1. Définition

Au sens spécifique où on l’entend dans le champ du design, la définition de « grille » n’existe pas dans des dictionnaires usuels français. Une grille est une structure visuelle, relativement normative, pouvant mener à un système. En ce sens, la grille est à la fois un objet visuel présentant un entrecroisement de lignes et un principe de lecture tabulaire permettant le recoupement d’informations, en fonction de si la grille est considérée en elle-même ou comme conteneur. Dans le champ particulier du design graphique, une grille est la structure sous-jacente dessinée en fonction du format et des contenus à y présenter, et respectant des règles de proportion (« proportions » étant parfois utilisé comme synonyme de « grille1 »).

Nous trouvons des occurrences et des définitions de « grille » en ce sens spécifique en français dans des ouvrages écrits en allemand et en anglais ; ces occurrences ne sauraient toutefois se réduire à ces langues, car le terme s’est généralisé à l’international avec le développement du design et la diffusion de la grille dans les arts plastiques.

C’est ainsi que le graphiste Josef Müller-Brockmann a pu écrire de la grille :

« Travailler avec le système de grille veut dire se soumettre aux lois de validité universelle

L’usage d’un système de grille implique :

la volonté de systématiser, de clarifier

la volonté d’atteindre l’objectivité, plutôt que la subjectivité

la volonté de rationaliser le processus de création et de production technique

la volonté d’intégration des éléments tels que les formes, les couleurs et les matériaux

la volonté de domination architecturale de la surface et de l’espace

[…]2 ».

Dans les arts plastiques, le critique d’art américain Lawrence Alloway, spécialiste de l’art systémique, aborde la grille en ces termes :

« Le champ et le module (avec son potentiel de sérialisation en grille extensible) ont en commun un niveau d’organisation qui empêche la rupture du système. Cette organisation ne fonctionne pas comme une soumission invisible à l’œuvre d’art, elle est sa peau visible. C’est-à-dire qu’elle n’est pas une composition sous-jacente mais une démonstration factuelle3 ».

Refaisant la généalogie de la grille en histoire de l’art, Rosalind Krauss écrit :

« Bien que la grille ne soit certainement pas une histoire, c’est une structure et, qui plus est, une structure qui permet aux contradictions existant entre les valeurs scientifiques et les valeurs de la foi de se maintenir dans la conscience de la modernité, ou plutôt dans son inconscient, sous forme d’élément réprimé4 ».

2. Explication du concept

La grille condense les concepts de structure et de système, le premier n’impliquant pas toujours le second. Ainsi, la grille telle que présentée par Josef Müller-Brockmann aurait une qualité de système, dans la mesure où la grille amène une rationalité dans le processus de création et une interdépendance des éléments composant le format. La grille composée uniquement d’une structure serait plutôt à rapprocher de la citation de Rosalind Krauss, qui ne parle ici de la grille qu’en tant que surface. L’exemple de Lawrence Alloway est plus subtil : les formes de la structure, dans le champ de la peinture abstraite, deviennent système à partir du moment où elles se voient déclinées dans des séries, que ce soit par la répétition de modules au sein de la peinture ou dans une série d’œuvres.

Une structure est la disposition de parties qui forment un tout, en opposition à leurs fonctions : elle est donc avant tout un cadre formel. Un système est au contraire un tout organisé dont les éléments, qu’ils soient intellectuels ou matériels, ont une relation de dépendance. De par ces deux qualités, la grille se retrouve dans une diversité d’usages « informants » (mettant en forme un contenu préalable). Celle-ci peut alors être grille de construction, entre module et quadrillage ; grille de lecture, impliquant le déchiffrement d’un code sous-jacent ; séries d’éléments. La grille implique une idée de régulation, d’organisation de l’espace, qu’il soit tridimensionnel ou bidimensionnel : elle se retrouve dès le XVe siècle dans les premiers croquis de perspective, dont le fractionnement permettait de reporter ce qui était vu sur la surface du tableau, considéré dès lors comme une fenêtre. En ce sens, la grille propose à chaque fois une certaine vision du monde, en fonction des propriétés qui sont mises en avant : normativité, géométrie, lignes… 

3. Problématisation

L’idée de grille présente néanmoins des ambiguïtés : si la définition proposée met en évidence sa propension à organiser le réel, que ce soit par des principes de structures ou par l’adoption d’une forme sérielle, sa présence en tant que pure forme abstraite dans les arts plastiques remet en question son usage informant. En effet, que ce soit dans la peinture de Mondrian ou dans les expérimentations plus tardives de l’art concret ou de l’abstraction géométrique, la grille acquiert une qualité en soi, expressive, que certains critiques ont pu rapprocher d’une forme de transcendance symboliste, par le fait qu’elle nie toute possibilité de récit5. D’un autre côté, les modernistes tels que le graphiste Josef Müller-Brockmann ont trouvé dans la grille une forme de méthode, permettant de sortir d’un arbitraire de la création et de se soumettre aux « lois de la validité universelle » : la grille devient ici le vecteur d’une rationalité manquante jusqu’alors dans la pratique du design. La différence essentielle ne se situe pas ici tant dans l’opposition entre structure et système qu’entre grille considérée comme une surface ou comme un cadre.

C’est en partie pour cela que les termes allemand « Raster » et anglais « Grid » sont parfois traduits en français par « trame », notamment en design graphique6 : la trame désigne la qualité de surface d’un motif répété, là où la grille en tant que telle est la force organisatrice dans le format, son « cadre », le plus souvent invisible une fois l’objet produit. Il y aurait donc une différence entre une grille en soi, pouvant relever d’une forme de motif, et une grille qui serait nécessairement un contenant. L’un et l’autre de ces usages n’impliquent pas la même posture de design, ce qui alimente le postulat de Rosalind Krauss comme quoi la grille porte un élément réprimé, voire refoulé du modernisme : elle présente à la fois une qualité décorative, se rapprochant de l’ornement et de sa force d’expansion et de désordre infinies, et une croyance aveugle dans les lois de la géométrie en tant qu’explication et rationalisation du monde.

Gabriele ČEPULYTÉ, Université Paris-Nanterre-HAR, enseignante et designer graphique.


  1. Jan TSCHICHOLD, Livre et Typographie, Bâle, Birkhäuser Verlag, 1987. Pour la traduction française : Paris, éditions Allia, 2011, p. 41. 

  2. Josef MÜLLER-BROCKMANN, Raster-systeme, Teufen, Niggli, 1981, p. 10. Traduction de l’auteur.
    “Mit dem Rastersystem arbeiten bedeutet, sich universell gültigen Gesetzen unterordnen. Die Anwendung des Rastersystem versteht sich als Wille zur Ordnung, zur Klarheit Wille zum Wesentlichen vorzudringen, zur Verdichtung
    Wille ur Objektivität, anstelle der Subjektivität
    Wille zur Rationalisierung der kreativen und der produktionstechnischen Prozesse
    Wille zur Integration der formalen, farblichen und materiellen Elemente
    Wille zur architektonischen Beherrschung der Fläche und des Raumes[…]” 

  3. Lawrence ALLOWAY, Systemic Painting, New York, The Guggenheim Museum, 1966, p. 19. Traduction de l’auteur : “The field and the module (with its serial potential as an extendable grid) have in common a level of organization that precludes breaking the system. This organization does not function as the invisible servicing of the work of art, but it is the visible skin. It is not, that is to say, an underlying composition, but a factual display.” 

  4. Rosalind KRAUSS, “Grilles”, in October, vol. 9, Cambridge, The MIT Press, 1979, p. 55. “Therefore, although the grid is certainly not a story, it is a structure, and one, moreover, that allows a contradiction between the values of science and those of spiritualism to maintain themselves within the consciousness of modernism, or rather its unconscious, as something repressed.” Traduction parue dans Communications, n°34, Paris, Éditions du Seuil, 1981. 

  5. Rosalind KRAUSS, « Grilles » in Communications, n°34, Paris, Éditions du Seuil, 1981. 

  6. Voir Emil RUDER, Typographie, Teufen, Niggli, 1967, p. 226.