1.1 Définition

Envisagées comme des comme formes de résistance inventives au sein d'une polémologie « les tactiques de pratiquants » désignent chez Michel de Certeau un ensemble extrêmement varié et disséminé de ruses, inventant une multitude de façons de « faire usage de », ou encore mille « manières d'utiliser1 ». Synthétiquement elles se signaleraient selon l'auteur par un art ou une manière de faire des coups.

1.2 Occurrences

1.2.1 Racines du sens commun

Le Dictionnaire culturel en la langue française (sous la direction d'Alain Rey) détaille l'origine — ancienne — du sens commun de la tactique, qui finit par désigner, à partir du XXe siècle un art, une habileté « qui concerne la manière d'utiliser des moyens pour arriver à des fins ». L'étymologie est auparavant rappelée comme suit :

« emprunté au grec taktikê (tekhnê) ”art de ranger, de disposer ou de faire manœuvrer des troupes”, dérivé de taktikos, adjectif dérivé de tassein ”placer, ordonner”, qui renvoie à syntagme, syntaxe. Tactique est attesté comme nom masculin vers 1315, au sens de ”personne qui enseigne l'art de la guerre” , ”auteur d'un traité de tactique” ».

Rey, Alain (dir.), Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2005, vol.4, p.1203-1204.

Ainsi, ordinairement et de nos jours on remarque que « changer de tactique, mettre au point une tactique » c'est également, exercer une technique pour appliquer une stratégie définie, combinant, en vue d'un maximum d'efficacité et en fonction des circonstances, tous les moyens utilisables. On souligne que cette compréhension de la notion pourrait avoir tendance à l'amalgamer à celle de stratégie. Cette collision sémantique tient sans doute beaucoup de l'acception ancienne et militaire donnée par exemple par le dictionnaire de Furetière en 1690, où la tactique est prise pour une véritable « science de ranger les soldats en bataille et de faire des évolutions militaires ».

Mais une nuance intéressante, qui tend plutôt à articuler les deux notions plutôt qu'à les fondre est apportée par un usage plus moderne du mot relevé comme suit :

« Techniques employées pour combiner tous les moyens militaires (troupes, armements) au combat ; exécution locale, adaptée aux circonstances, des plans de la stratégie. […] ”D'un côté la précision, la prévision, la géométrie, la prudence, la retraite assurée, les réserves ménagées, un sang-froid opiniâtre, une méthode imperturbable, la stratégie qui profite du terrain, la tactique qui équilibre les bataillons […]” Hugo, Les Misérables, II, I, XVI. »

Rey, Alain (dir.), Dictionnaire culturel en langue française, op. cit. p.1203.

1.2.2 Acception familière : la « tactique », un subterfuge pour piéger, obliger

« Un gendarme doit avoir de très bons pieds,
Mais c’est pas tout,
Mais c’est pas tout.
Il lui faut aussi de la sagacité,
Mais c’est pas tout,
Mais c’est pas tout.
Car ce qu’il doit avoir, et surtout,
C’est d’la tactiqu’,
De la tactiqu’, dans la pratiqu’.
[…]
La taca taca tac tac tiqu’
Du gendarme…
C’est de bien observer
Sans se fair’ remarquer.
[…] »

La chansonnette « La Tactique du Gendarme », interprétée par un Bourvil goguenard dans le film Le Roi Pandore2, illustre bien l’exploitation de l’intelligence tactique à des fins stratégiques. Elle énumère les qualités requises pour exercer ce métier dont la mission est le maintien de l’ordre et de la sûreté. Le terme y est employé dans son sens militaire et désigne le subterfuge d’un officier qui se fait passer pour plus sot qu’il n’est. Sous son air badaud, le gendarme a la finesse d’user des préjugés à l’égard de son costume pour mieux surveiller et surprendre les délits de ceux qu’il guette. La tactique est ici comprise comme une rouerie, un moyen rusé pour piéger, pour exercer un pouvoir, une autorité sur une population. L’entente du terme « tactique » se nicherait ici dans l’idée d’une cautèle subreptice : incarner discrètement une intention dans quelque chose, ou dans une conduite, l'air de rien.

2. Origines grecques du concept

2.1 Signification militaire : la tactique comme stratagème pour prendre l’ascendant

On trouve dans Enée le tacticien3, ouvrage technique militaire grec du IVe siècle avant J.-C., un traité de poliorcétique (art de mener un siège, en offensive comme en défensive) qui situe un usage d’origine du terme « tactique » du côté des capacités humaines martiales. Enée serait un militaire de haut rang rompu à l’art de la guerre. Cet écrit compose une compilation militaire en plusieurs volumes dont seul le traité sur la poliorcétique nous est parvenu. La poliorcétique voisine d’autres fragments d’ouvrage : sur les préparatifs de guerre, sur l’intendance et sur la castramétation (art d’établir un camp). L’ouvrage qui s’intéresse à toutes les questions relatives au siège, matérielles (les gardes, les mots de passe, les armes, les incendies etc.) et politiques (les risques de discorde parmi les assiégés, surtout durant les sièges assez longs, les conspirations, les alliés, etc.) est donc l’œuvre d’un stratège qui, ayant visiblement une grande expérience pratique, en fait témoignage par écrit ; les tactiques militaires y sont donc traduites et consignées en un traité qui les transforme ,de fait, sous cette forme rédigée, en stratagèmes.

2.2 La métis comme boussole certalienne

L’invention du quotidien ouvrage qui travaille philosophiquement la notion de tactique puise une de ses sources dans le travail des anthropologues-hellénistes Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne, Les ruses de l’intelligence. La métis chez les grecs4, indiquant par-là que ces conduites opérationnelles appelées « tactiques » relèvent de savoirs très anciens, désignés par le concept de métis. Dans cet ouvrage, quantité d'artifices tactiques liés au piège, sont repérés dans les récits grecs antiques qui prennent pour modèle le règne animal, ainsi du poulpe, de la grenouille de mer, de la seiche, ou encore renard. Autant de « trucs » que les non-humains accomplissent d'instinct et qui chez l'homme adoptent les traits d'attitudes mentales, de savoirs pratiques, combinant le flair, la sagacité, la débrouillardise (savoir-faire de l’artisan, habileté du sophiste, prudence du politique ou art du pilote dirigeant son navire).

3. Problématisation : « Les tactiques de praticants », un concept-clé chez Michel de Certeau

Dès l’introduction générale du tome I de L’invention du quotidien, on comprend que les tactiques s’articulent incidemment aux stratégies par leur capacité à subvertir, de l’intérieur, les stabilités et les ordres convenus. L’usage, compris chez Certeau comme pratique, peut toujours distordre l’ordre préalablement imposé par une norme. À l’insistance de l’époque sur les logiques du signe, l’enfermement des codes, le conditionnement, Certeau articule alors la proliférante ressource d’une pragmatique et rappelle qu’il y a une irréductibilité des pratiques par rapport aux discours. L’homme ordinaire qui fait usage de quelque produit ou situation que ce soit, le ou la travaillant au sein de la vie quotidienne, a toujours le dernier mot, ou plutôt le dernier geste inventif. Tel le locuteur d’une phrase qui met en pratique une langue reçue en lui donnant corps en sa parole propre, faisant apparaître toute l’épaisseur de sa dimension orale, ton, accent, rythme, silence, ainsi que toute la saveur de sa culture vive. Qu’il le veuille ou non, l’usager ordinaire donne également un tour propre aux objets courants en les exerçant quotidiennement.

3.1 Distinction décisive entre stratégie et tactique chez Michel de Certeau

Dans un passage-clé, l'auteur de L'invention du quotidien donne un éclairage conceptuel important à ce problème : « […] j’appelle tactique l’action calculée que détermine l’absence d’un propre. Alors qu'aucune délimitation de l’extériorité ne lui fournit la condition d’une autonomie. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. Elle n’a pas le moyen de se tenir en elle-même, à distance, dans une position de retrait, de prévision et derassemblement de soi : elle est mouvement « à l’intérieur du champ de vision de l’ennemi », comme le disait von Bülow, et dans l’espace contrôlé par lui5 ».

Michel de Certeau marque une faille entre la définition spatiale des stratégies et celle des tactiques qu’il situe du côté de l’altérité, du côté de l'écart. Son biographe, François Dosse, permet de synthétiser la question : « Alors que la stratégie définit un lieu propre, une extériorité, un dehors, la tactique au contraire n’existe que dans le lieu de l’autre, sans extériorité6 ». On saisit ici, dans le champ des sciences sociales, une différence décisive entre stratégie et tactique que ne donnent pas toujours certaines des acceptions militaires du terme. D'une part, cette distinction se marque entre une définition spatiale, planificatrice attachée à la stratégie et d'autre part, pour ce qui concerne les tactiques, une définition temporelle, improvisatrice et mobile sur le terrain de l'autre, une habileté à saisir l'occasion, l'instant propice, l'opportunité.

3.2 Les tactiques comme formes de résistances subreptices

L'auteur de L'invention du quotidien, qui consacre toute une partie de son œuvre aux « procédures de la créativité quotidienne », les décrit comme ceci :

« “Ces manières de faire” constituent les mille pratiques par lesquelles les utilisateurs se réapproprient l’espace organisé par les techniques de la production socioculturelle. Elles posent des questions analogues et contraires à celles que traitait le livre de Foucault : analogues, puisqu’il s’agit de distinguer les opérations quasi microbiennes qui prolifèrent à l’intérieur des structures technocratiques et en détournent le fonctionnement par une multitude de “tactiques” articulées sur les ”détails” du quotidien ; contraires, puisqu’il ne s’agit plus de préciser comment la violence de l’ordre se mue en technologie disciplinaire, mais d’exhumer les formes subreptices que prend la créativité dispersée, tactique et bricoleuse des groupes ou des individus pris désormais dans les filets de la “surveillance“. Ces procédures et ruses de consommateurs composent, à la limite, le réseau d’une antidiscipline qui est le sujet de ce livre7 ».

3.3 Généralisation du concept

L’apport de Certeau aura été celui d’étudier « les modalités de l’action, la formalité des pratiques8 », « qui organisent en sourdine le travail fourmilier de la consommation9 ». Les types d’opérations (pratiques de la lecture, pratiques d’espaces urbains, tactiques de l’art culinaire, entre autres, qui organisent à la fois un réseau de relations, des « bricolages » poétiques et un réemploi des structures marchandes et qui donnent lieu à des catégories ou découpages conceptuels intéressants pour l’observation et l’analyse du designer sont des réalités complexes et difficiles à saisir. Fluides et improvisatrices, elles n'ont pas d'abord pour vocation d'être significatives, mais efficaces. Dans L’invention du quotidien elles sont traitées comme les innombrables témoignages de logiques communes. « Les cinq cent mille acheteurs d’Information-santé, les usagers du supermarché, les pratiquants de l’espace urbain, les consommateurs des récits et légendes journalistiques que fabriquent-ils avec ce qu’ils “absorbent”, reçoivent et paient ? Qu’est-ce qu’ils en font10 ?»

4. Illustration du problème posé par la notion

« Trouver l’énigme que la sphinge des cultures populaires pose au sociologue ». Cette phrase appareille la figure d'« Œdipe écoutant l’enigme du sphinx » dans l'ouvrage de C. Grignon et J.-C. Passeron, Le savant et le populaire, misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature11. Grignon et Passeron, sociologues auteurs d’une analyse mettant en avant deux biais pour qui tente de trouver une manière juste de décrire « les cultures populaires » : le misérabilisme et le populisme. Les deux auteurs n’offrent pas de solutions clé en main pour dépasser l’alternative populisme/misérabilisme, mais posent clairement le paradoxe auquel se confronte le sociologue qui étudie le « populaire » : « Même dominée une culture fonctionne encore comme une culture ». Ainsi, l’ouvrage se clos sur cette proposition d’« exercice final » : « Trouver l’enigme que la sphinge des cultures populaires pose au sociologue », méditation à laquelle a également invité l’auteur de L’invention du quotidien à ceci près que, chez lui, l’objet de cette enquête est la culture ordinaire des consommateurs : « Enigme du consommateur-sphinx. Ses fabrications se disseminent dans le quadrillage de la production televisee, urbanistique, commerciale. Elles sont d’autant moins visibles que les reseaux de l’encadrement se font plus serres, souples, totalitaires12 ».

Grégory MARION, enseignant en CPGE Arts et Design, École supérieure des arts appliqués de Bourgone , Nevers.


  1. DE CERTEAU, Michel, Chapitre III « Faire avec : usages et tactiques », dans L’invention du quotidien, Tome 1. arts de faire, 1980 ; rééd. Paris, Gallimard 1990, p. 50. 

  2. BERTHOMIEU, André, Le Roi Pandore (1950). Chanson dont les paroles ont été écrites par Bourvil et Lionel Leptrat, musique : Étienne Lorin. 

  3. Enée le tacticien, Poliorcétique, Paris, Éditions Les Belles Lettres, Coll. « Universités de France », Série grecque, Texte établi par Alphonse Dain, traduit et annoté par Anne-Marie Bon, 1967. 

  4. DÉTIENNE, Marcel, Vernant, Jean-Pierre, Les ruses de l’intelligence : La métis des grecs, Paris, Flammarion, 1974-1978. 

  5. DE CERTEAU, Michel, l’Invention du quotidien, op. cit. p. 60. 

  6. DOSSE, François, Michel de Certeau Le marcheur blessé, Paris, éditions de La Decouverte, 2002, p. 497. 

  7. DE CERTEAU, Michel, L’invention du quotidien, op. cit., p XL. 

  8. Ibidem, p. 51. 

  9. Ibid., p. 52. 

  10. Id. 

  11. Œdipe écoute l’énigme du sphinx (coupe attique, Vatican ; ph. Anderson-Viollet, cl. Roer-Viollet), dans Grignon Claude, Passeron, Jean-Claude, Le savant et le populaire, misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Le Seuil, 1989. 

  12. DE CERTEAU, Michel, L’invention du quotidien, op. cit. p. 220.