HUYGHE, Pierre-Damien, Sociétés, Services, Utilités : à quoi tient le design, Cherbourg, De l’incidence, 2018.
Dans Sociétés, services, utilités : à quoi tient le design, Pierre-Damien Huyghe propose de se pencher à nouveau sur la notion d’utilité. Dans une société où le design semble proposer de plus en plus d’objets de service, voire de concentration de services — tel est le cas du smartphone—, le concept d’utilité mérite d’être questionné à nouveau. Si le design a pour but d’être utile, alors le principe de l’utile réside-t-il dans le fait de servir ? Tel est le problème qu’il soulève.
Au cours de trois chapitres composant cet ouvrage : « Définir l’utile », « Sur la société industrielle », et « Plaidoyer pour une technique hospitalisable », l’auteur ne cesse de suggérer des alternatives à ce que propose actuellement le design, l’industrie et la société. Il plaide pour un design moins occupé à créer des objets de services automatisés que des « appareils » non automatisés, proposant des rapports humain-objet plus enrichissants, qui ne sont pas de l’ordre de la servilité ; pour une nouvelle manière de produire et de distribuer dans une société industrialisée arrivée à un stade de finalité. Enfin, la thèse de Pierre-Damien Huyghe est celle d’un rapport « hospitalier » entre les humains et les objets, c’est-à-dire de l’ordre de l'attention, de la réparabilité, du réglage, en somme, du soin.
Dans « Définir l’utile1 », l’auteur formule le problème de fond qui l’occupe : le principe de l’utile réside-t-il dans le fait de servir ? Comment pourrait-on fabriquer un objet qui desservirait ? En principe, le design a toujours pour projet de servir. Pierre-Damien Huyghe distingue trois types de « service de l’objet2 », dont le dernier seulement serait souhaitable. Le service de l’objet peut être nécessaire, auquel cas il asservi l’utilisateur par la fonctionnalité ; le service de l’objet peut être lui-même servile, lorsque ce dernier ne propose qu’une manière d’être utilisé ; mais l’objet peut aussi se rendre disponible à l’utilisateur, lorsque sa fonctionnalité n’est pas nécessaire. Il répond toujours à l’appel que l’on en fait. Il est « prêt à l’usage pour qui l’attend3 ». L’utile dépasse donc le service même car il échappe à la nécessité, se présentant alors comme opposé au nuisible qui, lui, est de l’ordre de l’obligation, plutôt qu’à l’inutile. Pierre-Damien Huyghe propose alors des objets disponibles, mais non serviles, ce qu’il appelle des « appareils4 ». Dans ce chapitre, l’auteur entend finalement le design comme découvrant des « modalisations5 » de ce qui peut servir, plutôt que des services.
Dans « Sur la société industrielle6 », Pierre-Damien Huyghe propose un monde alternatif dont le magasin ne serait pas le centre. Le « magasin », ce par quoi il entend les zones commerciales, en donnant notamment l’exemple des « centres commerciaux », comme nouveau centre, est un symbole de la société de consommation, en tant qu'il renforce une séparation en plaçant la sphère de la consommation entre celles de l’habitat et de la production. Pierre-Damien Huyghe formule également une critique du mode actuel de l’industrie dans lequel cette dernière est « sans force7 » car sans dynamique, sans perspective d’évolution. L'auteur s'explique en précisant la différence entre force et dynamique : l'industrie déploie de grandes forces pour concentrer la production. Mais ce qui a de la dynamique, ce sont peut-être plus volontiers les systèmes à plus petite échelle. Face à la surpopulation et l’extension des nappes urbaines, qui remettent en question la pertinence du système de centralisation de la production et de la distribution, Pierre-Damien Huyghe propose notamment de réduire ces dernières à l’échelle de l’habitat. Comme alternative à la centrale nucléaire, il évoque Hyné, une station domestique de stockage des énergies renouvelables8.
Dans « Plaidoyer pour une technique hospitalisable9 », l’auteur critique finalement un monde qui nie a priori la défaillance en son sein. Or, il s’agit là d’un monde «tragique10 », qui, en acceptant l’état actuel de chaque chose, ne laisse pas de place au design. Il plaide alors pour un monde « hospitalier11 » qui permettrait la réparabilité de tout ce qui « y rentre ». Par réparation, il entend modalisation, ce qui est le rôle du design. Au lieu de viser à tout prix une perfectibilité par des objets stimulants et perfectionnés, serviles et automatisés, le design devrait plutôt s’occuper de produire des appareils, imparfaits, prêts à être réglés.
La réflexion de Pierre-Damien Huyghe s’articule à travers trois concepts majeurs. Il développe le concept d’ « appareil » comme étant un objet disponible, mais non servile, car il n’est pas automatisé. Parce qu’il résiste au service, il faut travailler avec lui, adopter une conduite patiente, éduquée et complexe. C’est le cas de l’appareil photo, en comparaison au smartphone, qui nécessite d’être réglé, mais qui permet alors une expérience unique et, surtout, personnalisable. S’il y a du service dans les objets, ce service est lui-même modalisable. La « modalisation » est le deuxième concept majeur de cet ouvrage. Le possible que constitue un service est pluriel, car il est une voie parmi d’autres. Or, il y a plusieurs manières d’accéder à une même voie. La manière utilisée est la modalité. Une entreprise en design consiste donc en ces deux degrés : elle est une « possibilité du possible12 ». Le design comme modalisation permet donc à une même chose d’être designée plusieurs fois. Le dernier concept clé de cet ouvrage est l’hospitalité de la technique, créant des « objets hospitaliers13 ». L’auteur entend par ce champ lexical du soin des relations humain/objet plus libres, de l’ordre du réglage, de la réparation et du dialogue, plutôt que de la stimulation, de l’automatisation, tendant vers une perfectibilité vaine de l’humain. Ce champ lexical du soin renvoie également à l’idée d’une réparabilité du monde, qui suggère une possibilité au design.
Le concept de « modalisation » que développe Pierre-Damien Huyghe et, plus particulièrement, les limites de la modalisation, font écho à de précédents questionnements apparus dans l’histoire du design. En effet, lorsque Tomás Maldonado, dans « La formation du designer14 », critique le design industriel aux États-Unis comme limitant l’innovation des objets à des esthétiques transitoires, dans un but commercial, sans chercher à innover quant à la manière même dont ils fonctionnent, il remet en question la modalisation superficielle dont ces objets font preuve. Les limites que rencontre la modalisation sont plurielles. La modalisation peut également devenir résiduelle, sans pour autant que cela tienne d’un choix de la part du designer, car l’objet a atteint une certaine finalité. C’est ce qui se manifeste dans le cas de l’affordance. Dans The Design Of Everyday Things15, Don Dorman affirme que l’affordance fonctionne en cycles : l’objet non affordant subit plusieurs innovations, qu’on pourrait qualifier de modalisations, avant de devenir affordant, à partir du moment duquel la modalisation de cet objet devient résiduelle, superficielle, ce, du moins, jusqu'à la prochaine innovation majeure, qui fera perdre son affordance à l’objet. Dans ces deux cas où la modalisation est mise en crise, dans l’un, par des paradigmes qui freinent l’innovation, dans l’autre, par l’objet lui-même, cette dernière est bien identifiée comme la création de modes d’existence et l’essence même de la pratique du design.
Kyllian DELBOUIS, Licence 3 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023.
-
HUYGHE, Pierre-Damien, « Définir l’utile », dans Sociétés, Services, Utilités : à quoi tient le design, Cherbourg, De l’incidence, 2018, p. 15-4. ↩
-
HUYGHE, Pierre-Damien, « Définir l’utile », dans Sociétés, Services, Utilités : à quoi tient le design, op. cit., p. 17. ↩
-
Ibidem, p. 20. ↩
-
Ibid., p. 24. ↩
-
Id., p. 31. ↩
-
HUYGHE, Pierre-Damien, « Sur la société industrielle », dans Sociétés, Services, Utilités : à quoi tient le design, op. cit., p. 45-66. ↩
-
Ibidem, p. 60. ↩
-
Hyné, station domestique de stockage des énergies renouvelables par l’hydrogène, Pierre Favresse, Christophe Turpin, Biennale du Design de Saint-Etienne, 2010. ↩
-
HUYGHE, Pierre-Damien, « Plaidoyer pour une technique hospitalisable », dans Sociétés, Services, Utilités : à quoi tient le design, op. cit., p. 67-112. ↩
-
Ibidem, p. 112. ↩
-
Ibid., p. 99. ↩
-
HUYGHE, Pierre-Damien, Sociétés, Services, Utilités : à quoi tient le design, op. cit., p. 32. ↩
-
Ibidem., p. 99. ↩
-
MALDONADO, Tomás, « La formazione del disegnatore industriale », Relazione al Congresso ICSID,Venezia, 1961. ↩
-
NORMAN, Donald, The Design of Everyday Things, Revised and Expanded Edition, New York, Basic Books, 2013. ↩