GODART, Frédéric, Sociologie de la mode, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2016.
Dans l’ouvrage Sociologie de la mode, Frédéric Godart se penche sur le caractère ambiguë et complexe de la mode en s’appuyant sur différentes théories pluridisciplinaires afin d’en extraire un portrait complet lui rendant ainsi sa légitimité de sujet nodal dans la compréhension d’un système socio-économique. Dotée d’une double conception qui oscille entre une approche commerciale liée à une industrie et une approche sociale liée à la construction de relations entre individus ou groupes sociaux, la mode se caractérise par une logique de changements récurrents et relatifs qui prend forme au sein d’un espace public. Par conséquent, la mode, en étant définie comme un élément social qui articule Arts et industrie, est questionnée par l’auteur, en entre autres référence à Marcel Mauss, de la manière suivante : Comment la mode s’est-elle imposée comme un « fait social total1 ?
L’ouvrage se veut un recueil théorique témoignant de la richesse de la recherche autour de la mode, en d’autres termes : de la « modologie », factuellement délaissée car jugée à tort de sujet superficiel. Frédéric Godart défend l’idée que la mode est un phénomène intrinsèquement lié à des questions d’expression d’une identité sociale et qu’elle opère conjointement dans les domaines économiques, artistiques, politiques, historiques, géographiques et évidemment sociologiques, comme nous l’indique le titre éponyme. En s’organisant autour de différentes approches, la thèse défendue par l’auteur prend la forme d’une conceptualisation simplifiée de la mode s’approchant d’un « idéal-type wébérien ». Construit à partir des observations de divers théoriciens en sciences sociales, cet idéal-type met en avant des aspects spécifiques d’un phénomène dans le but de faciliter sa compréhension et agir comme un modèle. Ces modèles explicitent les liens entre différents concepts réels en particulier leur sens et leur interdépendance2 La mode est avant tout sociétale, elle s’est historiquement développée grâce à des échanges et des réactions entre acteurs et groupes sociaux évoluant dans un contexte régit par des règles imposées par des institutions et structures sociales. Selon l’auteur, la mode s’impose donc comme un « fait social total » dans le sens d’un schéma récurrent et contrôlé qui s’impose à des individus ou des groupes d’individus. En les positionnant comme référents dans la société, la mode trouve son origine dans l’émergence des sociétés bourgeoises de la Renaissance et continue de prospérer en tant qu’industrie où ces référents agissent et réagissent dans les normes établies par celle-ci.
Afin de positionner la mode dans cette perspective proprement sociologique, Frédéric Godart oriente sa réflexion autour de six principes dont chacun est issu de diverses théories couplées de facteurs empiriques spécifiques à une facette de la mode. Tout d’abord, il explicite le principe fondateur d’affirmation3qui découle de ce qu’il nomme la « théorie modologique standard » axée sur la tension entre deux phénomènes illustrée par la lutte entre bourgeoisie et aristocratie : la volonté de distinction des classes dites supérieures qui entraîne un désir d’imitation des autres classes. La mode agit donc comme source et résolution de cette tension puisqu’elle fournit les signaux identitaires nécessaires à ces deux dynamiques. Celles-ci produisent un mouvement cyclique qui s’épanouit dans nos sociétés capitalistes dans le sens où la mode s’émancipe du réel besoin utile ou physique et se consomme sans autre raison que la liberté d’appartenance ou non à des groupes sociaux définis. Par conséquent, la mode se rapporte au luxe et, plus largement, permet de comprendre notre société en devenant le miroir permanent des phénomènes sociaux. L’auteur s’appuie ensuite sur la convergence4, phénomène manifeste de la centralisation de l’industrie de la mode qui repose sur des processus de coordination et de filtrage des styles ainsi que sur des tendances déterminées par un ensemble d’acteurs spécifiques, comme les maisons de mode, situés dans des lieux spécifiques, comme les capitales de mode. Néanmoins compatibles avec l’influence grandissante de la mondialisation et de la délocalisation, ces procédés assurent à la fois un contrôle de la création, de la production et de la consommation. Ils mettent en place des stratégies organisées de manière à s’orienter vers une forme de stabilité en réponse à notre société qui demeure instable où des changements peuvent s’opérer de manière aléatoire. Dans ce contexte, il se penche sur l’autonomie5 : considérée comme industrie créatrice, la mode s’émancipe dans la mesure où elle construit des formes d’expressions stylistiques singulières dans lesquelles émergent une pluralité de diffusions prenant l’apparence d’une cyclicité. Ces cycles relèvent de deux logiques contraires mais qui se complètent : d’une part, une logique endogène, interne où la mode peut s’influencer elle-même notamment par un retour récurrent de styles passés ; d’autre part, une logique exogène, externe où la mode réagit à des facteurs économiques, politiques ou culturels qui la dépassent et instaurent des changements. De l’autonomie naît un phénomène de personnalisation6 où s’épanouit la croyance, issue de la modernité, en l’existence de « génie créateur ». L’auteur démontre qu’il n’en relève pas moins d’une croyance consciemment partagée qui donne un rôle dominant à un certain type d’individus dans le processus créatif, à l’instar du créateur de mode, malgré la réalité organisationnelle qui arbore un large panel diversifié de professionnels. Par extension, la symbolisation7 vient émanciper l’individu à travers l’incarnation de la marque et la généralisation de sa « griffe ». L’univers, parfois fantasmé, et l’imaginaire d’une marque se positionnent comme interfaces entre producteurs et consommateurs où se produit une forme de détachement entre l’objet réel et le symbole qu’il manifeste. Ainsi, l’auteur finalise son analyse par le principe d’impérialisation8 de la mode qui approfondit sa logique et qu’il décrit comme un double processus : organisationnel d’où émerge des conglomérats, et sociétal par une systématisation amenant à des changements, à une expansion à d’autres sphères. Enfin, en caractérisant la mode de « fait social total », Frédéric Godart ne dément pas le fait que les principes précédemment énoncés sont inévitablement dépendants du contexte évolutif de nos sociétés et sont donc voués à être réévalués, voir à disparaître.
Dans la perspective de mettre en lumière une théorie ouverte de la mode, l’auteur oriente ces différents principes autour de concepts clés dont certains semblent se détacher afin de comprendre les subtilités de ce sujet particulièrement complexe. Tout d’abord, il décrit le concept d’« identité sociale » qui est central dans l’émergence même de ce que l’on connaît de la mode aujourd’hui et qui remonte à l’appropriation des codes du luxe par la bourgeoisie assurant son ascension politique, sociale et économique face à l’aristocratie. Dès lors, la mode devient le miroir des phénomènes sociaux notamment par le biais des « sous-cultures » démontrant l’existence d’une frontière poreuse entre individualité et appartenance collective. Cette idée se confronte à celle des « tendances » : en fournissant des signaux identitaires, la mode constitue des « styles » qui vont être soumis à des mouvements de diffusion issus de positions spécifiques de concertation. L’auteur se penche enfin sur le concept de « marque » qui, par la puissance de la griffe, sépare la création du créateur. Il est alors défini comme un acteur autonome s’inscrivant dans plusieurs contextes sociaux, lui donnant des significations, et plus précisément comme une entité à part entière disposant de sa propre identité et personnalité, comparable à un individu9.
Frédéric Godart aborde la question de la mode en tant qu’industrie à la dualité prononcée entre aspect artistique et économique ; tension qui se retrouve notamment au cœur des premiers grands débats autour du design. Néanmoins, la mode trouve son origine dans le renversement des structures sociales traditionnelles et de leurs schémas normés, là où le design émerge, avant tout, de la révolution industrielle. L’industrie de la mode, dont les relations économiques dépendent de principes allant au-delà de l’offre et la demande, est une composante capitale dans la construction identitaire en instaurant une mise en relations de facteurs statuaires et stylistiques au sein de groupes sociaux comme en témoignent les sous-cultures. La mode devient alors un outil ambivalent afin d’affirmer à la fois son individualité et son appartenance au collectif. Dans les années 70, cette idée s’illustre à travers l’émergence de la sous-culture punk où les individus s’écartent volontairement de toutes dominations stylistiques tout en se conformant consciemment à l’ensemble uniforme que constitue le style punk en lui-même. Les goûts de chacun sont individualisés mais s’inscrivent dans un registre contraint inhérent à cette sous-culture. En cela, la mode se distingue en devenant un système de signes et de significations qui s’établit dans une perspective sémiologique presque linguistique10. En prenant exemple sur les préoccupations actuelles du design telles que la question de la transition écologique, la mode se veut automatiquement impactée et reflète un positionnement paradoxal où cohabite une tension entre une progression vers une mode plus éthique, responsable et durable et un développement exponentiel de la mode rapide et jetable répondant à la demande constante de nouveauté liée aux mécanismes consuméristes. L’enjeu est d’intégrer l’influence multifactorielle de la mode qui, parallèlement au design, agit dans les sphères socio-économiques et permet de comprendre les changements inéluctables de nos sociétés.
Salomé VIGNAUD, Licence 3 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.
-
GODART, Frédéric, Sociologie de la mode, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2016, p. 9-10. ↩
-
COENEN-HUTHER, Jacques, « Le type idéal comme instrument de la recherche sociologique », Revue française de sociologie, (vol. 44) 3/2003, p. 531-547. ↩
-
GODART, Frédéric, Sociologie de la mode, \op. cit.,** p. 14-19. ↩
-
Ibidem, p. 26-28 et p. 46-47. ↩
-
Ibid., p. 49-53 et p. 58-64. ↩
-
Id., p. 67-70 et p. 82. ↩
-
Id., p. 83-85. ↩
-
Id., p. 97 et p. 104. ↩
-
D’après l’approche sociologique de Jean-Noël KAPFERER et psychologique de Jennifer L. AAKER, cf., GODART, Frédéric, Sociologie de la mode, op. cit., p. 85. ↩
-
MONNEYRON, Frédéric, La sociologie de la mode, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2017, p. 54. ↩