MANZINI, Ezio, Vers une nouvelle écologie de l’environnement artificiel, Paris, Centre Pompidou éditeur, coll. « Les essais », 1991, p. 21-25 et p. 136-1411.

1. L'EXPÉRIENCE DE L’ARTIFICIEL

Géologie de l’artificiel

1. Mon regard parcourt ce qui m’entoure. Le bureau où je travaille a été aménagé dans un immeuble qui date d’un siècle. Le chauffage central et l’électricité ont été installés plus tard. Le mobilier est constitué de pièces d’époques diverses. Sur ma table, qui a vingt ans, il y a un téléphone et un micro-ordinateur.

Comme le milieu naturel, l’environnement artificiel a une structure géologique. Chaque phase historique y dépose une strate de produits fruit de ses techniques, de ses formes d’organisation sociale, de ses systèmes de consommation, de sa culture. Des choses disparaissent, d’autres deviennent le substrat de sédimentations futures.

D’autre part, les grandes transformations, les « révolutions » techniques, sociales et culturelles agissent comme des tremblements de terre, bouleversant la disposition des strates : les sédiments peuvent se retrouver projetés dans un mode d’existence totalement nouveau. Leur matérialité non modifiée peut être rapportée à un autre système de significations et à des formes d’utilisation radicalement différentes. De même qu’un fond marin a pu devenir le sommet d’une montagne au cours des âges géologiques, ce qu’a produit la culture paysanne n’a plus grand-chose à voir avec la culture industrielle et urbaine, et tout cela change encore dans la phase actuelle.

Ainsi mon bureau fait-il aujourd’hui partie d’un système complexe qui, pour moi, est indissolublement lié à l’existence du téléphone et du micro-ordinateur. En d’autres termes, ces murs centenaires sont intégrés dans un contexte où l’informatique joue un rôle prépondérant. On pourrait en dire autant d’un vieux bar où sont entrés la télévision et les jeux vidéo, d’une ferme reliée au système de communication par des routes commodes et par le téléphone, ou encore d’un centre-ville ancien desservi par un réseau régional de transports rapides. D’un point de vue matériel, nous pouvons retrouver dans tous ces lieux une grande partie de ce qui y existe depuis des siècles. Mais, du point de vue des relations, c’est-à-dire du vécu subjectif, ces présences d’autrefois deviennent le support d’expériences tout à fait nouvelles.

Cette nouveauté d’appuie sur l’existant et en bouleverse l’usage ; mais elle est, d’une certaine manière, conditionnée par lui et le fait devenir partie intégrante de sa propre existence.

Parler d’un « nouvel environnement artificiel » ne signifie donc pas se borner à examiner une famille particulière de produits, de systèmes et de contextes récents. Il s’agit plutôt d’observer comment ces nouveautés introduisent des changements majeurs et deviennent l’élément réorganisateur de tout le paysage physique et culturel qui nous entoure.

La métaphore géologique, l’image des Dolomites résultant du travail millénaire d’organismes marins, s’avère des plus pertinentes pour montrer le rapport qui existe, dans l’environnement artificiel, entre nouveau et ancien, continuité et changement : le « nouveau » ne l’est que parce qu’il introduit des composantes qui auparavant n’existaient pas, mais aussi et surtout parce qu’il modifie et réorganise l’existant.

Sous-estimer l'un ou l'autre de ces deux aspects peut conduire à deux formes opposées d'erreur. La première reviendrait à traverser un environnement profondément transformé sans en saisir la nouveauté – d'autant plus qu'une bonne partie de ce qu'on observe existe déjà depuis longtemps – et donc à recourir à des critères d'interprétation inadaptés. La seconde forme d'erreur consisterait au contraire à céder par trop aux simplifications : penser que le nouveau puisse être si radical qu'il se présente avant tout comme la négation, l'élimination de tout ce qui l'a précédé. Considérée globalement, l'évolution de l'environnement artificiel n'est pas si éloignée de l'évolution biologique. Il est vrai qu'au niveau de la subjectivité individuelle, l'homme procède plus ou moins « à la manière de l'ingénieur » en se fixant un programme et en empruntant les voies qui lui paraissent les plus raisonnables pour atteindre son but. La nature, au contraire, travaille « à la manière du bricoleur » qui réadapte continuellement les pièces dont il dispose. Mais il est vrai aussi que bien des capacités créatrices individuelles et limitées, au fur et à mesure qu'elles se précisent et s'intègrent au vaste et complexe système technique, social et culturel, ne peuvent pas ne pas tenir compte de ce qui existe déjà. Ainsi l'activité de projet se présente-t-elle comme un travail inlassable sur les structures physiques et socioculturelles que l'histoire a produites jusqu'ici et qui, en définitive, constituent la « véritable matière » dont est fait le nouvel environnement artificiel.

2. Tout ceci vaut pour la matérialité des artefacts des époques passées. Mais c'est encore plus évident si l'on considère leur âge en tant qu’ « inventions », c'est-à-dire si l'on observe depuis combien de temps telle solution technique ou formelle existe pour tel problème. Notre mode de vie et notre culture matérielle reposent encore sur des solutions qui plongent leurs racines dans le monde paysan – autrement dit, dans un système d'objets apparu, pour l'essentiel, avec la révolution néolithique, il y a neuf mille ans. Notre environnement quotidien est saturé de produits nés avec l'époque industrielle et la généralisation de la mécanisation – c'est-à-dire avec une histoire qui peut aller de quelques décennies jusqu'à un bon siècle en arrière.

En revanche, le « nouveau vraiment nouveau » (celui dont les performances radicalement novatrices datent des dernières décennies) se limite à un petit nombre d'objets et, surtout, se montre physiquement peu envahissant. C'est pourtant autour de lui que s'est effectuée une réorganisation complète du monde existant. Et cela, parce que les nouvelles performances, au lieu de se concrétiser par de nouveaux produits, sont d'abord des instruments permettant de faire différemment ce que l'on faisait déjà.

La radicalité du nouveau, ce qui fait que rien ne lui résiste, c'est sa transversalité, sa façon de pénétrer les modes de production et de consommation en les modifiant de l'intérieur pour aboutir à des résultats dont les racines plongent encore souvent dans le passé, mais dont la consistance physique et culturelle nous projette dans un environnement profondément transformé.

Discontinuité de l’espace

1. Tout sujet est plongé dans un espace physique. Il en tire l'information nécessaire pour construire son espace mental : une image du monde qui dépasse largement ce que son environnement sensoriel lui communique, mais qui, dans des conditions normales, ne saurait être en contradiction avec celui-ci. Par ailleurs, nous sommes, au cours de notre vie, amenés à traverser une grande variété d'environnements, de lieux physiques et culturels différents, chacun ayant ses propres caractéristiques. La possibilité de passer d'un environnement à l'autre sans se « heurter » aux seuils qui les séparent, sans que ceux-ci constituent une rupture trop brusque dans la continuité de notre expérience, dépend dans une large mesure du fait de disposer d'un concept d'espace adapté, c'est-à-dire d'un modèle mental de représentation qui les comprenne tous. Qui propose une image plus générale de notre situation dans le monde, qui nous permette, en somme, de retrouver notre continuité. Chaque culture a élaboré des modèles spatiaux grâce auxquels les individus et les groupes sociaux pouvaient se situer. Ces modèles ont tenu jusqu'à ce que la transformation de l'environnement résultant du développement technique — ou, plus récemment, scientifique — les remette en question, dans la mesure où ils ne parvenaient plus à organiser dans une image mentale cohérente les nouvelles données sensorielles de l'expérience.

Dans le passé, surtout ces dernières années, le développement technoscientifique a multiplié les seuils que nous sommes amenés à franchir et les a rendus nettement plus marqués : entre l'espace-temps d'une bretelle d'autoroute et celui d'une petite bourgade de la campagne proche, entre le centre historique piétonnier et le réseau métropolitain régional souterrain, entre le réseau des aéroports et la petite île perdue au milieu de l'Océan pour ne pas parler de ce seuil particulier constitué par l'écran vidéo qui sépare le monde « réel » d'une salle de séjour et le monde « virtuel » de la télévision ou des jeux électroniques.

D'autre part, pour la culture occidentale, le concept dominant d'espace auquel on se réfère en pensée ou en parole est aujourd'hui encore celui d'une entité homogène et isotrope où le sujet se déplace sans solution de continuité : un continuum à trois dimensions qui commence là où je suis et se prolonge à l'infini.

Ce concept longuement élaboré par la pensée moderne est désormais remis en question.

La métamorphose de la matière2

1. Le phénomène de « dématérialisation de la matière » évoqué dans les chapitres précédents traduit dans le vécu individuel une mutation qui a investi le système technique de production et de transformation des matériaux. Ces dernières années, en effet, le monde des matériaux a été le théâtre d'un tel bouleversement qu'il ne serait pas faux d'en parler comme d'une « révolution ». Il s'est agi, en fait, d'une « révolution silencieuse », car cette mutation n'a pas attiré l'attention que la société a manifestée pour d'autres phénomènes d'innovation technologique (par exemple l'informatique et la télématique).

Ainsi, en raison du caractère silencieux de la révolution des matériaux, nous faisons aujourd'hui l'expérience d'un environnement artificiel profondément transformé dans sa matérialité sans que le grand public, ni, souvent, les responsables de la conception et de la production de cet environnement se rendent vraiment compte de ce que représente ce changement.

Cette transformation repose sur la maturité du système technoscientifique qui produit le nouvel environnement artificiel. Mais son moteur économique, ce qui a dynamisé le monde des matériaux, c'est une compétition serrée : le secteur technoscientifique et celui de la production, qui développent certains matériaux, les transforment et les mettent sur le marché, rivalisent sur le plan des performances et de la rentabilité des processus industriels pour trouver des applications dans les différents domaines de la production.

Cette compétition — à certains égards, aussi ancienne que l'histoire de la technique — a vu son dynamisme s'accroître précisément depuis la naissance de la science moderne des matériaux, depuis son intégration dans les modes de production et la possibilité qui en est résultée de disposer de matériaux dotés de propriétés spécifiques. Ce processus a commencé notamment lors de l'introduction des matériaux polymères et de la bataille qu'ils ont livrée, sur le front des champs d'application, aux matériaux traditionnels employés auparavant.

Par ailleurs, et dans le cadre de cette compétition, les matériaux traditionnels ont eux-mêmes réagi, en se modifiant profondément et en essayant de maintenir leurs positions ou de gagner du terrain. Ils ont mis au point de nouvelles performances en vue d'exigences spécifiques et sont parvenus à changer leur nature. Il en résulte qu'aujourd'hui l'expression « nouveaux matériaux » doit être élargie à tout le système des matériaux, y compris ceux qui ont une histoire millénaire.

2. L'apport le plus évident des « nouveaux matériaux » apparaît lorsqu'on aborde le problème de la complexité et, en particulier, les différentes attitudes des concepteurs à cet égard.

Pendant très longtemps, le concepteur-producteur a été contraint de subir la complexité inhérente à la nature des matériaux utilisés. Les nœuds et les veines du bois, les irrégularités de la pierre étaient le terrain où l'artisan devait faire la preuve de sa maîtrise en soumettant à ses desseins la complexité produite fortuitement par la nature. Nous pourrions nommer cette période « phase de la complexité subie ». Ensuite, au cours de la phase industrielle classique, les matériaux ont été plus profondément transformés afin d'être normalisés et standardisés : puisque les machines ne pouvaient pas être aussi attentives aux détails que l'artisan, c'était la seule façon de les traiter industriellement. On tendait ainsi à réduire la complexité du substrat naturel en le rendant plus artificiel. Nous pourrions nommer cette période « phase de la complexité normalisée ».

La période actuelle est, au contraire, celle de la « complexité gérée », où les matériaux présentent des anisotropies et des « dyshomogénéités » contrôlées. On recherche la complexité pour obtenir de meilleures performances, et on l'obtient par une artificialisation progressive des substrats naturels d'origine. Une telle situation repose sur une maîtrise croissante des matériaux permettant de manipuler la matière toujours plus en profondeur, sur une « maîtrise des procédés de fabrication» permettant de gérer des technologies de transformation toujours plus sophistiquées et précises, et sur une « maîtrise des techniques de modélisation » permettant de contrôler les variables toujours plus nombreuses du projet.

3. On peut décrire de manière synthétique les effets de la technoscience sur le système des matériaux en observant quelques tendances fondamentales. La première, comme on l'a vu, est le passage des matériaux homogènes et isotropes à des matériaux présentant des dyshomogénéités et des anisotropies contrôlées, c'est-à-dire le passage de matériaux capables de fournir les performances requises pour une application donnée (par exemple, présenter en même temps une structure résistante et une surface de bonne qualité) à des matériaux composites qui se « spécialisent » point par point, en fonction de performances spécifiques bien localisées (par exemple, présenter une partie interne résistante et des qualités esthétiques particulières sur leur couche superficielle). La seconde tendance est le passage de matériaux « à trans-former » à des supports matériels « à trans-muter » au niveau de leurs qualités essentielles. En d'autres termes, le passage de matériaux dont il faut, lorsqu'on les travaille, changer la forme macroscopique tout en gardant leurs propriétés intrinsèques (mécaniques, thermiques, résistance aux agents chimiques) à des matériaux qui se modifient jusque dans leurs propriétés intrinsèques et qui doivent donc être conçus en fonction d'une application précise.

La troisième tendance est le passage de matériaux « pour faire quelque chose », à des matériaux qui « font quelque chose », c'est-à-dire de matériaux avec lesquels on réalise les composants d'un appareil (par exemple, le verre avec lequel on fabrique une ampoule) à des matériaux devenus opérateurs puisqu'ils produisent eux-mêmes des performances complexes grâce à des propriétés inhérentes à leur structure. On peut parler à leur sujet de matériaux qui produisent des performances sous forme d'état solide : le silicium monocristallin est en soi un transistor ; un stratifié particulier peut, selon les cas, être lui-même un clavier, un système lumineux ou un capteur de pression.

La réalité actuelle des matériaux, telle qu'elle ressort du croisement de ces tendances, fait apparaître un changement de leur statut : ils ne sont plus, comme ils l'avaient toujours été, des «entités données » en amont du projet, mais des « entités conçues » en fonction d'un programme de performances établi pour des applications spécifiques au moment de la conception des artefacts.

4. Le passage du matériau qui se présente comme une entité donnée en amont du projet à celui qui apparaît comme une entité à définir dans le cadre même du projet entraîne, pour le concepteur et le producteur, une sorte de dématérialisation de leur rapport avec la matière. Au matériau de départ, solide et bien défini, se substitue un système fluide et impalpable de connaissances et de possibilités techniques qui ne se « matérialisera » en matériau ayant une existence physique, intégré dans un produit bien déterminé, qu'en aval du projet et de la réalisation.

En réalité, sur le plan conceptuel, la tendance à la dématérialisation du rapport entre le concepteur producteur et la matière n'est pas un phénomène nouveau. Il y a déjà plus de deux siècles, en passant de la pratique de l'artisan (qui travaille un morceau de matière ayant sa spécificité) à celle de l'ingénieur (qui effectue des calculs en fonction d'un matériau standardisé, normalisé et réduit à une série de paramètres de performances), on a avancé considérablement dans cette direction. Mais pour l'ingénieur et le producteur du XIXe siècle, concevoir et produire signifiait encore avoir affaire à des matériaux comportant le caractère solide, inerte et pesant de la matière initiale, à quoi s'ajoutaient la solidité, l'inertie et le poids des processus de production. L'ensemble matériau-processus continuait à « résister » aux idées. Aujourd'hui, le « système matériaux » offre de telles possibilités de flexibilité technologique et d'alternatives que, par certains côtés, la matière paraît plus « libre et mobile » que les idées.

Tout cela crée une situation contradictoire d'un côté, un sentiment soudain de liberté (avec la disparition des contraintes millénaires de la matière) ; de l'autre, une sensation de vertige due, sur le plan technique, à la difficulté de s'orienter dans la multiplicité des savoirs et des langages spécialisés, et, sur le plan culturel, à la difficulté de trouver des points de référence auxquels rattacher les nouvelles qualités qu'on doit attribuer aux matériaux.

5. À première vue, le tableau esquissé semble satisfaisant, mais un examen plus attentif permettra d'éviter d'éventuels malentendus. Certes, on a assisté à une sorte de « fluidification » de la matière, et bien des contraintes auxquelles s'étaient heurtées autrefois les idées de projet ont disparu, mais pas toutes. Il n'est pas vrai que nous vivons dans un monde technologique où « tout est possible ».

Si, aujourd'hui, la matière se présente au concepteur comme un ensemble de savoirs et de langages, le premier problème est de « savoir qui sait » et de réussir à établir la communication : la chose n'est pas facile, car le « champ du possible» n'est pas seulement très étendu, il est également fragmenté en domaines qui ne communiquent pour ainsi dire pas. En outre, qu'une chose soit techniquement possible ne signifie pas qu'elle soit concrètement faisable. Et cela pour quantité de raisons, qui vont de la difficulté la plus banale à trouver localement l'industriel équipé des technologies de transformation appropriées jusqu'aux problèmes qui n'ont pas de solution à l'échelle où l'on opère.

En conclusion, on peut sans doute dire qu'aujourd'hui, comme par le passé, le projet se présente comme une dialectique entre « l'idée » et la « matière ». Toutefois, la matière en question n'est plus un ensemble donné de matériaux, c'est un système de langages, de savoirs et de technologies: une matière plus fluide, qui n'est pas cependant sans limites. Le problème est qu'il n'est plus aussi facile de les voir, de les connaître et de les rendre stimulantes pour la créativité.

La métamorphose des processus

  1. Il n'est pas simple de présenter de façon synthétique et globale les transformations technologiques en cours dans les processus industriels qui mènent à la production du nouvel environnement artificiel. Avant tout, parce que le système productif a plutôt tendance à évoluer vers la diversification : les technologies de pointe peuvent coexister avec des technologies confirmées et des activités d'origine artisanale, et ce, en interagissant de mille et une façons.

© éditions du Centre Georges Pomdipou.


  1. [Ndlr : Nous reproduisons le texte avec sa numérotation d’origine. Par endroit, elle semble défaillante.] 

  2. [Ndlr : Ce second extrait est issu du chapitre « Métamorphoses ».]