé et cloison très cosy, ils n’avaient pas prévu que la police suisse en commanderait beaucoup pour créer des espaces intimes dans les commissariats ! « Avec Alcôve, on a inventé une typologie qui n’existait pas, très copiée d’ailleurs. » Le système Corktable, en liège, est un dispositif très chaleureux, un jeu en quinconce de tables avec trouées.
Le mobilier créé pour une université de Copenhague, en bois, et édité par la marque suédoise Hay, résume peut-être l’impression que donne souvent leur travail : du «déjà-vu », ici des réminiscences du design nordique, mais du « jamais-vu », là un dessin, une courbure, une douceur, des finitions qui n’appartiennent qu’à eux. Quelque 300 dessins et quatre films décortiquent leurs projets, dont la Vegetal Chair.
Et on se retrouve à l’extrémité de la nef. Où alternent pièces en mouvement, exubérantes et colorées, comme les tapisseries textiles Clouds ; et des arrêts sur images, calmes, sur leurs objets, tous usuels. Chacun choisira parmi leurs étagères, lampes, tables, lavabos, bateau et très nombreux sièges, particulièrement chez Magis. On peut s’allonger tranquilles sur Field, un reposoir textile en double pente, telle une gigantesque serviette de plage douillette, à rayures, et profiter de leur univers.
Côté rue de Rivoli se succèdent des espaces plus domestiques, poétiques mises en scène d’objets vivants. Là encore, aux murs, des photos, des maquettes rentrent dans le cœur de la fabrication des pièces et dans l’histoire des frères. Des objets mystères sont glissés parmi des ustensiles ou meubles plus célèbres, comme les Vases combinatoires, le canapé Ploum pour Ligne Roset. On passe du froid au chaud, du silence au bruit, du végétal à la technologie. On découvre des pièces limitées comme les lampes Lianes, d’abord créées en cuir pour la Galerie kreo, puis éditées en série, et en plastique, par Flos.
Aînés. Mais qu’apportent-ils avec cette nouvelle exposition, certes la plus complète ? Pourquoi ce marathon de monographies ? Erwan : « Je veux absolument faire comprendre cette discipline en France, qui n’est pas de l’ingénierie. C’est pourquoi nous documentons tout. » Ronan : « Faire une exposition, c’est un projet, au même titre que créer une chaise. Cela ressemble à un film, ou à une pièce de théâtre, qui a nécessité un an et demi de travail, avec une équipe de vingt personnes. C’est comme une tournée de spectacle… Il y a huit conteneurs toujours prêts à repartir…»
Si cette présentation de « Momentané » rend les gens heureux (lire ci-dessous), c’est que Ronan et Erwan Bouroullec ne se contentent pas de compter leurs pièces sur des podiums. Dans un work in progress permanent, ils offrent leur vision du monde d’aujourd’hui, mutant, mouvant, rapide ou lent, connecté aux outils numériques mais de plus en plus chaleureux. Si on peut leur trouver des aînés dans l’histoire du design — Jean Prouvé, pour leur côté constructeur ; Jean Royère, pour leur démarche d’ensembliers contemporains ; Eero Saarinen, pour certaines formes organiques ; Pierre Paulin, pour leurs mini-architectures en tissus — c’est surtout un « spectacle », ici en trois actes, qu’ils inventent. Pas au sens communication événementielle, mais plus essentiel. Peut-être que Ronan et Erwan, avec leurs dessins, photos, films, et images renouent, en partie, avec les expositions spectacles des designers américains Charles et Ray Eames qui, dans les années 60, présentaient carrément des produits avec des performances artistiques ou cinématographiques ? En chœur, ces frères enchanteurs se contentent de répondre qu’ils avancent leurs pions comme des joueurs d’échecs : « Mais nous notons chaque partie. » On attend la prochaine.
© Libération
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Ronan et Erwan Bouroullec, « Momentané », Les Arts décoratifs, 107, rue de Rivoli, 75001. Jusqu’au 1er septembre. Rens. : www.les artsdecoratifs.fr ↩