DUNNE, Anthony, RABY, Fiona, Speculative Everything: Design, Fiction, and Social Dreaming, Cambridge, Massachusetts, The MIT Press, Illustrated édition, 2013.

DUNNE, Anthony, RABY, Fiona, Spéculation totale : design, fiction et rêverie sociale (Proposition de traduction)

Dans Speculative Everything: Design, Fiction, and Social Dreaming, Anthony Dunne & Fiona Raby mettent en avant l’importance du design spéculatif au vu de l’évolution de la science ainsi que de l’impact et des conséquences que pourraient avoir les nouvelles technologies. Comment le design spéculatif nous permet-il d’évaluer les futurs préférables pour l’homme? Telle est la question qu’ils se posent.

Pour Anthony Dunne et Fiona Raby, les propositions issues du design spéculatif servent de catalyseurs au débat collectif et critique. Cette entrée dans le champ du design cherche à renverser les valeurs, idées et croyances que l’on attache à la réalité pour imaginer des mondes fictifs qui mettraient en tension les enjeux sociaux, culturels, éthiques, politiques et économiques propres à l’homme. La matérialisation de ces propositions fictives pourrait servir d’alternative à des problèmes actuels tel que le réchauffement climatique ou bien de préparation aux dangers futurs possibles. De ces débats résulterait alors un futur préférable vers lequel tendre pour le bien collectif. Ils défendent par conséquent la thèse selon laquelle le design spéculatif est donc une forme d’émancipation face aux pouvoirs aliénants.

Le design spéculatif, qui apparaît dans les années 90 avec le travail d’Anthony Dunne, puise son inspiration dans le design radical émergeant en Italie dans les années 60 et contestant la société de consommation. Il se veut théorique, politisé et expérimental. L'objectif est d’aller au-delà du design radical en proposant une pluralité de valeurs et d’idéologies1. Il est alors expliqué la nécessité de sortir de la production industrielle pour entrer dans le domaine de l’irréel, de la fiction et ainsi penser librement le design spéculatif à travers des idées et des idéaux. Ce sont les idéaux auxquels nous adhérons qui ont le pouvoir de sculpter notre avenir2. Comme ils l’énoncent : « this separation from the marketplace creates a parallel design channel free from market pressures and available to explore ideas and issues3». Par  la suite, Dunne et Raby déclarent que tout bon design est critique. Il s’agit alors de maintenir un scepticisme constant et global. Celui-ci donnera naissance à des témoignages de ce qui pourrait être, des alternatives pouvant aller des utopies aux dystopies les plus extrêmes qui mettent en évidence les faiblesses dans la normalité existante et ouvrent les débats vers l’émancipation de l’homme et de nouveaux futurs possibles4. Puis, les auteurs précisent qu’il est nécessaire d’adopter une attitude de « make-believe5 » pour que les propositions spéculatives aient un réel impact. N’étant pas liées à la réalité actuelle, il est primordial d’abandonner nos croyances et repères pour pouvoir accueillir et comprendre ces nouvelles versions de réalité alternative. Dunne et Raby le formulent ainsi : «To work, viewers have to suspend their disbelief, willingly. They have to agree to believe in it. This creates the most room for aesthetic experimentation because it frees the design from mimicking reality and referencing the already known6 ». La matérialisation du futur alternatif sert alors de porte d’accès au spectateur qui imagine le fonctionnement de la société dans laquelle l’objet proposé évolue7. Dans la foulée, Dunne et Raby abordent la question de l’esthétique de l’irréel. Le défi étant de trouver un équilibre entre réel et irréel. Une part de réel sert de point d’ancrage mais un aspect trop réel est un piège qui ne permet pas à l’objet d’exploiter son potentiel, de questionner et provoquer du changement. L’irréel, quant à lui, permet une transportation vers ce futur parallèle, inconnu et renverse notre rapport à la réalité pour créer le débat. La proposition spéculative oscille donc entre une clarté du message ou une ambiguïté voulue pour engager le spectateur qui se projette et dans un monde aux paradigmes différents8. Il peut alors librement évaluer le taux de désirabilité des alternatives qui lui sont proposées.

Plusieurs concepts clés sont évoqués dans cet ouvrage. Le « design spéculatif9 », présenté dans le premier chapitre et fil rouge de l’ouvrage, est introduit comme une remise en question critique des valeurs, idées et croyances actuelles, proposant des réalités/futurs alternatifs. Le design critique qui relève d’une attitude réflexive visant à défier les postulats et valeurs donnés comme acquis afin de faire prendre conscience d’un problème et de susciter les débats. La notion de fiction, omniprésente, relève de la construction imaginaire. Elle s’oppose par définition à la réalité. En extrapolant les données de la science ou de la technologie, on voit alors naître des scénarios de science-fiction, faisant partie intégrante du design spéculatif. Enfin, l’esthétique de l'irréel, complexe par sa coexistence entre le monde immédiat et l'ailleurs. Elle propose une nouvelle version du monde dans lequel la réalité telle que nous la connaissons est renversée.

Ce livre sert de référence dans la théorisation du design spéculatif. Rédigé par les pionniers de la pratique, il explicite la pratique spéculative. Le design spéculatif vient complexifier et s’inscrire dans l’histoire du design en rejetant l’héritage moderniste du XXe siècle, qui prônait un design rationnel et fonctionnel. Le design spéculatif prône, quant à lui, des « expérimentations formelles non conventionnelles10 » que l’on pourrait rapprocher du travail d’Ettore Sottsass. En effet, ses conceptions, comme la bibliothèque « Carlton » de 1981, questionnent l’usage des objets et manifeste de nouvelles manières de vivre au quotidien. Il renverse ainsi la perception et les valeurs acquises. De plus, cet ouvrage théorise l’esthétique de l’irréel qui bouleverse notre perception du monde et vient étoffer le champ d’action du design. Ce livre permet donc d'étendre l’histoire du design en complexifiant sa pratique et sa théorie à travers un champ du design tout à fait inédit.

Luna Alvarez Martinez, Licence 3 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023.


  1. Anthony Dunne & Fiona Raby, Speculative Everything: Design, Fiction, and Social Dreaming, Cambridge, Massachusetts, The MIT Press, Illustrated édition, 2013, “I - Beyond radical design ?”, p. 1-9. 

  2. Anthony Dunne & Fiona Raby, Speculative Everything: Design, Fiction, and Social Dreaming, op. cit., “II - A map of unreality”, p. 11-31. 

  3. « Cette séparation du marché crée un design parallèle, libre de la pression mercantile et libre d’explorer tout problème et idée. », traduit par nos soins : Ibidem, p. 12. 

  4. Ibid., “III - Design as critique” / “V - A methodological playground : fictional worlds and thought experiments”, p. 33-88. 

  5. « Faire-semblant, croire en l’illusion », traduit par nos soins ; Id., p. 94. 

  6. « Pour fonctionner, les spectateurs doivent volontairement suspendre leur non-croyance (envers l'objet en face d'eux). Ils doivent accepter d’y croire. Cela crée le plus de place pour l’expérimentation esthétique parce qu’il libère le design d’imiter la réalité et de référencer le déjà connu.», traduit par nos soins : Id., p. 94. 

  7. Id., “VI - Physical fictions : Invitations to make-believe”, p. 89-100. 

  8. Id., “VII - Aesthetics of unreality”, p. 101-138 / “VIII - Between reality and the impossible”, p. 139-158. 

  9. Id., “I - Beyond radical design ?”, p. 2-9. 

  10. Traduction de l’Introduction de Michelle Millar Fisher, curatorial assistant au Département d’Architecture et de Design du MoMA de 2014 à 2018 figurant sur le site du MoMA [https://www.moma.org/artists/27788], consulté le 18 Mars 2023.