HUYGHE, Pierre-Damien, Art et industrie, Philosophie du Bauhaus, Belval, Circé, 1999.
Dans Art et industrie, Pierre-Damien HUYGHE se demande pourquoi le Bauhaus se manifestait comme une menace au projet nazi1. En partant des valeurs auxquelles nous croyons aujourd’hui2, comment les vertus de l’idéologie du Bauhaus peuvent-elles nous aider à restituer l’essence originelle de notre vie, de notre intelligence et de notre créativité ? En quoi les méthodes de l’école peuvent-t-elles nous sauver du conditionnement de l’industrialisation3 ?
S’il cherche à restituer une vision de l’art anthropologique et existentialiste — quand-bien même c’est un terme difficile à se définir — Pierre-Damien Huyghe met en lumière les valeurs et les vertus d’un dispositif de création, d’ingéniosité et par conséquent de nouveauté inhérent au Bauhaus.
Il montre qu’il s’agit de remettre en cause notre conscience moderne. Exister n’est pas seulement le fait de vouloir paraître pour une réalité aux yeux des autres, c’est le fait de vivre. Pourquoi faisons-nous de l’art ? Pourquoi faut-il de l’art ? Nous en sommes indissociables. Comprendre la philosophie de l’art de l’auteur, nous aide à comprendre ce qu’est essentiellement l’être humain. Il nous explique en effet que l'industrie peut être autre chose qu'une simple méthode de travail de reproductibilité et, en conséquence, un détachement de notre subjectivité et de notre conscience du temps. Il y a dans la méthode du Bauhaus un échange entre art et industrie : garder l'intelligence industrielle tout en s'inspirant de ce à quoi tient l'art, une inscription dans une dimension mémorielle et transmissible par la technique. Cette esthétique nous renvoie à la catharsis : cette sensation transcendantale se perd dans notre culture actuelle occidentale car elle n'est pas promue par les dispositifs de production et de consommation. Autrement dit, l’auteur souligne l'importance de l'équilibre entre le corps et l'outil : l’appareil et ses artifices ne doivent pas surpasser la nature, la vérité, notre bonheur qui tient à une esthétique du manque qu’il convient de combler par ce qui est nécessaire ou souhaitable4.
Art et industrie est un des premiers livres écrit par Pierre-Damien Huyghe : pour sa réédition, il reconnaît avoir conçu l’ensemble comme une exposition, « chaque chapitre comme un tableau5 ». De façon plus précise, l’argumentation se divise en neuf chapitres : L’impossible cathédrale est une introduction de la démarche du Bauhaus et notamment des idées de Gropius : « faire du nouveau avec du traditionnel6 », concevoir un art autonome, inter-national et ouvert au commun. La philosophie de l’industrie et Le dessin en question sont des chapitres qui développent la politique de l’école7. Dans un premier temps deux définitions de l’industrie sont données. Il s’agit soit un phénomène intellectuel — un effort — qui sort l’homme de sa condition primitive ou d’un remplacement des forces humaines par l’exercice de production — un abandon du travail. Le Bauhaus tente de réconcilier les deux8. Dans un second temps, Paul Klee, Wassily Kandinsky et Moholy-Nagy vont démontrer une nouvelle conduite vis-à-vis des méthodes industrielles grâce à la réconciliation entre le dessin, la peinture et la photographie : ces pratiques, souvent frontales, manifestent une réalité tactile singulière.
Pierre-Damien Huyghe rappelle le contexte : le Bauhaus répond à une Fracture qui va se produire lorsque la peinture va choisir le chemin de l’abstraction — comme une résonance intérieure qui ne tolère aucune répétition — alors que l’industrie adopte un processus méthodique, rationnel, mathématique, et que le dessin est caché et anonyme. Finalement, il y a la Question d’économie et de l’imitation où l’auteur montre que le Bauhaus vient repenser la conception des programmes traditionnels.
En dépassant la moitié de l’ouvrage, nous comprenons que le Bauhaus s’est avant tout engagé dans une voie risquée, car il fait le choix De la tension entre le sensible et l'intellectualité, a développé une considération de la vie qui, à travers l’art, devient consciente de ses failles et sa tragédie, avec toutes les remises en question qui l’accompagne. Dans le chapitre Hypothèse d’une peinture mineure, l’auteur montre que tout est poiesis et praxis.
En conclusion, ce livre entend donner de l’importance à Une puissance de différance9 vis-à-vis de l’industrie, car l’inventivité demeure dans le geste humain et par conséquent dans la résonance intérieure que la technique nous procure.
L’auteur développe six concepts clefs tout au long du livre. L’ « industrie » se définit comme une méthode et un fait intellectuel, renvoie à un phénomène de masse et de quantité10. De la même manière, le « dessin » est une discipline plus complexe qu’il n’y paraît : Pierre-Damien Huyghe rappelle son étymologie, dessein sous-entendant le pro-jet et la conception avant la performance du geste. Il défend une esthétique du « manque » qui renvoie aux conditions de l’être humain nu afin de souligner ce pourquoi nous avons développé la technique. Il est alors intéressant de se rappeler ce qui est « utile » : à l’opposé de la commodité et du luxe, l’utile sert à penser le besoin comme quelque chose d’extrêmement nécessaire à la santé, à notre bonheur et notre perception cathartique du beau. Finalement, l’auteur voit l' « exercice » comme un travail d’imitation où le corps montre un effort nécessaire afin de perfectionner le savoir par l’adaptation. En revanche, ce même savoir-faire cherche l’ « économie » : si l’on reste pas dans un équilibre entre outil et le corps, nous risquons de nous faire manipuler à travers des desseins — des programmes.
À certains égards, Art et industrie s’approche de la démarche phénoménologique que Vilém Flusser met en œuvre dans Les gestes. Dans cet ouvrage Flusser s’intéresse à l’investissement du corps comme traduction physique d’une intention et retient trois formes de gestes : ceux que nous dirigeons contre le monde à travers le travail, ceux que nous adressons à autrui quand nous communiquons, ceux qui trouvent leur fin en eux-mêmes dans le domaines de l’art. L’un comme l’autre s’attache à lier, via le corps, art et industrie.
Audrey JAPAUD-GARCIA, Master 1 « Design, Arts, Médias », Paris 1 - Panthéon Sorbonne, 2021-2022.
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HUYGHE, Pierre-Damien, Art et industrie, Philosophie du Bauhaus, Belval, Circé, 1999, p. 43. ↩
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HUYGHE, Pierre-Damien, Art et industrie, Philosophie du Bauhaus, op. cit., p. 35. ↩
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Le Bauhaus met en avant l’idée que l’art est intimement lié à l’économie, plus qu’à la politique. En partant de la philosophie du Bauhaus nous pouvons déduire des postures intermédiaires : l’art est-il désintéressé du marché ? l'industrie peut-elle se rapporter à des rapports humains grâce à l’art ? cf. HUYGHE, Pierre-Damien, Art et industrie, Philosophie du Bauhaus, op. cit., p. 25. ↩
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Sur l’esthétique du manque, voir HUYGHE, Pierre-Damien, Art et industrie, Philosophie du Bauhaus, op. cit. p.50 et 59. ↩
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Ibidem, p. 7. ↩
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Voir, par exemple, la chaise tubulaire de Breuer en 1925, HUYGHE, Pierre-Damien, Art et industrie, Philosophie du Bauhaus, op. cit. p. 34. ↩
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Sur les raisons de la fermeture de l’école, cf. HUYGHE, Pierre-Damien, Art et industrie, Philosophie du Bauhaus, op. cit., p. 26-28. ↩
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Sur la séparation du travail et de la machine, puis de l’art et de l’industrie, voir « les qualités esthétiques et les valeurs d’usages », HUYGHE, Pierre-Damien, Art et industrie, Philosophie du Bauhaus, op. cit., p. 71. ↩
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La différance reprend le mot employé par Jacques Derrida dans la conférence intitulée « Genèse et structure ». ↩
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D’un point de vue étymologique, l’industrie exprime un mouvement intérieur — mental — de recouvrements successifs, par couches, (indus) et une stratification (strie), HUYGHE, Pierre-Damien, Art et industrie, Philosophie du Bauhaus, op. cit., p. 63 et p. 80. ↩