ALBERS, Anni, On Designing, Middletown, Wesleyan University Press, 1965 ; rééd. En tissant, en créant, Paris, Flammarion, 2021.
L’ouvrage constitue un recueil de quinze textes dont la publication s’étale de 1943 à 1961. Dans une période de confusion d’après-guerre, Anni Albers fait le constat d’un artisanat dépassé par l’industrie, dont les productions, ni tout-à-fait art, ni vraiment utiles, ne nous sont plus indispensables. Sa question conductrice est donc la suivante : « L’artisanat a-t-il toujours une raison d’être à l’époque de la production mécanisée ? »
La thèse d’Anni Albers est claire : l’artisanat est nécessaire au sein même du processus de production industrielle. Le designer est le successeur de l’artisan. C’est un « tournant d’espoir » pour l’artisanat, qui voit l’occasion d’apporter sa méthode de confrontation libre aux matériaux et aux techniques à une industrie engoncée par des « formulations1 » (clichés, traditions, formes déjà trouvées).
L’argumentation est morcelée et se recoupe de texte en texte. L’auteure fait le constat de trois insuffisances industrielles qu’elle propose chaque fois de combler en revenant aux principes artisanaux. D’abord, il faut redonner une unité aux objets fragmentés dans leur production même. Impératifs pratiques et esthétiques doivent conduire à une même forme équilibrée en permettant au designer de suivre toutes les étapes de la production, comme c’était autrefois le cas de l’artisan2. Puis, le travail direct avec le matériau est encouragé pour s’émanciper des traditions, et apporter ainsi « aventure » à l’industrie dont les principes de construction textile s’appauvrissent. La chimie textile, par exemple, avance, alors que certaines méthodes de tissage sont oubliées dans la monotonie de construction du tissu. L’artisan doit préparer ses formes à leur réplication industrielle, et anticiper tant que possible les nouveaux élans de l’industrie3. Enfin, le designer doit se porter garant du respect des lois naturelles du matériau et de l’utilité de l’objet face aux intérêts économiques, la « conscience » de l’industrie4. En effet, son désintéressement économique lui permet de porter un regard critique sur ce qui existe déjà, d’éclairer l’attitude générale de la production industrielle. Il doit se montrer spécialement sensible aux effets que les choses ont sur nous, à ce qu’implique le fait de les posséder.
Les concepts-clés sont le « designer anonyme », mettant au monde des formes complètes en étant à l’écoute des matériaux et des techniques, l’ « artisananat », travail direct du matériau, le « matériau », acteur fondamental et résistant à sa mise en forme, ainsi qu'une conception du textile comme historiquement et qualitativement architectural : le « plan pliable ».
Anni Albers développe une conception singulière du design, ne se limitant pas à la « vérité du matériau5 » moderniste.
« Non seulement les matériaux eux-mêmes, que nous apprenons à connaître par la pratique artisanale, sont nos professeurs, mais les outils, et aussi les outils plus mécanisés, nos machines, sont également nos guides6 » : à travers ce passage, nous comprenons qu’Anni Albers n’abandonne pas l’industrie mais tente de reconnecter le designer à son matériau et à ses machines. Anthony Masure invite aujourd’hui de la même façon à utiliser les techniques de façon non-instrumentale. Ils ont en commun l’idée qu’il faut être conscient des techniques et en avoir une pratique libre plutôt qu’un usage. Cette sensibilisation se fait chez Albers dans une période de confrontation libre et directe du designer avec les matériaux et les techniques, sans impératif fonctionnel. L’expérimentation permet de se détacher des modes d’emplois (Masure) et des traditions (Albers). Il s’agit pour le design d’« œuvrer à dévoiler (les inventions techniques) afin de faire surgir les potentialités latentes de l’appareil industriel7 ».
Camille AGUIRAUD, Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.
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FOX WEBER, Nicolas, « Préface », dans Albers, Anni, En tissant, en créant, Paris, Flammarion, 2021. ↩
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ALBERS, Anni, « Pour un design anonyme et intemporel » (1947), dans Albers, Anni, En tissant, en créant, op. cit., p. 33 et suivantes. ↩
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ALBERS, Anni, « La construction des textiles » et « Travailler avec le matériau » (1938), dans Albers, Anni, En tissant, en créant, op. cit., p. 47 et suivantes et p. 117 et suivantes. ↩
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ALBERS, Anni, « Conversation avec les artistes » (1961), « Le design » (1943), dans Albers, Anni, En tissant, en créant, op. cit., p. 135 et suivantes. ↩
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« Anni Albers explored the implications of this principle in ways that extend the modernist concept of “truth to materials“ », DANANILOWITZ, Brenda, « Introduction » dans ALBERS, Anni, Selected Writings on Design, Hanover, University Press of New England, 2000, p. 11. ↩
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ALBERS, Anni, En tissant, en créant, op. cit., p. 42. ↩
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MASURE, Anthony, Design et humanités numériques, Paris, B42, 2017, p. 91. ↩