ESCOBAR, Arturo, Designs for the Pluriverse. Radical Interdependence, Autonomy, and the Making of Worlds, Chapel Hill, USA, ed. Arturo Escobar et Dianne Rocheleau, 2018.
ESCOBAR, Arturo, Autonomie et design : la réalisation de la communauté, Toulouse, EuroPhilosophie Éditions, coll. Contre/Champs, 2020 (nouvelle édition en ligne), https://books.openedition.org/europhilosophie/948?lang=fr consulté le 12 novembre 2021.
Dans Designs for the Pluriverse, traduit en 2020 au français sous le titre Autonomie et design, Arturo Escobar présente un approfondissement de ses travaux sur le design autonome et la construction théorique et pratique de mondes possibles. Dès lors, l’intérêt de l’auteur est synthétisé dans cette question : « le design peut-il être réorienté de sa dépendance du marché vers une expérimentation créative avec des formes, concepts, territoires et matériaux, surtout quand il est approprié par des communautés subalternes qui se battent pour redéfinir leurs projets de vie dans le cadre d’une relation d’amélioration réciproque avec la Terre1 ? »
À partir de la problématique présentée, Escobar s’appuie sur des théoriciens de la subalternité américains et latino-américains pour affirmer que la crise actuelle est en fait une crise du modèle de civilisation : le modèle de la modernité capitaliste et patriarcale de l’Occident Global. Le terme « subalterne » se fonde principalement sur le groupe des études subalternes étatsunien conformé par des intellectuels indiens (voir, Gayatri Spivak ou Gyanendra Pandey) depuis les années 1980 ; ces groupes subalternes peuvent être compris ici comme des minorités ethniques qui luttent contre l’hégémonie idéologique. La politique et planification du « développement » sont des éléments utilisés pour la constitution d’un seul monde moderne. Pour Escobar, ce qui doit être changé c’est notre mode de vie et la « construction de mondes (possibles) » à travers un design forcément idiosyncratique — axé sur le cadre local de l’individu en tant que membre d’une collectivité. Ce design —« autonome », selon l’auteur — aurait lieu dans un contexte d’échange entre les théories hégémoniques et celles issues des altérités qui pourrait dépasser le dualisme caractéristique du monde occidental.
Pour appuyer sa thèse, Escobar procède en cinq temps. Tout d’abord, il établit l’objet général du livre : faire une contribution à la redéfinition en cours du design, en suivant une approche centrée sur des perspectives socio-politiques, anthropologiques et philosophiques, bien qu’il puisse aussi s’appuyer sur d’autres disciplines pour atteindre son objectif. L’ouvrage est ensuite organisé en trois parties argumentatives. Dans la première, il dresse un contour de la littérature du design présentée comme une sorte d’état de l’art depuis le point de vue des cultural studies. À partir de ce fond culturel, dans la deuxième partie du texte, une lecture de la tournure sémiotique du design est proposée pour analyser les fondements du design ontologique, pour ensuite établir le discours de transition et de design autonome. Il s’agit de concevoir le design comme potentialité configuratrice de l’ « être » humain.
De ce fait, Escobar prépare le terrain de son argumentation : la convergence des tendances actuelles en design contribue à la création d’un champ politique et ontologique qui va au-delà des dualismes hégémoniques. Dans la troisième et dernière partie, la notion centrale des « designs pour un pluriverse » est étudiée comme un outil théorico-politique et réalisable du design (pluriversal design practice ou la pratique du design pluriversel) orienté vers une transition des modèles de vie. Enfin, le propos de dialogue entre le Nord et Sud Global est exposé dans la conclusion ainsi que certaines questions telles que celle de la modernité, le design dans les communautés traditionnelles et la place de l’université dans tout ce contexte. Le tout est censé participer aux débats futurs.
Autonomie et design constitue un encadrement théorique où Escobar développe quelques concepts dont quatre paraissent majeurs pour bien comprendre le texte. Pour commencer, celui du autonomous design ou design autonome, qui est le cœur de son argumentation, et qui vise à lier le champ du design avec la construction de communauté. Cette conception se fonde d’une part, sur les théories de la décroissance et de la transition depuis un monde hégémonique et vers une pluralité de mondes possibles (pluriverse), et d’autre part sur les pratiques politiques dans la lutte des divers groupes ethniques latinoaméricains qui vise au Buen Vivir (le bien vivre, ou le vivre dignement).
L’œuvre d’Arturo Escobar se situe après le tournant du design vers des questions sur la moralité et sur un design plus éthique, tel que Vilém Flusser le décrit dans son essai Petite philosophie du design : « la question de la moralité des choses, de la responsabilité morale et politique du designer a pris dans la conjoncture actuelle une importance et même une urgence nouvelle2 ». D’après Escobar, le design a une potentialité pratique pour contribuer à une transition profonde vers une pluralité de possibilités pour la création avec une approche culturelle et écologique : un design pour des transitions. Cependant, ce design doit basculer depuis ses traditions fonctionnalistes, rationalistes et industrielles vers une nouvelle rationalité et ensemble de pratiques adaptés à une dimension relationnelle de la vie. Nous pourrions associer cette perspective à la pratique du design qui s’inscrit dans le cadre du développement durable, donc une pratique plus responsable comme proposent Alan Findeli et Rabah Bousbaci dans leur texte L’éclipse de l’objet dans les théories du design. De plus, Findeli et Bousbaci rappellent l’importance de tisser la théorie et la pratique :
« […] un modèle théorique du design ne saurait être complet s’il n’inclut pas des considérations sur les acteurs, sur les processus qu’ils mettent en œuvre, et sur les caractéristiques de l’objet – matériel ou non – qui en résulte, ainsi que sur les conditions de réception de cet objet par le monde humain (usagers) et non humain (écologie)3. »
En effet, Escobar propose une vision du design qui parle de la capacité créatrice non seulement d’objets, mais aussi d’idées de mondes possibles. Par conséquent, la théorisation et pensée du design dans un cadre ontologique, voire un design centré sur l’être humain y compris les usagers et les créateurs, pourrait nous permettre déterminer sa relation avec le projet d’avancer vers « un monde où puissent tenir de nombreux mondes »4, c’est-à-dire un pluriverse.
Laura Andrea GONZÁLEZ-RÍOS, Anthropologue, Master 1 Esthétique, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.
-
Arturo ESCOBAR, « Préface », Arturo ESCOBAR, Autonomie et design : la réalisation de la communauté, Toulouse, EuroPhilosophie Éditions, coll. Contre/Champs, 2020, p. 15 (nouvelle édition en ligne), https://books.openedition.org/europhilosophie/948?lang=fr, consulté le 06 janvier 2022. ↩
-
Vilém FLUSSER, Petite philosophie du design, Paris, Circé, 2002, traduit par Claude Maillard, p. 30. ↩
-
Alain FINDELI et Rabah BOUSBACI, « L’éclipse de l’objet dans les théories du projet en design », Montréal, University of Montreal, The Design Journal vol. 8 issue 3, (2005) 2015, p.47. ↩
-
Arturo ESCOBAR, Autonomie et design : la réalisation de la communauté, Toulouse, EuroPhilosophie Éditions, coll. Contre/Champs, 2020, chapitre 6 par. 2 (nouvelle édition en ligne), https://books.openedition.org/europhilosophie/948?lang=fr consulté le 06 janvier 2022. ↩