5. Conclusion

5.1 Une « démarche anthologique »

Au terme de cette anthologie, il nous est apparu nécessaire de préciser notre « démarche anthologique », pourrait-on dire. Nous voulions partir de textes pour cerner et mettre en partage nos fondamentaux théoriques. Ce faisant, l’anthologie que nous avons produite a de quoi surprendre et, au-delà de la non-exhaustivité que chacun nous accordera volontiers, il nous faut sans doute préciser la conception qui a prévalu à l’élaboration de cette anthologie-là, et ce sans exclusive, c’est-à-dire sans que les anthologies à venir obéissent forcément à ce même principe.

Toutes les anthologies n’ont pas vocation à fonder un collectif, qu’il soit de recherche ou autre. Dans la perspective fondatrice qui est la nôtre, nous pensons qu’il existe quatre types d’anthologies à la fois proches et très différentes, quant aux intentions qui les animent et quant au choix des textes qui découlent de ces dernières. Il s’agit à présent de divulguer ce que notre propre anthologie leur doit.

L'Anthologie subjective, contre-modèle de l'histoire officielle

Dans le champ de la littérature, L’Anthologie de l'humour noir (première édition 1940, censurée par Vichy – édition définitive en 1966, chez Pauvert) constitue un référent possible. André Breton entend en effet réécrire l'histoire littéraire à l'aune du Surréalisme, à partir d'un choix totalement subjectif d'œuvres qui, susceptibles de constituer de nouvelles figures-modèles, relèvent toutefois d'une notion commune : l'humour noir, dont Jacques Vaché est supposé être l'inventeur, selon André Breton.

Cette visée à la fois subjective, militante et sélective aurait pu présider à notre anthologie, cela n’a pas été tout à fait le cas — la subjectivité n’étant pas de mise. Mais l’idée d’un contre-modèle affleure une forme de militance scientifique des chercheuses et chercheurs dans la partie consacrée aux grands combats et dans l’insistance à poser la matérialité de tous les médias dans la dernière partie.

L'Anthologie-archéologie intellectuelle d'une avant-garde

Ici, il s’agit de proposer des textes traduits pour la première fois en français pour faire connaître un héritage intellectuel et servir de socle théorique à des revues engagées d’un point de vue politique et/ou plus scientifique. C’est ainsi que, dans le champ de la théorie littéraire et sur une idée de Gérard Genette, les textes des Formalistes russes, qui provenaient pour l’essentiel de la bibliothèque de l'INALCO, ont été réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov1. Ils ont servi de référents aux revues Tel Quel de Sollers ou Change de Jean-Pierre Faye, et plus largement à l'ensemble du structuralisme français de l'époque.

Notre anthologie emprunte à ce projet, sans se confondre avec lui. Nous nous reconnaissons dans l’idée de donner à notre collectif un socle théorique, nous avons traduit certains textes non disponibles en français (le texte de Katherine Hayles, par exemple) et nous n’en faisons pas mystère : ces textes et nos commentaires sont destinés à alimenter une revue scientifique proche de notre collectif — Design, Arts, Médias2. Il serait cependant bien prétentieux de viser la constitution d’une avant-garde !

L'Anthologie-manifeste

Contrairement à une idée largement répandue, l’art n’a pas le monopole du format « manifeste ». Dans le champ de la philosophie, certaines anthologies ont été élaborées afin d’imposer un mouvement et de déconstruire les représentations stéréotypées qui ont cours chez ses adversaires. Dirigée par Pierre Jacob, l’anthologie parue sous le titre De Vienne à Cambridge, l'héritage du positivisme logique, Paris, Gallimard, 1980, en constitue un bon exemple.

Avec une préface provocatrice de Pierre Jacob intitulée « Comment peut-on ne pas être empiriste?», cette anthologie constitue une sorte de machine de guerre contre l'épistémologie française qui avait cours à ce moment-là. Le but du recueil était de faire mieux connaître — ou mieux admettre ? — le positivisme logique aux français, en articulant les textes autour de débats (le positivisme logique n'était donc pas monolithique voire dogmatique), en traduisant des auteurs moins connus que les classiques (le positivisme logique était donc en devenir) et en suggérant par ailleurs, par le titre même du recueil, qu’après tout ce courant venait de Vienne et pouvait revendiquer des origines continentales et pas exclusivement Anglo-Saxonnes.

Notre anthologie recouvre sans doute, en partie, cette dimension de manifeste. Nous ne nous connaissons pas, à proprement parler, d’adversaires même si nous parlons de combat, et notre anthologie n’est pas une machine de guerre. Mais nous entendons lutter contre certains stéréotypes qui freinent la pensée et limitent la pratique : l’hylémorphisme mal compris d’Aristote est à ce titre exemplaire. En publiant ces textes et nos commentaires, nous entendons nous aussi partager et mieux faire connaître aux milieux du design, des arts et des médias des courants de pensée et des pratiques qui, liés aux matériaux et à leurs propriétés, engagent une mise en crise de la matière (comprise comme substance stable) et de son corrélat : la dématérialisation. En ouvrant sur des événements de type journées d’étude, séminaires, comme nous l’avons d’emblée suggéré, nous cherchons à éviter tout enfermement dogmatique et visons plus un collectif et une pensée en devenir qu’un cénacle satisfait de lui-même !

L'Anthologie-refondation intellectuelle

Ce type d’anthologie cherche à mettre un mot sur quelque chose (une manière de penser, en l’occurrence) qui était déjà là mais qui ne faisait pas encore « rupture ».
Dans The Linguistic Turn. Recent Essays in Philosophical Method (The University of Chicago Press, 1967), Richard Rorty emprunte l’expression de « tournant linguistique » à Gustav Bergmann (Logical Positivism, 1953), mais vise à populariser l'expression qui, désormais employée dans le monde philosophique et même au-delà (chez les historiens, par exemple3), impliquait une prise de conscience de ce qui avait déjà été initié au début du siècle (par Wittgenstein notamment). Mais elle apparut alors — à l'aune de cette anthologie — comme une massive rupture de méthodologie pour la philosophie, et même en un certain sens comme une brisure dans l'image de soi qu'avaient les philosophes (en un sens, il s’agissait de renoncer à partir en quête de fondements).

Notre anthologie ne vise, en premier lieu, qu’à constituer le socle théorique de notre collectif sans chercher à rompre avec quiconque. En l’état, elle n’est de toute façon pas suffisamment développée pour asseoir l’idée que la matérialité (sa définition, les combats qu’elle recouvre et sa reformulation) instruit une rupture dans les champs du design, des arts et des médias. Cependant, il est vrai que, en réunissant ces textes autour de la matérialité, elle met peut-être le doigt sur des idées et des pratiques qui existent déjà, qu’elle popularise alors même qu’elles sont clivantes.

5.2 Quelques principes

En partant des textes que nous avons choisis, ordonnés et commentés au sein de notre anthologie, il s’agissait pour notre collectif de formuler des principes sur lesquels nous nous accordons. Nous en avons esquissé une dizaine que voici :

  1. Nous parlons plus volontiers de matériaux que de matière, cette dernière, en constant changement, ne recouvrant pas la stabilité d’une substance.

  2. La matérialité et ses formes ne sont pas séparables des matériaux.

  3. Mettre en forme ne signifie pas imprimer une forme à la matière, mais tirer parti d’un matériau et de sa matérialité.

  4. Travailler la matérialité n'est pas uniquement une affaire de conception mais de faire, voire de fabriquer. 

  5. L'immatérialité est un mythe, tout à la fois fiction et fondement.

  6. La dématérialisation est une stratégie d'occultation de la matérialité.

  7. Saisir la matérialité des médias suppose d'étudier leurs modes de productions tout autant que leurs résultats.

  8. La matérialité du code tient à un ensemble d'éléments qui relèvent de l’infrastructure matérielle des systèmes.

  9. Il y a une historicité de la matérialité qui est dépendante du contexte technique et scientifique et nécessite une réévaluation constante.

Au terme de notre travail, nous tenons à revenir sur l’idée que la formulation de ces principes n’est pas définitive, et ce pour deux raisons. D’un point de vue intrinsèque, ils sont solidaires d’une démarche offerte à la critique, au questionnement et ouvrent d’autres pistes pour l’instauration de notre collectif de recherche. De façon plus extrinsèque, au-delà du périmètre de notre collectif, ils en appellent à la participation de celles et ceux — designers, praticiens et théoriciens des médias, artistes et théoriciens des arts … — que la matérialité intéresse. Participation qui prendra notamment la forme de rencontres (journées d’études, séminaires, etc.) largement ouvertes.

Bonne réflexion et à très vite !

Les membres du collectif DAM sont par ailleurs chercheuses et chercheurs à l'Institut ACTE. Ont participé à cette anthologie :

Ambre CHARPIER,
Catherine CHOMARAT-RUIZ,
Sophie FÉTRO,
Victor GUÉGAN,
Margot LAUDOUX,
Anitra LOURIE,
Camille MANÇON,
Margaux MOUSSINET,
Kim SACKS,
Antonella TUFANO.


  1. Le terme de « Formalistes russes » désigne un courant composé de linguistes et de théoriciens de la littérature qui, de 1914 à 1930, ont doté la critique littéraire d’un cadre méthodologique novateur. 

  2. https://journal.dampress.org/about, consulté le 18 juin 2022. 

  3. Dans le champ du design, et notamment sous la plume de Klaus Krippendorff, the semantic turn renvoie au moment où les designers ont massivement remis en cause la signification et la finalité de leur champ pratico-théorique. Voir : https://www.academia.edu/7079403/2007\_Volume\_I\_Issue\_1\_Pages\_56\_59\_The\_Semantic\_Turn\_A\_New\_Foundation\_for\_Design